Lara Tcholakian – « Un sens à la vie »

Arménie francophone
19.04.2023

Lara Tcholakian est une dirigeante experte en comportement organisationnel et en gestion du changement. Le parcours de cette impatriée canadienne s'apparente à une véritable success-story, un exemple, certainement, pour les candidats au retour qui se demandent encore s'ils trouveront, en Arménie, le juste cadre de leurs ambitions.

 

Née au Canada de parents Libanais, Lara grandit à Toronto où elle effectue toute sa scolarité. Elle y passe son bachelor et décide de partir en France faire sa maîtrise qu'elle poursuivra d'un DESS développement économique et social. Elle y vivra pendant cinq ans, intégrant tout d'abord l’Université de Paris 1, Panthéon-Sorbonne à Paris où elle travaillera aussi pour l'UNESCO en parallèle à ses études.

De retour au Canada, entre plusieurs missions à l'étranger, elle rencontre celui qui deviendra son mari et avec qui elle décidera bientôt de venir s'installer en Arménie. C'était en 2004.

 

Qu'est-ce qui a provoqué ce souhait, il y a très bientôt 20 ans, de revenir vivre ici en Arménie ?

Lorsque j'ai rencontré mon mari, je voyageais beaucoup en Amérique latine pour le compte du gouvernement canadien et d'une association nommée World University Service Canada. Je participais à des actions de développement et d'assainissement dans les villages du Pérou mais aussi en Asie, au Sri Lanka et en Thaïlande.

J'y avais acquis une bonne expérience et mon mari, me le faisant remarquer, m'a demandé pourquoi je n'avais jamais pensé à l'Arménie. Pour moi, c'était ce pays soviétique, sombre… Mes parents venaient du Liban et je n'avais jamais eu de connexion émotionnelle avec l'Arménie. Mon mari, lui, venait chaque année depuis le tremblement de terre. Il avait vu la guerre en Artsakh et beaucoup d'autres choses. C'est lui qui m'a proposé de faire un voyage en Arménie. Sur place, je me suis rendu compte, effectivement, qu'il y avait beaucoup à faire et puis, j'ai immédiatement ressenti cette relation émotionnelle avec l'Arménie dont je parlais. Nous sommes rentrés au Canada et j'ai immédiatement posé ma candidature pour revenir travailler ici.

Il y avait à l'époque une association appelée Eurasia Foundation qui avait reçu une bourse de la part de Vartan Gregorian et la fondation Carnegie, et qui venait d’ouvrir des centres de ressources et de recherches dans les trois pays du Caucase. Le CRRC, c'est son nom, le Caucasus Research Resource Centre, recherchait son directeur régional. J'ai décroché la mission et suis arrivée en Arménie, c'est ce qui m'a permis de démarrer ici.

Cinq ans plus tard, j'ai rencontré le dirigeant de VivaCell qui venait tout juste de lancer sa compagnie de télécommunications financée par des investisseurs libanais. Sur sa proposition, j'ai accepté d'en gérer le développement, bien qu'à l'époque, ce type d'organisation, une grande société commerciale, m'était totalement inconnu. Et finalement, de 2008 jusqu'à l'année dernière, j'y ai occupé les fonctions de directrice des opérations et des ressources humaines.

 

Et aujourd'hui ?

Aujourd'hui, j'enseigne à l'Université Libre d'Amsterdam (Vrije Universiteit Amsterdam) où j'ai passé mon doctorat, ainsi qu’à l’Insead (à Fontainebleau et à Singapour) et puis à Matena, l’institut international de leadership et de développement professionnel, ici en Arménie. Matena comme մատեան (matean, "livre"), un clin d'œil, une école de leadership co-fondée par Ruben Vardanyan. Les participants de cet institut sont des "executives" comme on dit en anglais, des cadres supérieurs, des chefs d'entreprise, mais pas de politiciens. Les membres de gouvernement ne semblent pas vraiment intéressés à poursuivre leur formation de leadership. C'est dommage.

Je suis basée à Erevan et voyage à Amsterdam et en Europe à peu près cinq fois par an. Je présente également une émission bimensuelle sur la chaine vidéo de Civilnet intitulée "Mindful Leaders, Inherited Legacies", une discussion-débat avec un leader ou une personnalité arménienne sur un sujet le plus souvent dérivé de mes thèmes de recherche.

 

Vos recherches portent sur l'influence du trauma collectif à travers les comportements individuels

Tout à fait. La façon dont les traumas collectifs agissent au niveau individuel sur les gestionnaires de société, les leaders ou les gouvernants de nombreux pays du monde… Comment les génocides, les tremblements de terre, les grandes catastrophes les affectent, eux et les générations qui suivent, surtout, quelle influence ils peuvent avoir sur leur comportement ultérieur de leader.

Le traumatisme collectif est une blessure que de nombreuses personnes portent en raison des atrocités collectives qu'elles ont vécues directement ou indirectement (par leurs ancêtres). C’est une atrocité "à grande échelle" comme la guerre, le génocide, l'esclavage, la colonisation, les déportations ethniques, les dictatures, les explosions ou les catastrophes naturelles vécues dans le présent ou dans le passé.

La plupart d'entre nous sont nés dans une dimension fragmentée d'expériences douloureuses aggravées telles que vécues par nos ancêtres. Les émotions et les pensées façonnées par des événements traumatisants passés peuvent être consciemment ou inconsciemment transmises aux descendants même lorsque ces derniers n'ont peut-être pas été témoins de l'événement.

De nombreux livres et études sur le leadership expliquent comment les leaders peuvent réussir ou échouer dans la gestion organisationnelle, mais très peu de recherches ou de données sont présentées sur la manière dont les traumatismes collectifs peuvent avoir un impact sur le comportement des leaders, les rôles qu'ils occupent et les modèles de leadership qu'ils véhiculent.

Quelle constante y retrouve-t-on ? Malgré les blessures que les traumatismes collectifs peuvent avoir sur les survivants et les descendants, il peut également y avoir des résultats instrumentaux et constructifs de la guérison et du travail intérieur menés par des dirigeants et des professionnels qui ont par la suite un impact sur leur comportement, leurs valeurs et leurs performances. Mes recherches reflètent le travail interne que les cadres dirigeants ont mené et les opportunités de création de "meaning-making" qu'ils partagent en relation avec leur histoire, leur culture, leur langue et leur relation globale avec leurs traumatismes hérités. Grâce à la conscience historique, les dirigeants exécutifs sont aujourd'hui capables de transformer leurs traumatismes collectifs hérités pour un plus grand bien (force for good).

 

Est-ce quelque-chose que vous avez vraiment découvert ou plutôt un présupposé que vous avez voulu vérifier?

Bien au contraire : j'avais lu plusieurs articles et recherches scolaires sur le sujet de l'Holocauste qui montraient essentiellement des valeurs ou des effets négatifs. Je pensais que j'allais découvrir des choses troublantes mais en fait, j'ai été surprise de constater tout l'inverse et que bien au contraire, beaucoup de valeurs positives découlent de l'histoire des génocides, de la guerre et de toutes ces catastrophes, surtout sur les survivants de la troisième génération et après.

 

Justement, vous êtes arménienne d'origine, je suppose que ce choix de thèse ne s'est pas fait par hasard. Quel lien faites-vous avec le génocide et comment le caractérisez-vous ?

Effectivement, le fait que j'appartienne à la troisième génération des survivants a compté au démarrage de l'étude mais à mesure de son déroulement, son analyse a en fait porté sur un échantillon bien plus étendu de 250 leaders dont seulement une cinquantaine étaient Arméniens. Elle comptait aussi des victimes du génocide juif, cambodgien, des natifs Nord-américains, du Rwanda... En matière de traumatisme collectif, il n'y a pas que les génocides : il y a aussi la guerre, les tremblements de terre.  La guerre de Syrie, du Liban…

 

Vous parlez de l'Holocauste, de l'histoire juive et de son génocide. En regard du problème palestinien, ce qui se passe aujourd'hui en Israël au niveau collectif est pour le moins surprenant.

Le collectif commence avec l'individu. Si personnellement j'ai des problèmes, il est fort probable que je vais influencer mon collectif négativement, dans ma famille, mon organisation et même ma communauté. Par contre, si je suis élevé dans une famille qui partage sainement ses émotions, qui encourage le dialogue ouvert et bienveillant, et qui partage l’idée que nous avons la chance to ‘revivre’ une seconde fois, on a donc la possibilité de transmettre des valeurs positives. Ce dont vous parlez tient davantage d'un problème politique.

 

Pour en revenir à l'Arménie, ne pensez-vous pas au contraire que la recherche à tout crin de la reconnaissance du génocide ne s'avère hors sujet ou contre-productive par rapport aux défis critiques que doit affronter le pays actuellement ?

La reconnaissance du génocide est importante pour aider à la guérison émotionnelle collective. Mais tant que nous n'avons pas une vision unie de ce que devrait être l'avenir de l'Arménie, tant qu’il n’y a pas de stratégie collective et une vision commune de l'avenir, claire et populaire, tant que l'on ne sera pas rassemblés, prêts à faire face à n'importe quelle situation que ce soit au sein d'une société, d'un groupe ou d'un gouvernement, ça ne pourra pas marcher. Il faut avoir une vision globale du futur de l'Arménie, or aujourd'hui, elle n'existe pas.

Que devrait-être l'Arménie d'ici 20 ans ? D'ici 50 ans ? Nous ne pourrons obtenir de réparation psychologique si nous n'adoptons pas d'abord une vision qui nous rassemble en tant que peuple.

 

Le peuple arménien… Ici, en Arménie, et Arménien de la diaspora…

Toujours cette question… Je ne sais pas ce que ça veut dire parce que je suis issue de la diaspora mais ça fait quasiment vingt ans que j'habite ici ! Est-ce que je suis une arménienne d'Arménie ou de la diaspora ? Moi, je suis Arménienne.

La diaspora devrait contribuer à la vision globale de l'avenir de l'Arménie que ce soit sur le plan militaire, éducatif ou même scientifique. Malheureusement cette vision unifiée entre la diaspora et l'Arménie n'existe pas. Et cela ne vient pas seulement du gouvernement arménien qui ne donne aucun objectif clair, mais aussi de la diaspora qui est elle-même divisée.

 

L'impulsion ne devrait-elle pas venir de l'Arménie ?

En principe oui, mais je ne suis pas membre du gouvernement et ne peut m'y substituer. Je souhaiterais néanmoins qu'il y démontre davantage de volonté. Si on veut travailler ensemble pour le futur de l'Arménie, il faut absolument gagner l'appui de la diaspora, utiliser ses ressources et elles sont si importantes.

Elle peut aider dans le sens de la réconciliation, de la justice, pour appuyer une stratégie et n'importe quelle application en fait … Beaucoup d'intellectuels et de professionnels qualifiés arméniens vivent en dehors de l'Arménie, certains travaillent pour des agences gouvernementales, d'autres dans l'éducation, aux États-Unis ou en Europe. On n'utilise pas le pouvoir de la diaspora comme il devrait l'être et c'est très regrettable.

 

Vous parliez tout à l'heure de l'école Matena fondée par Ruben Vardanyan, où vous enseignez. Ce que vous avancez semble assez proche de ce que Ruben Vardanyan tente de faire avec le "Future Armenian". Êtes-vous aussi engagée dans ce mouvement ?

Non, je n'ai aucune affiliation. Je ne vais pas parler au nom de Ruben Vardanyan parce que je ne connais pas son programme mais de ce que j'en sais, l’objectif du "Future Armenian" me semble noble.

Mon travail est diffèrent. En parallèle à l'enseignement, je consulte à des organisations qui essaie de réunir, dans les villages, des gens qui ont été à la guerre ou en ont été les victimes, directes ou indirectes. Avec des professionnels, des psychologues et des religieux, nous reprenons le modèle de mes recherches et cherchons à les adapter aux actions de réhabilitation qu'ils mènent dans les provinces.

Nous les aidons à faire remonter leur traumatisme à la surface afin de pouvoir guérir les peines et les émotions troublantes, afin qu’il puisse retrouver un but positif dans leur vie.

C'est un travail d'écoute aussi, de ce qui se passe dans leur vie personnelle. Des anciens soldats sont revenus mutilés ou ont perdu des amis au combat. Pardonner n'est pas simple pour tout le monde, mais c’est important de trouver un sens à la vie.

C'est ce que je prépare. C'est ce que je propose, moi, pour le futur de l'Arménie, en tant que citoyenne.