Réfugiés d'Artsakh : entre espérance et désillusion

Հասարակություն
30.06.2025

En septembre 2023, une offensive surprise décidée par Bakou écrasait la défunte République d’Artsakh, après 32 années d’existence sur un territoire peuplé d’Arméniens depuis des millénaires. À la suite de ce drame, plus de 100 000 réfugiés quittent leurs terres ancestrales, évidemment menacés par le pouvoir azerbaïdjanais, dirigé d’une main de fer par Aliyev depuis des décennies. Le Courrier d’Erevan a d’ores et déjà abordé les difficultés immenses vécues et subies par la population réfugiée d’Artsakh en Arménie dans un article paru au mois de novembre dernier, que vous pouvez retrouver en cliquant ici.

Aujourd'hui, quelques jours seulement après le 20 juin - Journée internationale des réfugiés - il est urgent de parler de l’évolution de la situation du peuple d’Artsakh, les changements récents tendant plus à l’inquiétude qu’à l’espoir. Nous proposons donc de revenir sur l’avenir des réfugiés d’Artsakh, entre espérance et désillusion.

 

Par Paul Loussot

Une situation de plus en plus précaire

Les récentes décisions du gouvernement de la République d’Arménie vis-à-vis des réfugiés d’Artsakh sont pour le moins controversées et interrogent sur le sort qui les attend. La mesure phare qui était sur toutes les bouches ces dernières semaines concerne les allocations allouées aux réfugiés par le gouvernement. Les sommes versées par mois étant déjà relativement faibles, l’annonce de leur réduction voire suppression pour quelques catégories de bénéficiaires  avait provoqué un tollé dans la communauté artsakhiote vivant en Arménie.

Cependant, en réponse aux protestations et aux demandes des réfugiés, le gouvernement arménien a finalement décidé de prolonger le soutien mensuel de 50 000 drams (environ 115 Euros) pour tous les réfugiés jusqu'à fin juin 2025. Cette aide, destinée à couvrir les frais de loyer et d'utilités, concerne environ 150 000 personnes déplacées de force du Nagorno-Karabakh.

En répondant à la question du Courrier d’Erevan, la journaliste Siranush Adamyan travaillant au sein de CivilNet dans le bureau spécialisé sur l’Artsakh explique :

« Jusqu'à aujourd'hui, les personnes réfugiées d'Artsakh ont reçu 50 000 AMD par mois. Initialement, à partir d'avril, seuls certains groupes de personnes devaient recevoir un soutien et le montant devait être réduit. Ainsi, le montant devait être fixé à 40 000 AMD (env. 95 Euros), et l'assistance devait être fournie à :

  • Les enfants de moins de 18 ans (environ 33 000 individus),
  • Les personnes âgées de 63 ans et plus (18 000 individus),
  • Ceux qui reçoivent une pension ou une allocation en raison de la perte du soutien de famille, ou les personnes ayant un handicap de premier ou deuxième degré (environ 2 600 personnes).

Ces individus devaient recevoir 40 000 AMD jusqu'en juin inclus, après quoi, à partir de juillet, le montant devait être réduit à 30 000 AMD (env. 65 euros).»

 

Cette baisse drastique dans les aides fournies aux réfugiés se justifie par la volonté de pousser les individus concernés à travailler et à s’intégrer dans la société arménienne. Toutefois la réalité du terrain est infiniment plus complexe et ne peut être résolue par des directives simplistes et ignorantes des conditions de vie des réfugiés ainsi qu’aux défis auxquels ils sont forcés de faire face. En effet, si certains individus ont bien réussi à s’intégrer et à mener leur business en Arménie, ce n’est pas le cas de tous les réfugiés.

 

Contactée par le Courrier d’Erevan, l’Association de Soutien à l’Artsakh explique :

« Même si les Arméniens d’Arménie ont accueilli les déplacés du Karabagh avec beaucoup de cœur, même s’ils partagent la même langue, la même culture et la même religion, l’intégration reste compliquée. Trouver un logement, un travail, ou simplement trouver sa place, c’est souvent un vrai parcours du combattant. » De plus, il est encore plus difficile pour les réfugiés d’Artsakh de se faire à l’idée qu’ils ne pourront pas rentrer dans leur patrie, désormais occupée : « L’espoir de rentrer un jour en Artsakh rend parfois l’intégration encore plus dure. Certains préfèrent ne pas trop s’investir, de peur de devoir tout recommencer. Pourtant, il est essentiel de garder une perspective politique de retour. Ce petit espoir, même s’il semble lointain, peut donner un sens à ce que les Artsakhiotes vivent aujourd’hui. C’est paradoxal, mais c’est justement cette idée d’un possible retour qui peut leur permettre de se reconstruire en Arménie, avec plus de confiance et de stabilité. », explique Narek Kodochian, étudiant et membre du CA de l’Association de soutien à l’Artsakh.

 

Les plus vulnérables sont essentiellement les femmes venues seules avec leurs enfants, souffrant de discriminations plus que les autres individus encore. L’impossibilité pour elles de trouver un emploi à plein temps rémunéré correctement, couplée au sexisme ordinaire persistant en Arménie, représentent des obstacles majeurs à leur intégration et à leur bien-être.

 

Le ministère du Travail et des Affaires sociales justifie les diminutions en mentionnant le plan de certificats de logement du gouvernement destiné aux réfugiés d'Artsakh. Néanmoins, un grand nombre de personnes déplacées jugent que les certificats sont inadéquats et insuffisants. Le montant accordé par ces certificats ne permet pas de louer des appartements en bon état et pouvant accueillir des familles.

Une autre mesure polémique était relative au passeport des citoyens de la République d’Artsakh. Il a été décidé par Erevan de mettre en place un changement de passeport pour les réfugiés toujours présents en Arménie. Cela dans le but de faciliter leur intégration dans la société arménienne, de pouvoir bénéficier en théorie des mêmes droits que les citoyens de la République d’Arménie et d’avoir accès à différents programmes d’aide.

 

Le problème évident de cette mesure est qu’elle représente l’abandon total de l’ancienne entité démocratique d’Artsakh. En abandonnant leurs passeports au profit de celui d’Arménie, ils enterrent définitivement toute possibilité de retour vers leur terre occupée.

 

Comme l’explique très justement Siranush :

« L'obtention de la citoyenneté offre la possibilité de demander à bénéficier du programme de fourniture de logements, de travailler dans des institutions gouvernementales et de faire face à moins d'obstacles. Cependant, les défenseurs des droits de l'homme soulignent qu'après avoir changé de citoyenneté, les habitants d'Artsakh ne peuvent pas exiger un retour du point de vue du droit à l'autodétermination, tandis que les réfugiés souhaitent une transformation du système de sécurité, dans des conditions qui leur permettraient de retourner en Artsakh de manière digne et sécurisée. Là, en tant qu'unité ethnique, ils pourraient exercer leur droit à l'autodétermination. »

 

Dans la situation actuelle, un retour des Artsakhiotes est impossible, l’Azerbaïdjan continue de propager un discours ouvertement arménophobe, menaçant sans cesse l’intégralité territoriale de l’Arménie malgré les négociations et la volonté d’apaisement d’Erevan. Les destructions du patrimoine arménien continuent en Artsakh, cimetières et églises sont rasés pour faire définitivement oublier la présence arménienne millénaire sur ce territoire. Sans Etat, sans armée, il est inenvisageable de penser à un retour.

 

Evidemment, malgré cette situation catastrophique, beaucoup de réfugiés espèrent pouvoir revenir un jour dans la patrie qui les a vu grandir. Bien qu’utopique à ce stade, ce souhait est compréhensible. Comme l’explique Anna, réfugiée d’Artsakh vivant à Erevan : « Oui, nous essayons de nous intégrer dans la société arménienne, nous allons rester et vivre ici, mais s’il y a une chance, nous retournerons certainement sur notre terre. »

 

Les difficultés éprouvées par un grand nombre de réfugiés une fois arrivés en Arménie ont contraint certains à quitter le territoire de la République d’Arménie.

 

« De nombreux Arméniens ayant fui l'Artsakh pour l'Arménie ont depuis émigré vers d'autres pays en raison des difficultés économiques et de l'incertitude quant à leur avenir. Les autres peinent à reconstruire leur vie en Arménie. », ajoute Anna.

 

Contre l’abandon des Artsakhiotes, l’action non-gouvernementale

La prise en charge des réfugiés d’Artsakh par le gouvernement d’Erevan laissant donc à désirer pour des raisons à la fois politiques et économiques comme expliqué ci-dessus, plusieurs structures et ONG aident au quotidien les réfugiés d’Artsakh. Parmi les plus importantes, la branche arménienne de Caritas (confédération internationale d'organisations catholiques à but caritatif) redouble d’efforts pour venir en aide, accompagner et intégrer ceux qui ont tout perdu.

 

Caritas s’est mobilisé en Arménie dès les premiers afflux de réfugiés arméniens fuyant la guerre en Syrie en 2012, en 2016 et en 2020 également pendant les deux guerres entamées par l’Azerbaïdjan. En ajoutant les réfugiés de 2023 lors du nettoyage ethnique de l’Artsakh, le nombre d’Arméniens et d’Artsakhiotes ayant dû fuir leurs terres grimpe à environ 150 000 individus. Sur un territoire peuplé d’à peine 3 millions d’habitants, il faut comprendre le défi que représente l’accueil d’autant de personnes.

 

Comme l’explique Lusine Stepanyan, project manager au bureau erevanais de Caritas, l’association multiplie les projets et initiatives pour insérer les réfugiés au sein de la société arménienne. D’abord, Caritas fournit une aide d’urgence pour parvenir aux besoins les plus essentiels des populations réfugiées. Les femmes seules, les enfants et les personnes en situation de handicap sont évidemment prises en charge par l’association également. S’en suit une aide évoluant sur le long-terme, l’association accompagne les familles pour trouver un toit, propose des formations professionnelles, un suivi psycho-social des individus, aide à développer des business ou des start-ups. Comme expliqué dans notre article paru en novembre, une conversion professionnelle est nécessaire pour beaucoup de réfugiés. L’Artsakh était peuplé de beaucoup d’agriculteurs par exemple, d’individus travaillant la terre ou ayant des travaux manuels. Erevan, où sont concentrés la plupart des réfugiés ne permet pas de mettre à profit ce type de compétences. Le coût de la vie y est également de plus en plus élevé.  De l’autre côté, l’offre de travail dans les campagnes est bien moindre. A l’heure actuelle, Caritas insiste beaucoup sur l’insertion des réfugiés par le travail, favorisant ainsi la socialisation des individus et améliorant progressivement leur indépendance et autonomie.

Lusine Stepanyan insiste également sur l’impact de la décision du président des USA Donald Trump de supprimer (ou a minima de drastiquement restreindre) le soutien apporté par US AID.

 

L’aide apportée par l’organisation américaine à d’autres ONG et à plusieurs projets d’aide et d’insertion des réfugiés d’Artsakh représentait un soutien non négligeable.

 

Toutefois, elle ne manque de souligner l’aide apportée par la France et par la communauté franco-arménienne qui représente une part importante de la diaspora arménienne (3e pays ayant la communauté arménienne la plus importante après la Russie et les USA).

Ainsi, Narek Kodochian explique : « Il y a beaucoup d’associations, d’initiatives, de groupes, qui se mobilisent pour aider les déplacés d’Artsakh. Si on ne regarde rien que du côté de la France, on en compte des dizaines. Certaines sont anciennes, d'autres sont nées ces derniers mois, mais toutes font leur part : elles informent, elles soignent, elles orientent, elles accompagnent, elles soutiennent. Et c’est justement parce que nous sommes si nombreux à vouloir aider qu’on a besoin de mieux se coordonner.

C’est dans cet esprit que l’Association de soutien à l’Artsakh a lancé une plateforme numérique. Un outil simple, pensé pour celles et ceux qui agissent sur le terrain, en l’Arménie. Le but est clair : se connaître, se repérer, partager, construire ensemble. »

 

Des revendications toujours intactes

Les difficultés décrites que subissent les réfugiés d’Artsakh les ont poussés à descendre dans la rue samedi 29 mars dernier. Un regroupement organisé sur la place de la liberté, devant l’Opera d’Erevan a regroupé plusieurs milliers de personnes. L’occasion de réaffirmer les revendications du peuple d’Artsakh, c’est-à-dire un droit au retour digne, le maintien des aides sociales versées par la République d’Arménie et la garantie du respect des droits des Artsakhiotes en Arménie. Cette manifestation fut également l’occasion de présenter une pétition en 12 points, dont les principales demandes portent sur l’amélioration des programmes de logement et d’insertion socio-professionnelle des déplacés de force. Comme décrit plus tôt, l’aide au logement mise décidée par le gouvernement est dénoncée comme étant trop faible et insuffisante pour subvenir aux besoins les plus élémentaires des réfugiés d’Artsakh.

Par ailleurs, dans leur article du 1er avril 2025, CivilNet décrit l’impact de ces mesures sur les citoyens arméniens également : « Des milliers de propriétaires locaux qui ont loué leur maison à des familles déplacées du Karabakh perdront leur principale source de revenus ou d'une source supplémentaire de revenus. Pour de nombreuses familles, ce revenu locatif a fourni un soutien financier régulier, aidant à couvrir les factures de services d'électricité, les prêts et les dépenses quotidiennes. »

Dans ce contexte, un nouveau rassemblement des réfugiés d'Artsakh est le prévu le 12 juillet prochain, à Erevan.

Le sort des réfugiés d’Artsakh en Arménie est donc plus que jamais menacé, les mesures gouvernementales menacent leur intégration et leur besoins vitaux. Les prochains mois risquent d’être cruciaux quant à leur avenir.