Journalisme, parent pauvre et snobé de la littérature

Arts et culture
24.03.2022

Pourquoi être écrivain est plus prestigieux que d’être journaliste, alors que plus d’un tiers des lauréats du prix Nobel de littérature sont des journalistes ? Enquête inspirée par les illustres plumes de l’Arménie.   

 

Par Anna Aznaour, notre correspondante à Genève

L’idée de cette recherche est partie du constat que la plupart des grands écrivains arméniens étaient des journalistes. Parmi eux, Parouir Sévak, Nar-Dos, Ghazaros Aghaian, Raffi, Hagop Paronian, Shirvanzadé, etc. Mais s’agissait-il d’une spécificité inhérente à l’Arménie ou était-ce une vérité universelle ? Pour le savoir, les biographies des 115 lauréats du prix Nobel de littérature seront passées en revue. Le cas le plus emblématique d’entre eux était celui d’un Sud-Américain. Son destin avait basculé après un drame national qu’il avait raconté en tant que journaliste. L’histoire se passe en mer où sept marins perdent la vie dans le naufrage de leur navire. Le seul survivant du drame accepte de raconter l’événement à ce journaliste. Les jours qui suivent, ce dernier va tenir en haleine tout le pays avec sa chronique de quatorze articles où il relate les faits. Et ce, bien que l’issue de l’affaire soit connue de tous. Alors que le journal s’arrache grâce à ses écrits sur l’actualité, le jeune homme, mal rémunéré, se tourne vers la littérature. À l’instar de beaucoup de ses collègues. Et en 1982, à l’âge de 55 ans, c’est, enfin, la consécration : Gabriel García Márquez reçoit le prix Nobel pour « Cent ans de solitude », son roman au réalisme magique. Tout comme beaucoup d’autres journalistes avant et après lui, parmi lesquels, Ernest Hemingway, Albert Camus, John Steinbeck, etc. Pourtant, aujourd’hui, dans la perception du public, un mur invisible sépare le journalisme de la littérature. Une cloison qui relègue le premier au statut de l’artisanat périssable, tandis que la seconde est érigée en art intemporel. Pourquoi ?

 

À en croire les éditeurs suisses, ces cinq raisons pourraient l’expliquer : 

  1. Le journal contrairement au livre, est jetable. Et ce qui est si éphémère n’a pas la même valeur.
  2. Si un livre est un best-seller, il va rapporter gros à son auteur. Mais un article, même si c’est un scoop, ne changera pas la rémunération d’un journaliste dont le public ne se souviendra d’ailleurs pas du nom.
  3. Le fait d’être écrivain est considéré comme une vocation, qui s’apparente aussi à un luxe, celui de vivre de ses créations. Être journaliste est, en revanche, vu comme un choix, qui de plus est opéré par nécessité économique.
  4. Le journaliste n’est pas libre dans le choix de son style de narration, contrairement à l’écrivain car il doit être court, concis et factuel. Sauf s’il s’agit d’un grand reportage auquel cas il doit tout de même s’attacher à la description objective de la vérité plutôt qu’à sa seule imagination.
  5. Le journaliste est dénigré, car le grand public n’aime pas se voir dans ce miroir qu’il lui tend où monsieur et madame Tout-le-Monde apparaissent faibles et ignorants.

 

Résumé d’un divorce

Mais il fut un temps où les journalistes faisaient partie de l’élite. Cet âge d’or concerne surtout le 19e siècle, durant lequel les journaux cherchaient de belles plumes et employaient des écrivains. Ainsi, Alexandre Dumas et Émile Zola, parmi tant d’autres, en feront partie, et perceront d’abord comme journalistes avant de gagner de la renommée en tant qu’écrivains. C’était pareil chez les Arméniens avec Raffi, Hagop Paronian, etc. Le vrai divorce entre la littérature et le journalisme s’opérera au 20e siècle, lorsque la presse écrite va professionnaliser le métier de journaliste en créant des standards de langage, puis d’éthique. Après cette mise à distance avec les belles lettres, aujourd’hui, le style de la presse flirte avec les codes du marketing, pour le plus grand bonheur des ignorants et la consternation des connaisseurs. De plus, les campagnes de propagande de certains titres deviennent tellement évidentes que la confiance n’est plus. Demain, selon toute vraisemblance, les deux seules choses qui resteront constantes seront, sans surprise, la censure et l’exode des journalistes vers d’autres horizons.

 

« Le journalisme mène à tout...

à condition de pouvoir en sortir », disait Jules Janin, journaliste et écrivain. C’est aussi cela, la littérature, un espace inespéré de liberté où, las des contraintes de leur journal, de l’envie voire de la haine suscitées par leur travail bien fait, certains journalistes se réfugient. Comme notre illustre Sud-Américain. Ainsi, dans ses quatorze articles parus dans le quotidien El Espectador, le journaliste Gabriel García Márquez avait révélé un mensonge d’État : les sept marins colombiens du navire de guerre Caldas n’avaient pas péri à cause d’une tempête en mer. C’est une cargaison interdite, mal arrimée, qui avait fait sombrer leur bateau ! Révélation choc qui lui vaudra des menaces de mort. Contraint de quitter sa Colombie natale pour se réfugier en Europe, ce sera l’occasion pour lui de se vouer à la littérature. Est-ce que l’on aurait entendu parler de ce talentueux et courageux journaliste s’il n’était pas devenu écrivain ? Ou encore de ses valeureux collègues Honoré de Balzac, Lev Tolstoï, Jack London, George Orwell, Svetlana Alexievitch, Hrant Dink, etc., dont les révélations ont fait trembler les gouvernements ? Rien n’est moins sûr…

Cette enquête a été publiée par le magazine suisse des médias EDITO https://www.edito.ch/fr/journalisme-parent-pauvre-et-snobe-de-la-litterature/