En l'absence d'Emmanuel Macron, retenu en Allemagne dans le cadre des négociations sur la crise ukrainienne, Jean Castex, le premier ministre français, s'est adressé le 8 février aux organisations arméniennes de France réunies à l'occasion du huitième dîner annuel de leur Conseil de coordination (CCAF). Jean Castex est revenu sur "le destin intimement lié" des deux nations et a annoncé un renforcement des axes de coopération économique, culturelle et humanitaire entre la France et l'Arménie. Nous avons décidé de présenter ici l'intégralité de son discours.
« Mesdames et Messieurs, chers amis,
Comme vous le savez, le Président de la République qui tenait à être aujourd’hui à vos côtés est en ce moment même à Berlin après être passé par Kiev et Moscou pour œuvrer à la paix du continent européen. Aussi, m’a-t-il demandé, compte tenu de l’importance qu’il attache à votre dîner annuel de le remplacer ce soir, ce qui est pour moi – et je n’en doutais pas – un honneur et un privilège. D’autant que je sais bien que cette rencontre à la fois traditionnelle et très importante n’a pas pu se tenir l’année dernière à cause de la crise sanitaire.
Sans remonter au mariage de Baudoin de Boulogne, futur roi de Jérusalem avec Arda, princesse arménienne, la France entretient, vous le savez bien, avec l’Arménie des liens privilégiés et presque immémoriaux. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si chaque fois que les arméniens ont été chassés de leur patrie et qu’ils ont dû quitter l’ancien royaume de Tiridate IV, ils sont venus se réfugier dans cette France qui comme l’Arménie est une antique terre chrétienne.
Ainsi, on le sait peu, le dernier roi arménien de Cilicie, descendant d’une illustre famille poitevine repose en la Basilique Saint-Denis où son gisant est toujours visible. Il est sans doute le plus ancien membre de la diaspora arménienne en France. Une diaspora qui est aujourd’hui l’une des plus importante au monde et qui, génération après génération, est venue enrichir la société française de ses artistes, de ses artisans, de ses commerçants, de ses auteurs, de ses sportifs et même de ses hommes d’Etat.
Vous l’avez dit, la disparition de deux figures marquantes de notre vie publique est venue nous rappeler récemment l’engagement des Français d’origine arménienne dans la vie de la République et dans celle de nos cités. Je veux que nos pensées aillent à mon ami Patrick Devedjian qui partageait avec moi une vieille passion gersoise, je salue sa famille, et à Vanik Berberian que j’ai bien connu lorsqu’il assumait la présidence des maires ruraux de France, et je salue son successeur présent dans la salle.
Fidèle à cette histoire et à ses valeurs, la France a toujours été et est plus que jamais aux côtés de l’Arménie et des arméniens et tout particulièrement – mais n’est-ce par là le propre de l’amitié – chaque fois que ce pays a été éprouvé. La France a été présente, souvenons-nous, lorsque la terre a tremblé à Erevan. Plus encore, dans un passé récent mais vous le savez, la France a joué un rôle moteur dans la reconnaissance du génocide.
L’an dernier, le ministre délégué Jean-Baptiste Lemoyne se rendait en Arménie à la demande du Président Macron – la 6ème fois en deux ans. C’était le 24 avril dernier pour commémorer, à Erevan, le 106ème anniversaire du génocide. Au « fort des hirondelles ». Je me réjouis que nous soyons rejoints dans notre combat par les Etats-Unis. La décision historique du Président Joe BIDEN, une des premières après sa prise de fonctions, de reconnaître le génocide arménien, marque une étape encourageante.
Le Président de la République a voulu que cette date du 24 avril soit, en France, la journée de commémoration du génocide arménien et que cette journée du 24 avril entre dans la liste des commémorations républicaines. C’est chose faite depuis l’an dernier et le chef de l’État a tenu à présider lui-même la première commémoration. Cette année, partout en France, cette journée sera honorée.
Car la France demeurera toujours vigilante à l’égard de la mémoire du génocide arménien, il y va tout simplement de la conscience universelle. C’est cette même conscience qui se dresse devant toutes les tentatives négationnistes. Il n’y a pas de place sur le sol de la République française pour la haine, la vengeance ou l’intolérance.
Nous avons immédiatement condamné et de la manière la plus ferme la dégradation de monuments commémoratifs, comme cela s’est malheureusement produit en certains points du territoire.C’est ce qui nous a conduit à dissoudre le groupement des « Loups Gris », après les événements de Vienne et Décines. Et mon gouvernement lutte contre toutes les formes de séparatisme islamiste, qu’il soit religieux, politique, associatif ou scolaire. Le Parlement a voté la loi du 24 août dernier qui dote l’État des moyens de combattre résolument ces agissements.
C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de mettre en place un dispositif de remontée d’informations et d’analyse ciblé dans les établissements d’enseignement, notamment sur les incidents qui se produiraient à proximité de la journée de commémoration en relation avec le génocide arménien. Et je voudrais ici rendre hommage aux équipes éducatives et pédagogiques qui chaque jour défendent les valeurs de la République et enseignent à nos jeunes le douloureux passé des rescapés que nous avons accueillis en France au siècle dernier.
Sur le plan européen, nous nous sommes également attelés à l’élaboration d’outils juridiques pour lutter contre ce négationnisme et le discours de haine en ligne. Je sais, croyez-le bien, que la communauté arménienne n’est pas épargnée y compris sur les réseaux sociaux. Notre présidence du Conseil de l’Union européenne sera, Mesdames et Messieurs, l’occasion de faire aboutir avec nos partenaires européens l’important, le très important, projet de règlement relatif à la loi sur les services numériques, ou Digital Services Act, qui vise à instaurer une responsabilisation accrue et inédite des plateformes vis-à-vis de la diffusion des contenus haineux permise par l’utilisation de leurs services.
Cette mobilisation nationale et européenne est d’autant plus nécessaire que, depuis le dernier dîner du CCAF, en février 2020, la région du Sud-Caucase a connu de profonds bouleversements et a été affectée par une nouvelle tragédie. Je pense, tout particulièrement ce soir, à la jeunesse fauchée par la guerre qui a opposé l’Arménie à l’Azerbaïdjan durant 44 jours, à ces jeunes soldats qui reposent désormais dans le cimetière de Yerablour à Erevan. Plusieurs de ces jeunes étaient d’ailleurs issus des rangs de l’Université française en Arménie, l’UFAR, qui, comme l’Arménie toute entière, se voit privée d’éléments brillants et prometteurs qui ont donné jusqu’à la vie pour leur pays.
Chez tous les arméniens de nationalité, d'origine ou de cœur, le conflit du Haut-Karabagh a réveillé le spectre de la guerre et son cortège terrible et je sais à quel point chacun ici en a été meurtri au plus profond de son être. Je sais et je veux saluer l’ampleur de la mobilisation qui a traversé la communauté arménienne de France.
Et dans ce contexte particulièrement grave, je veux dire ici avec force et solennité, que la France a non seulement assumé ses responsabilités et fait entendre sa voix, sans doute, sûrement, trop seule, et qu’elle va continuer à le faire. Dois-je rappeler qu’Emmanuel MACRON a été le premier chef d’Etat à dénoncer l’agression par l’Azerbaïdjan et l’ingérence turque ?
Vendredi dernier encore, le Président de la République s’est entretenu avec le Président du Conseil Charles MICHEL, le Premier ministre Pachinian et le Président Aliev. C’est la quatrième fois que les deux dirigeants d’Arménie et d’Azerbaïdjan se rencontrent depuis la fin des hostilités. Et il n’est pas indifférent que pour la seconde fois, ce soit sous les auspices de l’Union européenne et de la France qu’ils nouent ce dialogue courageux et nécessaire. Ce pari du dialogue et de la normalisation, l’Union européenne et la France mettront toute leur force de conviction à ce qu’il trouve sa concrétisation effective dans le Caucase. La France est, par ailleurs, pleinement engagée dans ses efforts de médiation au sein du Groupe de Minsk. Et je veux souligner auprès de vous l’action déterminante que le Président Emmanuel Macron a engagée à la suite du courrier qui lui avait été adressé en décembre dernier par les mères de prisonniers de guerre arméniens C’est grâce à cette action conduite conjointement avec l’Union européenne qu’un nombre significatif de prisonniers ont pu être restitués à l’Arménie. Hier encore, 8 nouveaux détenus ont pu être libérés et acheminés à Erevan par avion militaire français. Nos efforts se poursuivront inlassablement jusqu’à ce que la libération de tous les détenus par l’Azerbaïdjan soit obtenue. Je tiens à saluer, ici, l’action de Gabriel ATTAL, grand ami de l’Arménie, qui n’a pas craint de s’exposer publiquement pour réclamer le retour des prisonniers arméniens.
De même la France continuera d’apporter tout son soutien au CICR, qui fait un travail remarquable, pour rechercher, identifier et restituer aux familles les dépouilles de tous ceux qui sont tombés au front ou ont été portés disparus, et pour porter inlassablement assistance à la population du Haut-Karabagh. Et je suis heureux de vous annoncer que la France a décidé d’apporter une contribution exceptionnelle d’1 million d’euros au CICR en 2022 pour ses activités dans cette région.
Une aide humanitaire d’urgence a été déployée durant le conflit avec le soutien de nombreuses associations et collectivités territoriales dont je salue ici le travail. Merci à notre ambassadeur de bonne volonté, Youri DJORKAEFF, qui a contribué et accompagné cet élan de solidarité et de générosité. La France a dépêché une équipe de médecins en Arménie pendant le conflit. Au total, notre pays a mobilisé plus de 5 millions d’euros pour venir en aide aux populations qui en avaient besoin, que ce soit via l’acheminement de l’aide d’urgence, à travers l’affrètement de 5 avions et 2 envois maritimes depuis la France, le soutien à la coopération hospitalière grâce à des partenariats entre les hôpitaux de Paris, Lyon et Marseille et leurs homologues arméniens, ou encore le soutien aux ONG françaises et aux associations de la diaspora franco-arménienne.
S’agissant, en particulier, de l’intervention des collectivités locales françaises, le Président de la République avait en effet annoncé, ici-même, en 2020, le lancement d’un travail de concertation afin de permettre aux populations du Haut-Karabagh de bénéficier de leur aide. Un travail de fond a été engagé entre les ministères de l’Europe et des Affaires étrangères et de l’Intérieur, Cités Unies France et les collectivités intéressées.
La Commission nationale de la coopération décentralisée a arrêté, le 13 décembre dernier, des propositions concrètes fixant un cadre sur lequel pourront désormais s’appuyer les nombreuses collectivités territoriales désireuses de s’engager en faveur des Arméniens du Haut-Karabagh et l’État les soutiendra.
Bien entendu, la solidarité de la France à l’égard de l’Arménie s’est particulièrement manifestée tout au long de la pandémie qui frappe le monde depuis de nombreux mois. La France avait pris l’engagement, en août dernier, de donner 200 000 doses de vaccins contre la COVID-19 à l’Arménie, pour lui permettre d’accélérer et d’amplifier sa campagne de vaccination. Je vous annonce ce soir que la France doublera ses dons pour les porter à 400 000 doses d’ici le moins de juin.
Sur le plan économique, la France et l’Arménie ont signé une feuille de route ambitieuse de coopération économique récemment. C’était le 9 décembre dernier. Ce document identifie les secteurs qui constitueront les axes privilégiés de notre coopération au cours des cinq prochaines années.
Les enjeux de connectivité, numérique et ferroviaire notamment, sont cruciaux pour le désenclavement de l’Arménie et de ses territoires ruraux ; c’est pourquoi l’Agence française de Développement apportera cette année son soutien à la réforme de la gestion des investissements publics, à travers un prêt de politique publique dans un domaine qu’auront identifié les autorités arméniennes. Et je ne peux que me réjouir de la ratification par le Parlement arménien de l’accord intergouvernemental relatif à l’établissement de l’AFD en Arménie, qui entrera en vigueur tout prochainement, le 1er mars.
Je tiens également à saluer la vigueur des projets de coopération décentralisée avec l’Arménie, notamment dans les secteurs prioritaires comme l’eau et l’assainissement, les services à la population, la santé, et ce, j’insiste, dans le contexte d’une commune appartenance à la francophonie. Plus de 40 projets de coopération sont ainsi menés par des départements, des communes et des intercommunalités et les sommes qui y sont consacrées ont plus que doublé depuis 2019. Je veux rendre hommage aux nombreux élus locaux présents ce soir pour ces actions déterminantes. Des initiatives de surcroît de plus en plus structurées grâce à l’action du groupe-Pays Arménie de Cités unies France, notamment dans les champs éducatif et culturel.
Et comment ne pas évoquer, à ce moment de mon propos, le formidable projet du grand Charles Aznavour qui voulait faire du centre culturel qui porte son nom à Erevan le lieu du rayonnement de la langue et de la culture françaises en Arménie et dans cette région. C’était une volonté transmise à Nicolas, son fils, à Kristina, son épouse et à leur famille.
Le Président de la République s’y était engagé et cette promesse est aujourd’hui une réalité : la création de l’Institut français d’Arménie est en effet devenue effective le 17 janvier dernier, date de la publication au Journal Officiel de la République du décret qui la fonde. J’ai demandé évidemment aux services de l’ambassade de France à Erevan de mettre en route cet institut sans délais. Il commencera ainsi ses premières activités dans quelques semaines.
Voilà qui complètera utilement la présence éducative et culturelle française et je me réjouis que le Lycée Anatole France soit désormais installé dans des locaux à la hauteur de la relation franco-arménienne !
C’est cette même ambition qui nous conduit à protéger et à valoriser le patrimoine culturel et religieux arméniens. C’est à ce titre que nous allons engager sur deux ans un important programme de formation, de préservation et de valorisation conduit par l’Institut national du Patrimoine.
Ce nouveau projet sera conduit par Monsieur Charles Personnaz qui avait déjà réalisé un travail très important pour faire vivre le patrimoine des chrétiens d'Orient. Je souhaite à cet égard rendre hommage à l’action déterminée de l’œuvre d’Orient pour la préservation du patrimoine arménien dans la région et plus généralement en faveur des populations arméniennes touchées par le conflit. Et permettez-moi tout particulièrement de saluer la présence de Monseigneur Gollnisch, récemment et justement honoré par la République. Nul n’ignore que l’identité arménienne se confond avec celle du christianisme et qu’il y a plus de dix-sept siècles, quelques années avant l’édit de Milan et deux siècles avant la conversion de Clovis, l’Arménie se définissait comme un royaume chrétien. Une identité qu’elle a toujours défendue et que personne n’a jamais pu lui arracher. De là, notamment, l’importance de ce patrimoine religieux.
Pour concourir à ce foisonnement d’idées et d’expériences, un grand forum sur les coopérations avec les sociétés civiles arméniennes se tiendra dans les toutes prochaines semaines à l’occasion du 30ème anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre la France et l’Arménie. Il rassemblera à la fois des hauts fonctionnaires français et arméniens, des collectivités locales, des entreprises, des associations, des ONG et de très nombreuses personnalités de tous horizons qui font vivre notre relation culturelle, scientifique, économique. Cet événement se veut résolument tourné vers l’avenir pour dessiner les contours de projets structurants, inscrits dans le temps long, avec toutes les parties intéressées.
Mesdames et Messieurs, les destins de nos nations sont profondément, intimement liés et cela depuis des siècles.
L’histoire de l’Arménie, nous le savons, est à jamais marquée par le sang des victimes du génocide et les larmes de ceux qui sont restés, de ceux qui n’oublient pas... Cette histoire, c’est aussi l’histoire d’une foi inébranlable dans l’éternité de l’âme arménienne. Une histoire où le courage et la persévérance ont toujours sauvé l’Arménie. La France et l’Arménie sont deux nations sœurs et je veux avoir, en conclusion de mon propos, une pensée particulière pour la jeunesse d’Arménie.
Pour cette jeunesse, je l’ai dit, abîmée et meurtrie par la guerre, mais qui ne renoncera jamais à sa terre, à sa culture, à sa longue histoire.
À cette jeunesse d’Arménie, qui, comme la jeunesse de France, ne renonce jamais, veut prendre et va prendre son destin en main et qui peut plus que jamais compter sur la France.
Vive l’Arménie !
Vive la République, et vive la France ! »