
Les images de livraisons d’armements français à l’Arménie ont suscité, au cours des derniers mois, un enthousiasme compréhensible : radars GM200, fusils de précision, systèmes de défense anti-aérienne, véhicules blindés Bastion… Au total, près de 300 millions d’euros de contrats d’armement ont été signés depuis 2023, dont une partie déjà livrée (blindés Bastion, radars GM200, matériels de vision nocturne) et d’autres en cours d’exécution, comme les canons CAESAR. Il s’agit d’un partenariat inédit dans l’histoire contemporaine des relations franco-arméniennes. Pour la première fois depuis 1991, un pays occidental prend le risque d’assumer publiquement une aide militaire à Erevan.
Par Tigrane Yegavian (Civilnet)
Mais l’émotion ne doit pas masquer certaines réalités. La France reste une puissance militaire dont la force repose essentiellement sur son arsenal nucléaire, non sur ses capacités conventionnelles. Ses effectifs au sol sont limités ; ses moyens de projection réduits ; surtout, elle ne dispose pas aujourd’hui de drones armés en nombre suffisant pour faire la différence sur un champ de bataille dominé par les technologies autonomes, domaine où l’Azerbaïdjan — soutenu par la Turquie et Israël — a une longueur d’avance écrasante. Penser que Paris pourrait offrir à l’Arménie un parapluie stratégique complet relève davantage du symbole que de la projection de puissance réelle.
Ce décalage entre discours occidentaux, signaux politiques et capacités concrètes n’est pas nouveau. L’histoire récente offre des précédents, et ils ne rassurent pas. En 2008, lorsque la Géorgie de Mikheïl Saakachvili s’est retrouvée prise au piège d’une confrontation directe avec la Russie, ni l’Union européenne ni les États-Unis n’ont envisagé une intervention militaire. Les promesses d’intégration euro-atlantique sont restées théoriques. L’Occident a négocié un cessez-le-feu, certes, mais n’a jamais offert à Tbilissi le moindre levier stratégique pour résister durablement à la pression russe. Le résultat : la Géorgie a perdu le contrôle de 20 % de son territoire et reste aujourd’hui encore dans un entre-deux diplomatique.
Les parallèles avec l’Arménie actuelle sont troublants. Comme Saakachvili hier, Nikol Pachinian multiplie les gestes de rapprochement avec l’UE et l’OTAN, espérant transformer l’Arménie en “success story démocratique” du Caucase. L’intention est claire : montrer que l’avenir d’Erevan se trouve dans le camp occidental, que l’époque de la dépendance exclusive à Moscou doit être dépassée. Mais à quel prix, et avec quelle garantie ?
Car à ce jour, une évidence demeure : seule l’ingérence russe en Arménie est avérée, aucune ingérence militaire occidentale ne l’est. Les Occidentaux multiplient les missions civiles d’observation, les déclarations, les fonds de soutien, mais personne — absolument personne — n’est prêt à envoyer un soldat mourir dans les montagnes du Syunik pour défendre l’intégrité territoriale arménienne. C’est la limite matérielle mais aussi politique d’un soutien occidental souvent plus moral que stratégique. Un Occident qui a fait de l’Arménie, de la Géorgie et de la Moldavie de nouveaux fronts pour contenir la Russie dans son étranger proche. Cela dans le cadre d’une guerre hybride aux conséquences funestes pour les populations concernées. Que l’on ne s’étonne donc pas de l’escalade des tensions en Arménie, de la chasse aux sorcières contre les opposants sur la base de leurs liens avérés ou non à la Russie.
Dans ce contexte, certaines déclarations de Pachinian — plaidant avec insistance pour une adhésion accélérée à l’UE, montrant sa disponibilité envers l’OTAN — apparaissent comme une forme d’imprudence diplomatique. L’Arménie n’a ni la géographie ni les moyens militaires de la Géorgie de 2008 ; elle est entourée d’ennemis déclarés, dépendante énergétiquement, enclavée, vulnérable. Faire croire à la population qu’un Occident providentiel viendra compenser le désengagement russe relève au mieux de la naïveté, au pire d’un pari géopolitique potentiellement suicidaire.
Cette illusion occidentale contraste dramatiquement avec l’abandon des Arméniens du Haut-Karabagh en 2023. Les grandes capitales qui avaient volé au secours des Kosovars face au nettoyage ethnique serbe se sont contentées, pour l’Artsakh, de communiqués laconiques, d’un appel humanitaire, et de l’expression rituelle d’une “vive préoccupation”. Aucun corridor humanitaire imposé, aucun pont aérien, aucune présence militaire dissuasive. Rien qui puisse infléchir la volonté de Bakou. À la fin, 120 000 Arméniens ont été délogés de leur terre sans qu’aucune puissance occidentale ne tente de les protéger autrement qu’avec des mots.
L’inquiétude grandit également sur la scène intérieure. La dérive liberticide du pouvoir actuel, la répression contre des voix critiques, l’entreprise de destruction de l’Eglise apostolique et la rhétorique anti-russe instrumentalisée pour justifier une bascule géopolitique risquée, posent désormais la question de la lucidité stratégique d’Erevan. Une démocratie fragile ne peut pas se permettre des ruptures soudaines; elle a besoin de flexibilité, non d’alignements idéologiques.
L’Arménie n’a pas à choisir entre la Russie et l’Occident : elle doit organiser un espace de survie, un équilibre, une diplomatie souple. Elle doit éviter les têtes-à-têtes exclusifs, les ruptures irréversibles, les déclarations d’amour qui ne rapportent rien en termes de sécurité. Dans un Caucase devenu laboratoire des rivalités globales, un petit État n’a pas le luxe de se comporter comme une puissance régionale sûre de son destin.
La France, dont l’amitié séculaire n’a pas empêché d’abandonner les Arméniens de Cilicie en 1921 puis ceux du Sandjak d’Alexandrette en 1939, et l’Occident peuvent aider l’Arménie — politiquement, financièrement, militairement dans une certaine mesure. Mais croire qu’ils assureront sa sécurité existentielle est une illusion dangereuse. Les Arméniens de l’Artsakh en ont payé le prix. Les Géorgiens avant eux. L’histoire offre des avertissements ; il appartient au pouvoir arménien de les écouter.








