« Confession publique » ou le retour de l’Autre - Serge Avédikian sur le plateau

Arts et culture
30.03.2022

Le retour, thème important dans l’œuvre de Serge Avédikian, revient cette fois comme sujet d’un "seul en scène" de l’artiste. Dans sa pièce "Confession publique", un monologue, il se projette par rétrospection dans son enfance dans l’Arménie soviétique des années 60-70, flash-back sur les questionnements qui l’habitaient.

Par Lusiné Abgarian

Le leitmotiv du retour invite l’acteur à se redéfinir devant le public, à redéfinir cette communauté de rapatriés dans laquelle il a grandi. Un retour qui témoigne d’une certaine contradiction d’ordre identitaire, voire sociale… Ce thème induit un mouvement vers son référent, l’enfant en l’occurrence, que l’auteur de la pièce nomme l’"Autre". Le personnage, théâtralisé, ne peut être aujourd’hui qu’objet artistique dont la quête et l’interrogation restent éternelles.

Conçu sous forme de miroir, le spectacle écrit par Serge Avédikian et mis en scène par Pierre Pradinas croise les langues que l’auteur pratique. Il entremêle aussi les chansons que chantait son père, les sujets existentiels qui le hantent et qu’il évoque à travers le « Hamlet » de Shakespeare, les photos d’archives, certains objets de mémoire également, dont le foulard des pionniers de l’époque soviétique… Une mise en scène à la fois riche et sobre, puisqu’il s’agit d’un sujet particulièrement intime que l’artiste « confesse » au public.

« Le texte contient énormément d’éléments personnels et en même temps, l’aspect personnel s’inscrit dans la grande histoire. Concernant la mise en scène, on a le souci de faire parler les détails de la vie quotidienne d’une famille à l’époque soviétique », dit Pierre Pradinas, pour qui l’évocation de la vie de l’Arménie soviétique, pays qu’il n’a pas connu, est très intéressante à mettre en scène. Il confie aussi qu’il est passionnant de découvrir « les multiples facettes de Serge, ce qu’il est aujourd’hui, et ce qu’il a été à travers l’Autre ».

Des photos d’archives et diverses illustrations, réunies dans un film par Simon Pradinas, défilent sur un écran de fond de scène et accompagnent le récit de l’acteur : « Les images témoignent de plusieurs choses, certaines ignorées de tout le monde sur ce que pouvait être la vie en URSS. C’est l’histoire de la famille mais c’est un au-delà. C’est l’histoire d’une famille de ce siècle, de cette époque-là, jusqu’à aujourd’hui », ajoute le metteur en scène.

Dans un entretien exclusif au Courrier d’Erevan, Serge Avédikian revient sur la genèse de sa pièce à l’occasion de sa première à Mont de Marsan, dans le cadre du Festival "Yeraz".

 

Dans votre œuvre, vous avez souvent évoqué le sujet de vos origines ainsi que celui de la trace du passé qui persiste dans le présent. Pourtant, c’est la première fois que vous effectuez un travail rétrospectif sur votre enfance, sur « l’Autre » que vous avez été à l’époque. À quel moment de votre vie vous êtes-vous tourné vers ce sujet ? Quel en fut le déclic, est-ce aussi un travail d’analyse ?

Il est vrai qu’après être parti de l’Arménie soviétique en 1970, à l’âge de 15 ans, il a fallu quelques années pour s’adapter, s’intégrer et participer pleinement à la vie "à la française". Je suis rapidement retourné aux amitiés qui s’étaient arrêtées avec mes copains et copines de la classe française de l’école 119. J’ai fait le film « Que sont mes camarades devenus ? ». Mais c’était plutôt un film sur l’adolescence, les premiers amours et surtout cette amitié déchirée avec eux qui étaient obligés de rester là-bas et moi qui vivait en France depuis déjà dix ans.

Mais, il est vrai que le retour à l’enfance s’est fait très récemment et bien davantage que lorsque mes enfants étaient nés alors que l’on se projette souvent dans notre propre enfance, consciemment ou inconsciemment lorsqu’on devient parent. L’exprimer réellement, se mettre à table ou se confesser littérairement, ça m’est arrivé il y a un an et demi, lors du long confinement, parallèlement au montage du film "Retourner à Sölöz", qui était aussi une rétrospection sur les trente années des 4 voyages au village de mon grand-père.

J’écrivais donc parallèlement « Confession publique », l’histoire de cet Autre, l’enfant qui était en moi, avec tous les souvenirs de l’ex-URSS, de l’endroit où je suis né, Akhparachène, le quartier des rapatriés à Erevan, de l’histoire des « Akhpars » [NDLR : Akhpar ou Yéghbayr, "frère" en arménien. C’est ainsi qu’étaient appelés les rapatriés en Arménie au moment de leur arrivée].

Je parle des choses qui m’avaient marqué, la souffrance de mes parents d’avoir quitté la France si jeunes - ma mère avait dix ans et mon père dix-sept - une sorte de jeunesse perturbée, gâchée presque par le changement de pays, de langue et de mentalité, de régime politique aussi. C’est tout cela que j’avais en moi et que j’ai commencé à mettre sur le papier. Et petit à petit les idées se sont enrichies, à la fois sur le côté politique, sur le côté social et sur les mœurs.

Je me suis rappelé aussi d’une forme de déchirure qui m’habitait et que j’ai appelé la suspicion, la trahison présumée de la mère, qui allait de pair avec mon amour éperdu pour le personnage de Hamlet de Shakespeare. Ma génération admirait beaucoup Smoktunovski qui jouait ce rôle dans le film éponyme de Kozintsev.

Et je crois que nous, les Arméniens, on est très attaché à la tragédie, au drame, à la complexification que Shakespeare arrive à mettre dans ses pièces. Il pose des questions métaphysiques irrésolues, comme je le dis dans mon texte. La question n’est pas « être ou ne pas être », mais plutôt la possible trahison de ma mère vis-à-vis de mon père. Donc, éducation patriarcale avec une fragilité très fortement marquée chez l’enfant que j’étais.

J’ai pu tisser cette dramaturgie du seul en scène entre mes vrais souvenirs de l’enfance, le vrai rapport avec mes parents et le parallèle avec le « Hamlet » de Shakespeare, la trahison du personnage de Gerthrude, la mère de Hamlet, vis-à-vis de son père.

Il y a beaucoup d’autres choses aussi dans le texte qui pourraient sembler en quelque sorte une auto-analyse des questions que je pose. Par exemple, comment est-ce qu’un enfant arrive à se détourner d’une violence qui l’habite contre l’objet de son désir et comment un enfant transforme sa souffrance quand il devient plus grand. D’ailleurs je nomme quelques analystes mais la question reste posée dans le texte, où je dis qu’il faut vivre avec ses secrets et en même temps pouvoir en parler non pas comme une confession religieuse, mais comme une confession que l’on peut se faire à soi-même ou à des gens proches.

J’ai toujours été attiré par le rapport analytique à l’histoire, mais je ne me suis jamais "allongé". Soit par pudeur, parce que cela pourrait aller loin, soit tout simplement parce que j’avais des amis analystes et je préférais plutôt créer des choses avec eux. C’est ainsi qu’on transformait nos blocages et nos douleurs mais nos questions restaient sans réponse.

 

Il est évidemment difficile de jouer « une confession ». Comment arrivez-vous à vous éloigner réellement de « l’Autre » pour l’incarner ? Où se retrouve cet Autre aujourd’hui en vous ?

C’est émotionnellement difficile de jouer. En tous cas, lorsque je parle de mes parents, de leur propre tragédie d’avoir quitté la France aussi jeune ou d’avoir été obligé d’affronter une mentalité différente de la leur. J’ai bien senti, quand j’étais enfant, qu’ils ne se sentaient pas chez eux en Arménie soviétique. Moi-même, j’étais un peu décalé déjà, j’avais une sorte de double vie. Ils parlaient entre eux en français par exemple, pour se dire des choses qu’ils voulaient me cacher. Mon père chantait en français, ma mère parlait en français avec ses copines.

Je pense que j’ai pu digérer tout cela avec l’âge, ce qui me permet de le théâtraliser, de le dire en représentation, de transmettre quelque chose et d’avoir une certaine distance tout en étant dedans. C’est un aller-retour permanent.

Je dois vous avouer que lors de certaines répétitions, lorsqu’on parle de la mort, du secret que l’on emporte avec soi, j’ai la gorge qui se noue. J’arrive rapidement à surmonter l’émotion, mais ce n’est pas tout à fait « innocent », il y a forcément une mise en abyme qui se produit au moment de répéter.

Aujourd’hui, l’Autre se retrouve en moi. Il m’accompagne. J’ai choisi comme sous-titre de « Confession publique » la phrase de Groucho Marx : « dans chaque vieux, il y a un jeune qui se demande ce qui s’est passé ». C’est un peu mon cas. Je dis aussi que l’Autre en moi, l’enfant que j’étais, je le prends par la main et je me promène dans le passé en regardant le présent d’un œil étonné.

 

Que signifiait être un enfant dans une famille de rapatriés en URSS ?

Cela voulait dire avoir une sorte de double vie, de mentalité, de langue, des coutumes venues d’ailleurs, Marseille et Paris pour mon cas. Et être à l’extérieur, au contact avec d’autres mentalités, plus caucasiennes, plus tribales parfois ou très érudites. Il y avait dans ma classe des enfants dont les grands-parents étaient de Mouch ou de Kars. Ils étaient arrivés en Arménie soviétique et il y avait aussi des vrais "Hayastantsi" [NDLR : Arméniens d’Arménie] qui habitaient autour de la gare et qui étaient inscrits à l’école française. C’était une ouverture. Quelques enfants de rapatriés, comme moi, faisaient 45 minutes de bus tous les jours en traversant toute la ville sur le chemin de l’école.

Comme je le dis dans le texte, être rapatrié c’est porter la moisson de toutes les cultures mélangées. Dans ma famille, il y avait des rapatriés de différents pays, de Grèce, de Syrie, de Roumanie… Chacun parlait une langue différente et par moment, quand ils racontaient quelque chose en rapport avec un autre pays, c’était très riche, très coloré, bigarré. J’ai probablement hérité de cela et j’essaie d’en faire quelque chose.

J’ai continué en France d’ailleurs, je me suis rapidement intéressé aux Algériens ou aux Vietnamiens de France, pour les ex-colonies qui avaient engendré une troisième génération avec laquelle j’allais en classe. Pour moi, c’était tout à fait normal et habituel de constater que l’autre peut avoir ses propres facultés, sa propre manière de penser et c’est une grande richesse.

 

Pour ce sujet, vous avez préféré le médium du théâtre plutôt que celui du cinéma.

En effet le il y a des projections d’anciennes photographies qui ont été retouchées lors du récit. Des photographies de ma famille, de documents, d’éléments filmés, des bateaux qui arrivent à Marseille, les photos originales du bateau "Rossia" qui emmenait mes parents et mes grands-parents à Batoumi, etc. Mais ce n’est pas du tout didactique : il n’y a pas de cartes géographiques pour situer les endroits que j’évoque, par exemple.

Visuellement c’est assez riche. Il n’y a pas de musique, en revanche. C’est moi qui chante en arménien, en russe, en turc et en français, tout comme chantait mon père.

Pierre Pradinas me guide pour clarifier certaines choses qui peuvent me paraître évidentes, à moi, mais pas au public français qui ne connaît rien de cette histoire. C’est plus un rapport de direction d’acteur, de chapitrage, de clarification, de contraste dans le récit, du choix de lumières et du positionnement du personnage sur le plateau.

Est-ce que le spectateur peut espérer voir cette pièce en Arménie ?

J’aimerais beaucoup que ce texte puisse aussi être entendu en Arménie, sous-titré. Car ce texte parle aussi d’eux, d’une manière ou d’une autre.