Si ce n'est pas encore un séisme, c'est au moins une rupture prononcée entre le pouvoir actuel et les citoyens qui s'est massivement affichée hier place de la République, noire de monde pour accueillir "l'homme providentiel", l'archimandrite Bagrat Galstanyan.
Texte et photos par Olivier Merlet
Ils étaient 32 000 selon "l'Union des citoyens avertis", seule organisation (civile) à chiffrer les rassemblements dans un pays ou ni la police ni les manifestants, et surtout la presse, ne les publie jamais. 30 000, 50, 70 000 comme l'affirmait certains organisateurs alors que le cortège descendait la "Prospekt" Mashtots, ils étaient peut-être 100 000 finalement, et sûrement beaucoup plus à en mesurer l'enthousiasme et l'engouement qu'a suscité la longue marche jusqu’à la République du révérend Bagrat. La Place et ses environs étaient noirs de monde en tous cas, pas moins qu'il y a six ans, lorsque Nikol démettait Serge.
Après avoir été rejoint par ceux de Shirak et d'autres provinces à hauteur d'Abovyan dans la soirée de mercredi (la ville, pas la rue), ceux qui se disent les "trompés" du Tavush, entamaient hier 9 mai leurs derniers kilomètres avant la capitale… De ce côté-ci de l'Atlantique à l'Oural, c'était le jour de la victoire… celui de la "grande guerre patriotique" comme l'on dit ici. Le cortège s'est mis en branle à 11 heures, massif déjà, pour ne cesser de grossir tout le long de son chemin.
24 kilomètres et sept heures de marche sous un soleil dardant, constamment arrêtée par le prélat lui-même pour embrasser, donner l'accolade ou serrer dans ses bras tous les sympathisants qui l'attendaient le long des plus grandes artères de la capitale. Azatutyun, Mashtots, Bagramyan… Ce n'était pas le plus court chemin mais sûrement le plus symbolique. En descendant sur l'Opéra, avenue Bagramyan, les marcheurs sont passés indifférents devant le palais de la présidence gardé par un quadruple cordon de police et de bérets noirs. Tout juste certains ont-ils lancé quelques invectives à ceux alignés un peu plus bas devant les grilles de l'Assemblée nationale. L'Etat n'avait choisi que des gradés.
Il était à peu près 18 heures lorsque l'Archimandrite et ses coreligionnaires se sont présentés rue Amiryan pour accomplir la dernière longueur avant la place de la République. Des personnalités se sont jointes au cortège. On a vu Vardan Oskanyan, l'ancien ministre des Affaires étrangères de Robert Kocharyan, venir parler à l'oreille de Bagrat ("Saint Bagrat" comme l'appelle certains journaux). À l'entrée de la place centrale d'Erevan, la foule trop forte s'était refermée sur l'homme d'Église, compacte et oppressante, l'empêchant d'avancer. Chacun voulait vouloir ou toucher "l'homme providentiel". Le mouvement a finalement repris, la marche est devenue courant, irrésistible et périlleux avec lequel il n'y avait plus qu'à se laisser porter et surtout ne pas tomber. Après quelques minutes incertaines, les volontaires du service de sécurité ont pu constituer un fin couloir au travers duquel Bagrat Galstanyan a pu rejoindre la tribune, dressée comme à chaque rassemblement sous les fenêtres du gouvernement.
Le teint halé par cinq jours de marche, tranchant avec le blanc immaculé de sa robe, le très charismatique révérend a tendu les bras vers le ciel et salué l'Arménie massée devant lui. Car elle était toute là, celle d'Erevan, urbaine, celle des provinces frontalières, rurale, rassemblée en petits groupes marqués, et celle du Kharabagh aussi, très nombreuse, avec ou sans ses drapeaux, qui veut y croire encore, un jour peut-être. Bagrat a invité son peuple à une prière collective et à chanter avec lui un puissant et vibrant "Mer Hayrenik" - "Notre patrie", l'hymne national, dans une ferveur et une émotion saisissante d'intensité.
« Nikol Pashinyan, vous disposez d'une heure pour présenter votre démission. Je suis prêt à vous rencontrer et à discuter de toutes les modalités de départ dans une heure. Vous n'avez plus le pouvoir et, avec votre démission, vous rendrez "la triple victoire" arménienne que vous avez volé à ce peuple ». Après une heure et quinze minute supplémentaires, la seule réponse du gouvernement s'est exprimée en un "flash-mob" des députés et membres du Contrat civil sur les réseaux sociaux, une action de groupe concertée revendiquant, sous sa photo, la légitimité de l'élection du Premier ministre.
Remontant sur scène et affichant sa détermination, le révérend Bagrat Galstanyan a annoncé qu'il s'entretiendrait dès le lendemain avec les trois factions de l'Assemblée nationale pour lancer, comme le prévoit la loi, un processus légal de destitution. La Constitution prévoit en effet ce recours, à condition toutefois qu'il soit voté par au moins un tiers des députés, si tant est, et surtout, qu'ils proposent un nouveau candidat au poste de Premier ministre.
Reconnaissant la difficulté de son projet, l'archimandrite a cependant assuré « ce que nous voulons arrivera. La voie légale prendra du temps, je ne vous promets pas un mois, ni deux, ni cinq, mais nous prendrons des mesures concrètes et nous obtiendrons des résultats concrets. Nous devons le faire ensemble ». Il a aussi promis qu'il resterait manifester à Erevan pendant au moins plusieurs jours, afin de faire grossir la mobilisation populaire. Il a appelé à Des actes de « désobéissance civile pacifique » et « tous les étudiants, les universités et les hommes d'affaires pour qui l'argent n'est pas la valeur la plus élevée », à se mettre en grève.
Ce matin 10 mai, le révérend Bagrat Galstanyan affiermait s'etre déjà entretenu avec plusieurs membres de l'Assemblee nationale. « Ils sont prêts à poursuivre ce processus et à le mener à bien légalement. Selon Tigran Abrahamyan; le secrétaire de l'alliance "J'ai l'honneur" formée par Serge Sargsyan, six députés du groupe se seraient déclarés prêts à se joindre au processus de censure. Toujours selon lui, 35 députés sur les 36 nécessaire à une destitution auraient fait part d'une même intention.
« Ensuite il faudra un candidat au poste de Premier ministre. Différents noms sont discutés », a ajouté Bagrat Galstanyan, réfutant cependant catégoriquement avoir rencontré Robert Kotcharyan ainsi que l'accusent Nikol Pashinyan et certains proches du gouvernement. Interrogé sur la possible candidature d'Arman Tatoyan, l'ancien défenseur des Droits de l'homme très engagé politiquement, le chef du diocèse de Tavush a confirmé cette possibilité. « C'est possible, tout est possible. Les gens citent aussi mon nom », a-t-il ironisé.
Ce matin encore, le révérend Bagrat a repris la tête d'une nouvelle marche a travers les rues d'Erevan en direction de l'Université d'État dont un groupe d'étudiants appellent à rejoindre le mouvement. Le cortège devait ensuite rejoindre l'École polytechnique. Un nouveau rassemblement est prévu ce soir à 18h30.