« L'Arménie se redresse toujours, c'est une loi mathématique »

Saison de la Francophonie 2024
21.03.2024

Le 18 mars 2024, les deux plumes amies de l’Arménie Sylvain Tesson et Jean-Christophe Buisson étaient à la bibliothèque nationale d’Erevan à l’occasion de la projection du film Sur les chemins noirs, adaptation d’un récit de M. Tesson. Au détour de cette projection, ils ont pu s'exprimer sur leur vision de l’Arménie, le soutien qui lui est dû et la nature des relations franco-arméniennes.

Par Victor Demare et Paul Lombaert

 

Les applaudissements se préparent dans la salle de conférence de la bibliothèque nationale d’Erevan, les représentants de la francophonie en Arménie ainsi qu’une poignée de curieux sont déjà sur le point de se lever. Puis non, fausse alerte. Sylvain Tesson, qui doit présenter l’adaptation cinématographique de son récit Sur les chemins noirs, est retenu sur le pas de la porte par la télévision. Il est 16h50 quand le voyageur-poète fait enfin son entrée sous les acclamations de la cinquantaine de spectateurs réunis pour l’occasion : Le film commence et, discrètement, pudiquement, il baisse la visière de sa casquette sur le bout de son nez et s’endort.

L’occasion est importante. Son dernier séjour remonte à 2022, à l’occasion d’un reportage sur le corridor de Lachine suivi, quelques semaines plus tard, d’une lettre ouverte au président de la république française alertant Monsieur Macron sur l’urgence de la menace Azerbaïdjanaise au Haut-Karabagh. Moins de deux ans ont passé et Bakou a désormais pris possession de l’Artsakh par les armes. Sylvain Tesson, lui, a multiplié les entretiens et les articles pour exprimer son indignation et son inquiétude face aux événements. D’ailleurs, en ce lundi 18 mars, l’écrivain français n’est pas venu seul. Il est accompagné de son collègue et complice Jean-Christophe Buisson, directeur-adjoint du Figaro Magazine et porte-parole de la cause arménienne dans les médias français, d’Astrig Siranossian, violoncelliste franco-arménienne et d’Antoine Agoudjian, petit-fils de rescapés du génocide de 1915 et photojournaliste. Ensemble, leur objectif est de profiter de leur séjour pour rencontrer les réfugiés de l’ancienne république autonome et recueillir leur témoignage.

Autant dire qu’il ne s’agit pas seulement d’une mission promotionnelle mais bien d’un geste de soutien politique. Le poète-voyageur le rappelle dès le début de la séance de question-réponses en soulignant que la projection de son film revêt pour lui une valeur symbolique particulière. S’il ne se fait pas d’illusions sur la différence essentielle entre son histoire personnelle et le drame qui touche le pays, il est néanmoins content de pouvoir partager avec le public arménien l’histoire d’une « renaissance », d’un « effort pour se réparer ». Son discours se veut porteur d’espoir. Qu’importe la gravité de la blessure, la profondeur de la détresse, il est en effet possible de se relever, de reprendre la marche comme le fait Jean Dujardin dans le film. Il y a toujours « un soleil au fond des chemins noirs » affirme-t-il avec conviction.

 

Le paysage arménien et l'esprit de la nation sont une seule et même chose

Interrogé sur les différences de paysage entre la France et l'Arménie, ainsi que sur les rapports respectifs qu'il a noués avec ceux-ci, Sylvain Tesson laisse aussi s'exprimer son regard de « géographe poète ». 

Le paysage français, assure-t-il, d'abord « alpestre » et plein de profondes forêts, est adouci par l'influence océanique : ses formes courbes et fleuries traduisent une douceur que les Français ne remarquent plus à force de baigner dedans. L'Arménie, au contraire, a vu l'histoire la priver de son interface maritime. Repliée sur un territoire soumis à un climat continental, son paysage connaît désormais une « beauté aride, brûlée, faite de collines ocres et de poussières » qui évoquent au voyageur des scènes « bibliques ou antiques ». 

L'Arménie comme la France se retrouvent cependant dans le motif de la colline. Seulement, les Arméniens ont su y reconnaître une synthèse symbolique de leur histoire : si la colline est une forteresse naturelle, qui assure la défense de ce peuple si souvent attaqué, elle représente en même temps un principe d'ascension, d'élévation. « Dans le détail de l'église fortifiée au sommet de la colline, il y a aussi le résumé de l'Artsakh, qui lui-même a la forme d'une citadelle. » Le paysage de l'Arménie lui rappelle son rôle de conservatrice de « trésors temporels et spirituels qui nécessitent d'être défendus face à des menaces massives ».

 

Tesson a souvent remarqué, dit-il, « le rapport charnel, irrationnel » des Arméniens à leur terre. Leur attention, aussi, à « la qualité, l'odeur, la couleur » des choses qui les entourent. « Je crois que lorsqu'un Arménien revient en Arménie, il s'aperçoit que les oiseaux volent d'une manière tout à fait différente, et que les papillons ne butinent pas pareillement de part et d'autre de la frontière ». Ces choses « inexplicables » mais « fondamentales », Tesson les appelle le « rayonnement du sol », selon lequel la paysage du pays est inséparable de sa « substance profonde », de son esprit propre. 

« La géographie », professe-t-il encore, « c'est la digestion de milliers d'années d'histoire par le territoire ». Cette géographie arménienne, faite d'intimité entre le peuple et son espace, traversée par des violences et des menaces existentielles, explique l'attachement des Arméniens à leurs paysages. Elle suggère également la source de leur « force de vivre », selon le mot qu'une réfugiée de l'Artsakh aurait glissé à Tesson, plus tôt dans la journée. 

 

L’amitié franco-arménienne

Avec une question d’Arménie 1 - la première chaîne de télévision arménienne- sur le rôle de la Francophonie dans le pays, ces réflexions enthousiastes s’assombrissent quelque peu. Les relations entre la France et l’Arménie sont « moins bilatérales qu’unilatérales » admet Tesson. L’intérêt que porte le plus vieux pays catholique du monde à l’Hexagone est rarement payé de réciprocité. Il faut avouer que la part des Français qui s’intéressent à l’Arménie de la même manière que les Arméniens s’intéressent à la France est minime. « Sommes-nous vraiment à la hauteur de la faveur que vous nous faites en continuant à nous considérer comme une puissance amie ? » s’interroge-t-il alors. L’enjeu serait de faire savoir aux français qu’il existe, « si loin de chez eux, un pays si proche ».

C’est une idée chère à Sylvain Tesson qui n’a pas manqué d’apparaître dans la discussion : il existerait entre les deux pays une communauté « spirituelle, civilisationnelle » qui va bien au-delà de la coopération diplomatique. L’Arménie est « notre ombre projetée au seuil de la steppe » écrivait-t-il dans sa lettre à Emmanuel Macron. Autant du point de vue politique que confessionnel, sa démocratie et sa religion représentent une exception dans la région où dominent les influences turques et russes. Autrement dit, pour le poète, la francophonie ne traduit pas seulement une politique d’échanges culturels mais elle perpétue un lien organique entre les deux pays, un lien qu’il importe de mettre en avant et de défendre.

Interrogé sur les responsabilités du journalisme français face au conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, Jean-Christophe Buisson ajoute une dimension stratégique à ces remarques. Depuis près de quatre ans, c’est-à-dire depuis le début de la seconde guerre du Haut-Karabagh, il rappelle que sa « mission », et même son « devoir », ont été « d’alerter l’opinion française » sur le danger que courrait l’Arménie. Après des dizaines d’articles et plusieurs reportages, il est désormais possible de dire que « ce combat-là a été gagné ». Non seulement les lecteurs de journaux mais aussi les acteurs politiques ou les institutions responsables de la conservation du patrimoine (l’UNESCO, le Ministère de la Culture) se sont regroupés autour d’une position pro-arménienne. Les menaces existentielles qui pèsent sur l’Arménie ainsi que les crimes commis par l’Azerbaïdjan ne sont plus un secret pour personne. « Mais cette guerre est encore loin d’être gagnée », poursuit-il, car un écart subsiste entre la prise de conscience et les résolutions pratiques. Il est désormais temps de provoquer le gouvernement français à agir et à prendre des mesures précises contre le président Aliyev.

Jean-Christophe Buisson a particulièrement insisté sur les pratiques d’épuration culturelle qui ont cours au Haut-Karabagh. « Un génocide culturel a lieu qui vise la mémoire et le patrimoine arméniens, les preuves sont déjà là », insiste-t-il, certaines diffusées par la partie Azerbaïdjanaise elle-même. Le Parlement de Stepanakert a été détruit, les églises sont l’objet de dégradations et de destructions systématiques. Il est donc impératif que « le dictateur à la tête de l’Azerbaïdjan soit puni et réponde de ses actes », c’est dans cette direction que doit « pointer la plume » des journalistes français.

 

Les forces de l'invisible

Après une heure de questions-réponses, un homme se lève dans la salle et demande la parole. Sans décliner son identité, il demande : « Comment redresser une nation après un tel traumatisme comme celui qu'a connu l'Arménie ? » Sourires dans la salle face à l'immensité du problème soulevé. Jean-Christophe Buisson se lève, gagne le pied de l'estrade à laquelle il s'accoude. D'un ton prophétique, il évoque l'histoire de la France, laquelle selon lui, par deux fois, « a failli disparaître » : au temps de la guerre de Cent-Ans et pendant l'Occupation allemande. « Deux fois », nous dit le journaliste du Figaro-Magazine, « elle s'est redressée », épaulée par deux figures providentielles : « Jeanne d'Arc et le général de Gaulle ». Certes, ajoute-t-il, l'Arménie n'a pas, dans son histoire, l'habitude de s'en remettre à des grandes figures. Mais elle n'en pas moins l'habitude de se relever, inlassablement. « L'Arménie se redresse toujours, c'est une loi mathématique, historique ». Nul ne sait comment, ni M. Buisson, ni même les Arméniens eux-mêmes. « Mais elle se relèvera ». Applaudissements dans la salle. 

Son ami Tesson demande le micro et lui emboîte le pas. Le ton change, qui a désormais les inflexions d'un sermon. Il entame une démonstration. L'histoire arménienne consiste en une lutte sans fin contre des tentatives d'effacement. Pour y résister, l'Arménie possède un atout qui manque aux nations de l'Ouest. Alors que le monde, jusqu'alors caractérisé par une relative « fixité », connaît sous l'effet du capitalisme mondialisé une transition vers un état de « circulation » perpétuelle, l'Arménie apporte une contradiction à cet état de fait. Elle se sait dépendante de son « enracinement » dans son territoire : le plateau arménien. « L'Arménie reste si les Arméniens demeurent, et les Arméniens demeurent si l'Arménie reste ».

Il y a quelque chose de mystique dans ce rapport au sol. L'index dressé, Tesson abonde : « l'arme insoupçonnée de l'Arménie », c'est qu'elle aime « ce qui la constitue et qui est invisible », c'est-à-dire son « âme » constituée de son paysage, ses morts, sa science des « mouvements métaphysiques de l'histoire », sa foi. Face à l'Arménie, l'Azerbaïdjan combat avec des pouvoirs de destruction qui appartiennent au champ du visible : ceux de la technique et de l'argent. « Et », ajoute-t-il, « l'histoire apporte la victoire à ceux qui ont le secours de l'invisible ». Comment l'apporte-t-elle ? Tesson ne nous partagera pas ce secret.

Cela signifie au moins que ce n'est pas seulement la France qui doit aider l'Arménie, mais qu'il existe une leçon arménienne pour la France. Aux Français qui ont bradé leur invisible en échange de confort et de prospérité, les Arméniens rappellent la valeur d'une vie inséparable de ses attaches traditionnelles et paysagères.

L'estrade ressemble désormais à une tribune : dans la voix du Tesson ami et ambassadeur de l'Arménie a éclos celle d'un Tesson idéologue, soucieux de participer aux débats qui animent son pays d'origine. « L'Arménie est un éclat d'Europe projeté au seuil de l'Orient ». Tesson en use aussi comme d'un détour pour mieux revenir vers la France.