Comment les Arméniens ont-ils érigé le café en art de vivre et l’ont introduit en Europe ? À travers la présentation de précieux objets et des visites guidées, c'est ce qu'invite à découvrir "Café, Amour, Musée", la nouvelle exposition du musée Toumanian qui se tient à Erevan jusqu’au 15 juin 2022.
Interview de ses co-commissaires.
Par Anna Aznaour
« Si vous acceptez de boire un café avec moi, je lirai votre avenir dans le marc de votre tasse », avait proposé Vosdanik Adoian à l’inconnue qui lui avait tapé dans l’œil. Peu de temps après, elle devenait la femme de ce peintre arménien, mondialement connu sous le nom d’Arshile Gorky. L’histoire ne nous dit pas si, dans ce "coffee shop" américain, le chef de file de l’expressionnisme abstrait avait rajouté : « Mes compatriotes ont inventé ce lieu pour que je vous y rencontre. » D’ailleurs, le savait-il en ces années 1940 ? Une chose est sûre : au XXIe siècle encore, bien peu savent comment cette boisson originaire d’Éthiopie et l'engouement pour sa consommation ont gagné l’Europe quatre cent ans plus tot avant de s’étendre à toute la planète. Devant le tableau de Gorky, entouré d’une centaine d’autres pièces rares, Tatev Saroyan, chercheuse en muséologie, et Ani Yeghiazaryan, directrice du musée Toumanian, lèvent un coin du voile sur ces pans occultés de l’histoire.
D’où vous est venue l’idée de cette exposition "Café, Amour, Musée" ?
Tatev Saroyan : Le café est une véritable institution en Arménie et retrouver les origines de sa naissance dans notre propre culture était le point de départ de ce projet. C’était il y a dix ans. De fil en aiguille, j’ai fait de nombreuses découvertes. Parmi elles, l’histoire d'Arshile Gorky, ou encore celle de Komitas. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le compositeur préféré des Arméniens n’était pas un austère ascète, mais un homme de grand goût et amateur invétéré de café. Tout comme notre écrivain emblématique Hovhannes Tumanyan. Son choix d'une vaisselle dédiée et l’habitude de savourer le café avec le cognac témoignent d’un raffinement d’esthète. Plus qu’une simple boisson, ce breuvage plutôt coûteux jusque dans les années 1940 servait aussi de fidèle indicateur du statut social de ses consommateurs, mais aussi de l’évolution des mœurs en Arménie. D’où l’idée d’Ani d’élargir le champ de ce projet en une sorte d’ode inédite à l’art de vivre.
Comment cela s’est-il traduit concrètement ?
Ani Yeghiazaryan : Dans notre pays, la consommation de café est avant tout un acte de socialisation et de partage. C’est pourquoi, l’année passée, nous avons débuté par une série de soirées interactives. Outre de sonder l’intérêt du public, leur objectif était d’offrir un cocon d’intimité culturelle à la population, extrêmement éprouvée par la guerre des 44 jours en Artsakh. Le succès de cette initiative a dépassé nos attentes les plus ambitieuses. Au même moment, une collaboration étroite avec 32 musées locaux était en cours. Elle s’est traduite par la sélection et l’emprunt d’une centaine d’objets rares qui retracent fidèlement la thématique du café dans la littérature, la peinture, la musique ou la sculpture arménienne. Ces pièces sont exposées au deuxième étage, où, grâce au travail du designer Mkrtich Matevosyan, d’autres surprises, en bandes dessinées par exemple, attendent les visiteurs, généralement ébahis par la grande diversité des pièces exposées. Il est à noter que notre scénographie débute dès l’entrée du musée avec la chronologie de l’arrivée du café en Europe.
Est-il vrai, alors, que l’Europe doit sa découverte du café aux Arméniens ?
TS : Effectivement, diverses sources scientifiques, européennes comprises, l’attestent ! Vardan Haroutyan, plus connu sous le nom de Pasqua Rose, est celui qui ouvrira en 1651, en plein centre d’Oxford, le premier café du Royaume-Uni. Un an plus tard, son deuxième café verra le jour, mais à Londres cette fois-ci. La France, elle, découvrira le café grâce à Harutyun de Nouvelle Djoulfa, appelé Pascal, qui inaugurera le premier café du pays à Marseille en 1671, puis le deuxième à Paris en 1672. Hovhannes Astvatsaturyan, dit Hovhannes Deodato, fera figure de pionnier en Autriche, avec son café ouvert en 1685 à Vienne. Quant à Prague, elle découvrira les effluves enivrants du stimulant breuvage grâce à un autre Arménien, Georgies Gatalach de Damas en 1708. Plus près de nous, c’est Henry Kalebjian, l’un des pionniers des maisons de torréfaction de café– Henry’s House of Coffee – à San Francisco depuis 1965. Il est également l’un des principaux sponsors de notre exposition. Beaucoup d’autres révélations attendent le public dans l’album-catalogue* qui paraîtra prochainement sur le sujet.
Que souhaiteriez-vous que le public retienne de cette exposition ?
AY : De prime abord, les visiteurs pourraient être surpris de découvrir une exposition dédiée à cette thématique dans le musée du poète et écrivain Hovhannes Toumanian. Il s’agit donc d’un nouveau concept qui fera prochainement l’objet d’une brochure avec toutes ses recettes de réalisation à l’intention des professionnels des musées. Cette approche inédite, nous l’annonçons indirectement dans le titre de l’exposition "Café, Amour, Musée". La clé, ici, est le mot "Amour". En arménien, "ser" a deux sens : "amour", non seulement, et "mousse de café". Le café arménien doit absolument être recouvert de mousse,"ser", sinon il n’est pas considéré comme réussi. En utilisant ce mot dans l’intitulé de notre exposition, nous faisons le lien entre ce breuvage à caractère social et le musée, en les reliant par l’amour, celui pour notre histoire, le public et la culture, sans laquelle aucune civilisation, aucune paix ni avenir ne seraient possibles…
* L’album-catalogue de l'exposition "Café, Amour, Musée" du musée Toumanian est disponible en précommande à cette adresse : museum@toumanian.am