La deuxième édition de l’Atelier d’art dramatique bilingue s’est clôturé le 13 avril dernier. Onze artistes français et francophones invités en Arménie se sont succédés à Erevan et à Gyumri d'octobre 2022 à avril 2023 pour former une vingtaine de leurs jeunes homologues arméniens.
Toute une série d’événements a pu être organisée à cette occasion, dont la représentation par les jeunes artistes d' "En attendant les beaux jours", sous la direction de Michel Bernard, un metteur en scène belge, aux motifs de certaines pièces de Samuel Beckett.
Michel Bernard a choisi Le Courrier d’Erevan, partenaire du projet depuis la création de l'Atelier , pour partager dans un texte aussi sensible qu’émouvant ses impressions de metteur en scène sur son travail en Arménie et la vie à Erevan.
UNE VILLE , UN PAYS, DU THÉÂTRE… Par Michel Bernard
« C’est un coin du monde que je connais très mal et qui pourtant m’a toujours intéressé. J’ai mis en scène le texte de Stefano Massini, "Femme Non Rééducable - mémorandum théâtral à propos de Anna Politkovskaïa", ainsi qu’une création collective d’après l’histoire d’un migrant daghestanais, "B27". Deux pays voisins de l’Arménie qui eux font partie de la Ciscaucasie. Ce furent mes premiers pas concrets dans l’histoire post soviétique et les terribles bouleversements qu’ont subi ces deux pays.
De l’Arménie, je ne connaissais que les grandes lignes du génocide et ici en Belgique, la difficulté de le faire reconnaître dans la loi belge. Il faudra de nombreuses années, pour que la loi contre le racisme et la xénophobie (loi qui réprime toute dénégation, minimisation ou tentative de justification des génocides) inclue le génocide arménien, après de nombreuses joutes politiques (toujours en quête d’un électorat qui ne doit pas être stigmatisé : la population turque bien présente à Bruxelles).
Mais à côté de cette bataille politique, je me demandais ce que je connaissais de l’Arménie, du côté esthétique. Bien sûr, le cinéaste Parajdanov qui ravissait mes désirs esthétiques (je me souvenais de l’article que Serge Daney avait écrit sur "Sayat Nova", et dont il exprimait l’originalité par le concept d’imaginaire matériel), Charles Aznavour avec évidence, Katchaturyan et sa Danse du Sabre, le groupe de rock System of a down et puis… c’était un peu le grand noir. À la suite de la proposition de Serge Avédikian, de finaliser l’Atelier Dramatique, je percevais mon manque de connaissance esthétique du pays. Comment cela jouait ? Quel théâtre inventait-on ? Après toute l’idéologie esthétique soviétique, qu’imaginait-on sur les scènes ? Qu’est-ce qui s’écrit dans la modernité ? Comment le théâtre s’empare des contenus contemporains (qu’ils soient politiques, religieux, familiaux, sexuels…) ? Comment le théâtre permettrait-il l’affranchissement des barrières idéologiques ? Comment les jeunes veulent-ils innover une pratique si ancienne qu’est le théâtre ? Comment dépasser les héritages et gagner de l’audace dans les récits et sa transformation scénique ? Que connaissent-ils de l’Europe et mis à part les grandes tragédies ou l’éternel Molière (que l’on met généralement à toutes les sauces), comment les jeunes s’identifient à de nouveaux récits ? Existe-t-il un théâtre documentaire ? Existe-til des audaces esthétiques ? En ont-ils les moyens ? Comment se subventionne la culture ? Comment sont salariés les artistes ? … Beaucoup de questions, avant de monter dans l’avion de Bruxelles Airlines et de découvrir la ville de Yerevan en pleine nuit.
C’est déjà tout un théâtre : découvrir une ville par son versant nocturne. Et quand la lumière apparaîtra quelle sera la scène à voir ? Il suffit de marcher comme j’aime le faire dans toutes les villes, et donc dans Erevan pour découvrir le passé soviétique, l’ambition démocratique, et cette mixité de l’Asie et de l’Europe, ainsi qu’une présence russe nouvelle (ceux et celles qui ont fui la Russie). Lorsque je marche dans cette capitale, je regarde la jeunesse issue de la révolution de velours, les graffitis qui dessinent une expression sur les murs, les affiches pour les spectacles, les publicités qui défilent, les magasins où l’esthétique ose déployer un art charriant le "bling bling" à l’ultra-mode européenne. La présence des chiens dans les parcs, les avenues, les rues, et toute l’attention que leur confère la mairie. Les gens caressent les chiens, les nourrissent. C’est peut-être un des exemples de cette intégration de la différence dans cette capitale qui n’attend qu’une chose, s’ouvrir définitivement au monde et ne pas rester enfermée dans cette position inconfortable d’une société post-quelque chose.
C’est un pays également en guerre et la présence des jeunes soldats en permission dans les rues de Yerevan, rappelle que le pays est fragile. Ses voisins turcs et azerbaïdjanais ne sont pas de parangons de liberté, au contraire. Et lorsqu’on visite le cimetière des soldats, Yerablur, on y découvre cette jeunesse morte au combat.
Cette réalité, je sais que je vais la découvrir en rencontrant les jeunes artistes qui ont fait leur service militaire obligatoire de deux ans. Certains me confieront timidement, la guerre, la peur, les troubles qui s’en sont suivis. Il y a toujours un parent, un père, un frère, un cousin, un oncle que la guerre a avalé. Si la guerre n’est pas trop présente dans les rues de Yerevan (sauf quelques graffitis en l’honneur de soldats morts), elle est bien présente dans le réel et l’imaginaire des artistes. Le monument "Les Cascades" me semble être l’image même de l'Arménie, ce monument entrepris lors de la domination soviétique devait relier le bas au haut de la ville, celle-ci dominée par la sculpture monumentale célébrant le 50ème anniversaire de l’Arménie soviétique. Tout le pompeux soviétique est là, immense, gigantesque. La chute de l’URSS en décidera autrement et le monument sera délaissé pendant de nombreuses années jusqu’à ce qu’un privé, Gérard Cafesjian le repense, en finalise la construction et en fasse un musée arbitrant des collections d’œuvres contemporaines. Cette image de la transformation du monumentalisme soviétique en un lieu de convivialité et artistique m’apparaît comme ce que voudrait devenir l’Arménie, si elle en avait la possibilité et le financement.
Je fais ce détour, car j’appréhende généralement les artistes par la ville qu’ils habitent. Une appréhension ici contemporaine, contradictoire, encore enclavée dans des traditions et les bouleversements de son histoire actuelle. La glasnost et la perestroïka ont encore de nombreux chantiers pour favoriser les ambitions démocratiques dont la jeunesse - je l’ai senti très fort - attend les premiers symptômes. J’ai aussi visité le musée de l’artiste Martiros Saryan, dont l'audace à utiliser des couleurs vives effrayait le rigorisme stalinien. Je voulais que les artistes de l’Atelier Dramatique puissent utiliser toutes les couleurs du théâtre pour exprimer ce qu’étaient le monde pour eux.
La traductrice qui m’a accompagné pendant ces dix jours m’a dit : « J’étais une jeune fille quand la révolution de velours a commencé. Je me souviens y être allée presque tous les jours. On était là tous ensemble. On riait, on était bien, on était déterminé. On voulait que cela change. Que l’on puisse se mettre à imaginer un autre monde. Ras le bol de la corruption à tous les étages et de cette misère qui est notre futur ». Cinq ans plus tard, presque jour pour jour, si la révolution a laissé de beaux souvenirs, la réalité rappelle les jeunes aux affres dont ils voulaient se débarrasser. C’est une autre chose que j’ai très vite senti avec les artistes, le fait qu’ils soient désabusé. Il y a comme un après-coup de l’espoir révolutionnaire. Ce n’est pas encore le désespoir mais une nouvelle donne psychique qu’est le désabusement qui se tient entre la déception, la désillusion et le dégoût.
Lorsque nous avons parlé de la libre circulation des citoyens, ils m’ont tous raconté les affres pour tenter d’avoir un visa temporaire pour quitter l’Arménie. Ils m’ont affirmé : « Si nous pouvions circuler librement comme toi, tu aurais une classe vide. Plus personne ne serait ici. Qu’est-ce qu’on nous propose comme vie ici ? » Le lendemain, dans un restaurant avec des universitaires, une professeur me dira que même pour elle; voyager est difficile, kafkaïen. Demander un visa demande des mois, des lettres, des formulaires. Et en tant que femme, elle doit prouver une garantie monétaire pour pouvoir quitter le territoire. Or le salaire d’un professeur à l’université n’atteint même pas le niveau le plus bas d’un salaire en Belgique. Quatre-cent euros par mois pour une professeur, cent vingt euros pour une doctorante. Cette garantie financière, les femmes ne peuvent les apporter et donc ce sont souvent, les maris ou la famille qui génèrent ce fonds qui ouvrira le sésame du visa, une discrimination supplémentaire à leur encontre.
La position des femmes est un chantier en Arménie. Elles sont ballotées entre prises de fonction, paroles, reconnaissance pour l’égalité, schéma esthétique et structure familiale. Pas facile d’exister dans cet entrelacs qui scotche les bouches. Les violences conjugales, la religion, le machisme et le poids de certaines traditions font qu’elles sont de la chair à canon pour les principes d’une phallocratie bien ancrée. Je l’entendrai souvent dans l’atelier lors de certaines de nos pauses. Un travail titanesque est à faire… mais il a commencé ! Honneur à vous, femmes arméniennes de réussir à ouvrir les portes des habitudes et de déconstruire les faux principes d’une société clivée entre femme et homme.
J’ai en 10 jours, pris la mesure de ma tâche. Si j’étais venu avec une structure, j’ai bien vite compris que je devais mettre tout à la poubelle et travailler autrement. Je suis devant des artistes qui ont terminé l’Institut de Théâtre et de Cinéma, qui travaillent déjà dans divers théâtres. Ils ont tous et toutes d’autres boulots car le théâtre ne nourrit pas son homme (selon l’expression) et donc qui est serveur, qui est professeur, qui possède une petite entreprise, qui est dog’s walker… Parfois ils ont jusqu’à trois boulots sur la journée. Le théâtre n’est qu’une partie de leur vie. Mais cette partie organise l’ensemble. Je pars du principe que si des jeunes veulent faire des études de théâtre et de cinéma, c’est qu’ils ont "besoin" d’exprimer quelque chose. Quoi et comment ? Là est la question, et là est mon devoir de me mettre à l’écoute de ce qu’ils sont.
J’abandonne très vite (pour diverses raisons) ma structure bien européenne d’un théâtre avec début, milieu et fin. Beckett et son éternel "En attendant Godot" apparaît très vite comme une pièce qui décrit l’attente des jeunes artistes, mais également l’attente de l’avenir d’un pays. Godot, quand donc arrivera-t-il ? Demain, toujours demain… c’est le seul espoir même si on oublie qu’il arrivera peut-être un jour. Ça, c’est le versant littéraire, les mots que nous allons pouvoir exploiter. Qu’en est-il du corps ? Je repasse à travers les expériences des autres stages qu’ils ont eu. Montrez-moi des exercices que vous avez faits, des exercices qui ont été des moteurs pour vous et pour le groupe. Le travail que Thierry Thieû Niang venait de faire il y a à peine quelques semaines m’a permis d’aborder le versant corporel des artistes. Comment le squelette se dresse, comment ils s’enroulent, comment ils jouent, comment ils déploient le mouvement ? Et surtout de mon côté, je mets généralement une contrainte supplémentaire, à savoir le calme, le silence, et la lenteur. Beckett et le corps. Voilà mon pari.
Avant d’atterrir à Yerevan, j’avais intitulé l’atelier d’un jeu de mots entre "En attendant Godot" et "Ö les Beaux jours". J’ai donc fait une contradiction en proposant "En attendant les beaux jours". De loin, cela me semblait être une bonne définition du pays, des artistes que j’allais rencontrer. Très vite, le travail s’est d’abord articulé autour du corps, du mouvement. Le principal axe fut de trouver la confiance dans son mouvement puis de le partager avec les autres. Individualité et groupe, les mamelles d’être sur scène. On a joué, on a développé des mouvements, on a inventé des chœurs, on a pris à contre-courant des idées intellectuelles sur Beckett. Je voulais que cela soit leur discours. Et petit à petit des scènes ont été travaillées. Je prenais le temps avec les couples - ce que permet le texte de Beckett : travail sur le sens, sur la prononciation, le développement des émotions. Puis je mettais en route le groupe avec les coryphées. Et on inventait à chaque fois de nouvelles relations entre eux. Ce qui permettait également un jeu où tout le monde avait la responsabilité du dire et du faire. Et là, j’ai pu voir comment ces jeunes artistes pouvaient déployer de la présence scénique. J’ai été très heureux de voir l’intensité avec laquelle, ils osaient s’affranchir de certaines règles pour en inventer de nouvelles.
Ensuite, en déposant l’attente de Godot, je leur ai proposé un poème de Beckett. Celui-ci (« Bon, bon. il est un pays où l’oubli où pèse l’oubli… ») a tout de suite trouvé un écho profond chez eux. Dans quel pays vivons-nous ? Pouvons-nous en sortir ? Sortir comment ? Physiquement ? Mentalement ? Et toutes les souffrances qui s’accumulent, comment leur donner des mots ? Comment les mots de Beckett pouvaient nommer l’extrême questionnement des artistes ? C’était une expérience de groupe. J’avais découpé le texte en petites scansions, mais je voulais qu’il coule comme une tristesse, comme une inquiétude. Que faisons-nous en continuant d’attendre ? Et attendra-t-on toujours et encore ? Le poème de Beckett, ils l’ont pris dans la gorge. Ils ont dit les mots, ils ont transformé le poème en une actualité et en une urgence. Et enfin, comme dans ce poème, Beckett écrit : « vous voulez que j’aille de A à B je ne peux pas je ne peux pas sortir je suis dans un pays sans traces », j’ai proposé que nous construisions la première partie du texte Quad de Beckett. C’est un texte que Beckett a écrit par la télévision et qu’il réalisera lui-même. Ici, quatre lettres se meuvent dans l’espace selon une stricte énonciation des points de déplacement. Allez de A à C, puis de C à D…. Beckett ici épuise le mouvement, les mouvements. Ce sont des parcours qui construisent une poésie en jouant sur le déplacement. Se déplacer s’épuise et comme toujours chez Beckett ne cesse de recommencer.
Ce que Beckett avait imaginé pour quatre silhouettes d'acteurs, je l’ai organisé avec les dix-sept artistes du groupe. Ce qui composa des entrelacs, des rencontres, des passages, toute une communauté qui marche, qui est en marche… c’était le sens que je voulais donner. Ils sont en marche, ces jeunes artistes. En avant… Être au-delà du lieu où l’on est… En avant…»