Comment la diaspora, la France et la francophonie viennent vers l’Arménie ? Entretien avec Serge Avédikian

Arts et culture
15.03.2022

Les initiatives et projets pour l'Arménie issus de la diaspora, ponctuels ou à long terme, se sont significativement multipliés. La collaboration avec les entités locales arméniennes concerne de nombreux domaines, de la santé à l’économie ou au secteur des technologies, la culture, le patrimoine et bien d’autres encore. Pourtant, il importe de mentionner que le processus inverse, celui d'initiatives et de propositions venant d’Arménie à destination de la diaspora restent encore peu nombreuses. Les projets présentés au Forum "Ambitions France-Arménie" le 9 mars dernier à Paris en témoigne également.

Dans un entretien accordé au Courrier d’Erevan, l’acteur, réalisateur et producteur Serge Avédikian, particulièrement actif depuis des années au travers de différentes collaborations fructueuses, aborde ce rapport entre l’Arménie et la diaspora. Ces nombreuses initiatives, notamment culturelles, ne trouvent pas forcément l’accueil étatique espéré et préfèrent souvent se tourner vers des institutions et des vecteurs plus indépendants.

Par Lusine Abgarian

 

Qu’en pensez-vous des initiatives culturelles venant de la diaspora ? Quelles sont généralement leurs visées ?

Les projets ne sont pas seulement issus de la diaspora, mais aussi d’organisations françaises, notamment dans le domaine du patrimoine. Il s’agit des ONG ou des organisations reconnues par le gouvernement. J’ai quand même l’impression qu’on commence à avoir des interlocuteurs à l’échelle gouvernementale en Arménie, parce que le rapport au patrimoine est crucial, politique et géopolitique. Seule l’UNESCO reste relativement impuissante et sa position un peu ambiguë.

Quant aux projets venant d’associations diasporiques ou d’individus, ce sont des projets humanitaires, mais aussi des projets liés aux arts et aux nouvelles technologies. D’autres organisations ont des projets inverses, c’est-à-dire des projets qui ont lieu en France, qui pourraient intéresser l’Arménie ou qui ont rapport à la culture arménienne. Il s’agit par exemple d'édition de magazines ou d'organisation de colloques sur les sujets les plus divers.

 

Qui sont, en Arménie, les principaux interlocuteurs des initiatives culturelles venant de la diaspora ?

Les principaux interlocuteurs en Arménie ne sont pas forcément les organes étatiques, ni le ministère de la Culture, ni les organisations affiliées, mais plutôt des fondations ou des organisations indépendantes directement liées à la France ou à la francophonie. Je peux mentionner l’UGAB par exemple, la Fondation Aurora, la Fondation Aznavour, le Courrier d’Erevan. Ce sont des partenaires indépendants qui n’attendent pas grand-chose de l’État arménien mais essaient de puiser des fonds là où ils le peuvent.

 

Comment le gouvernement arménien participe-t-il à l’implantation de ces projets en Arménie ?

Concernant l’attitude et les propositions venant du gouvernement arménien, je sens très peu d’élan et d'actions concrètes. J’ai l’impression qu’ils ont leurs propres perspectives en interne et qu’ils essaient surtout d’encourager les aides venant de l’extérieur afin de faire aboutir leurs propres projets. Mais c’est très rare qu’ils lancent des appels d’offres ou préparent le terrain pour les projets venant de France.

 

Comment la France participe-t-elle au développement culturel en Arménie ?

Cette participation est très caractérisée à travers l’Ambassade de France en Arménie qui déploie des subventions pour des initiatives culturelles, la Région Ile-de-France et la Région Rhône-Alpes. Il s’agit de projets venant d'associations ou de personnalités diverses, d’origine arménienne ou pas, qui sollicitent localement des subventions pour pouvoir aller investir en Arménie.

Du côté français, un certain nombre d’efforts sont déployés concernant la francophonie, l’apprentissage du français, l’université et l’école française, mais aussi des projets culturels ou ayant trait aux nouvelles technologies.

 

Comment évaluez-vous l’état des "arts vivants" en Arménie ?

Ce qu’on appelle les "arts vivants" en général, ce sont essentiellement le théâtre, la danse, le chant et la musique. Je constate, c’est qu’il y a des talents en Arménie, c’est indiscutable, de jeunes talents. Il y a une tradition des écoles, qu’elles soient théâtrales, musicales ou autres. Ce qui pèche probablement, c’est la vétusté du matériel ou le délabrement des théâtres, les pianos non accordés du Conservatoire de musique par exemple…

Beaucoup d’efforts ont été déployés au début de l’indépendance avec de l’argent de la diaspora d’ailleurs, celle des Etats-Unis, par exemple. Mais y a-t-il eu d'autres efforts depuis ? Je ne sais pas. Je pense qu’il y a probablement un manque d’ouverture et d’émulation.

Il faut essayer de sortir de ce système post-soviétique collectiviste. Par exemple, ne pas garder une troupe fixe dans chaque théâtre avec des artistes mal rémunérés et une programmation obligatoire à l’instar de la Comédie Française, où on annonce toute la saison à l’avance. Cela fige un peu les répertoires.

Il manque un peu la souplesse. J’avais proposé dans des lettres ouvertes de privatiser partiellement un certain nombre de théâtres d’État pour leur donner plus de souplesse, la possibilité d’aller chercher des financements et des coproductions dans le privé, à l’étranger, de monter des formes de spectacle un peu plus légères aussi. Mais surtout, de nommer des metteurs en scènes, directeurs de leurs espaces, chargés de leur propre programmation, de coopter d’autres projets, et non plus de les laisser aux seuls choix de l’administration. Il faudrait aussi procéder à des tournées plus importantes et rester moins figé.

Musicalement, les choses doivent pouvoir fonctionner plus facilement parce que ce sont des individus ou de petits orchestres qui peuvent voyager. La danse est encore un autre problème qui est lourd à gérer. Je crois que le statut de l’opéra est très particulier aussi.

Il y a beaucoup à faire pour apporter de la souplesse, des marges de manœuvre et créer une forme de "concurrence" ou d’émulation pour que les gens puissent se surpasser dans leurs capacités de création.

 

En dehors de l’ouverture au monde, qu’est-ce que la francophonie peut particulièrement apporter à ce domaine aujourd’hui ?

En dehors de l’ouverture au monde, ce qui est déjà beaucoup, des créations d’emplois et des possibilités d’échange, la francophonie peut aussi apporter sa propre sensibilité, chaque langue possède la sienne.

Elle peut aussi faire en sorte de promouvoir la lecture des auteurs dans leur propre langue, prendre en charge et diffuser les traductions qui manquent encore afin que les jeunes, que ce soit en art ou en sociologie par exemple, puissent avoir accès à des auteurs francophones, pas seulement français.

L’Arménie pourrait ainsi établir des liens avec des pays qu'elle ne connaît pas du tout, notamment les pays africains, les pays francophones de l’Afrique. Je pense d’ailleurs que l’Arménie devrait rejoindre les pays du Sud, comme les pays d’Afrique qui bénéficient des commissions de l’Organisation internationale de la Francophonie. Les projets audiovisuels, de théâtre, de festivals et tous les autres des jeunes arméniens pourraient en profiter. La francophonie représente une ouverture et une possibilité supplémentaire d’obtenir des aides pour agir en français, voyager et affirmer un état d’esprit un peu différent.

 

Comment voyez-vous l’évolution de l’Atelier d’art dramatique, projet que vous avez mis en place entre la France et l’Arménie ?

L’Atelier d’art dramatique va clore son premier semestre d'activité à la fin du mois d’avril. Son évolution positive nous amène à envisager sa tenue en d'autres lieu comme le théâtre de Gyumri que TUMO a rebâti.

Pour la prochaine session de l’Atelier d’art dramatique, les candidats de Gyumri pourraient donc travailler sur place sans devoir voyager vers Erevan tous les mois. Les candidats cooptés d’autres villes pourront choisir entre Erevan et Gumri.

À Erevan, nous allons probablement continuer à travailler avec le théâtre Stanislavski qui met à notre disposition une salle de répétitions. Parallèlement nous recherchons un autre lieu qui pourrait permettre aux anciens élèves qui ont envie et besoin de créer une compagnie, de mettre en scène des spectacles ou de programmer des événements de voler de leurs propres ailes. Ce nouveau lieu serait un socle où ils pourraient répéter, se réunir, travailler et même montrer leur travail. Pour le moment, on cherche toujours, mais avec l’aide de l’Ambassade de France et la labélisation maintenant effective de l’Institut français, on ne tardera pas à trouver ce lieu.

Nous espérons aussi que tous les partenaires qui ont participé à la première session de six mois continueront à s’investir dans le projet de l’Atelier d’art dramatique pour le faire évoluer. De notre côté, nous enverrons encore plus d’artistes de France qui pourraient animer les deux ateliers d'Erevan et de Gyumri. Ce serait intéressant à la fois pour les candidats et pour les artistes qui voyageront vers l’Arménie. Ce deuxième cycle commencera au mois d’octobre prochain pour se conclure au mois de mars ou d'avril 2023.

Nous allons lancer un appel à candidature mi-avril pour rencontrer les candidats et découvrir des jeunes en quête de professionnalisme et qui souhaitent réellement s’inscrire dans la francophonie et l’art dramatique.

En bout de course, il y a le maintien les stages en langue française en France, aux Conservatoires de Paris ou de la banlieue parisienne seront maintenus. Ils sont soutenus par la Région Ile-de-France.

J’espère que ce projet va se pérenniser, en tout cas, beaucoup d'artistes en France souhaitent impatiemment d’aller travailler en Arménie dans ce cadre-là.

 

Le Forum du 9 mars dernier n’a pas véritablement été médiatisé en Arménie. Qu'en est-il de la France ?

Je dois témoigner qu’il n’y avait la présence d’aucun média français à ces rencontres. Ni radio, ni télévision, ni presse écrite à ma connaissance, et je n’ai lu aucun écho, ni le soir, ni le lendemain, ni le surlendemain de cet événement. Ce qui veut dire, tout de même, que c’est un signe d’entre-soi, presque caché au public français, ce qui est assez grave à mon avis.

Même la rencontre du Premier ministre Pashinyan à l’Élysée n'a pas été commentée. Et je ne parle pas des colloques qui étaient pourtant très bien organisés et utiles pour la connaissance des projets en cours. Cette absence de communication et d'ouverture ne permet pas de sensibiliser un plus large public qui pourrait s’en inspirer. C’est un signe, je répète, de l’entre-soi politique et géopolitique entre la France et l’Arménie, qui prouve bien que la fameuse "amitié séculaire", "historique" reste un concept suspendu en l’air, bien peu concret en fait. À chaque fois, ils se doivent de reparler de Lusignan, le dernier roi de Cilicie enterré à Saint Denis. Des références au passé, toujours, sans véritablement parler des préoccupations présentes et de la mise en danger de la réalité et du présent de l’Arménie, en tous cas.