Le Courrier d'Erevan vous entraine aujourd'hui sur les traces d'un autre héritage chrétien et arménien menacé, dévoyé ou simplement ignoré, celui d'Istanbul et de l'ancienne Anatolie orientale.
Un voyage en deux étapes, dans la capitale ottomane historique ce vendredi, dans celle qui demeure l'Arménie occidentale lundi prochain, 8 avril. Le récit nous est rapporté par Paul et Victor, deux jeunes étudiants voyageurs qui ont pour un temps posé leurs valises à Erevan.
« Nous sommes deux étudiants de philosophie, deux amis qui ont décidé de partir de France pour voir du pays. Au départ notre projet se résumait en deux mots : faire route vers l’Asie centrale et profiter d’une année entièrement libre pour voyager. Six mois plus tard, nous voilà installés provisoirement à Erevan avec la moitié de la route derrière nous. Au cours de ces longues semaines qui nous ont conduits des montagnes du Kosovo jusqu’aux déserts plats d’Anatolie, nous avons rencontré tout ce que l’on prête à un voyage réussi : des paysages splendides, des esprits loufoques, des villes qui ont d’abord paru incompréhensibles et qui le sont restées ; et aussi d’autres choses bien moins pittoresques comme les rancunes laissées par la guerre en Serbie, les violences exercées contre les minorités en Turquie, l’amertume que suscite la présence des russes en Géorgie ou encore l’étranglement de l’Arménie par les alliés panturcs.
Des Balkans jusqu’au Caucase, ce sont bien sûr les deux versants d’une même médaille, différents aspects d’une réalité complexe où les tensions et les affrontements inter-étatiques sont encore vifs. En voyageant nous sommes passés de l’autre côté de l’écran de télévision sur lequel ces informations ont l’habitude de défiler. Nous n’y avons peut-être pas gagné en objectivité, puisqu’après tout c’était encore le simple désir de partir et pas l’enquête journalistique qui nous avait placé-là, mais nous y avons au moins trouvé un additif à notre projet initial : l’envie de raconter ».
L'amnésie des paysages d'Istanbul
Nombre d'églises et de cimetières chrétiens ponctuent les rues de Beyoglu, au cœur de la métropole turque. La conservation de ces édifices arméniens, grecs et syriaques par les pouvoirs publics ne suffit pas à masquer la disparition des quartiers multiconfessionnels dans lesquels ceux-ci s'inscrivaient jadis, ni l'histoire des violences qui les ont frappés. Ce jeu de dupe initié par la Turquie à l'échelle du paysage urbain révèle une politique patrimoniale visant à occulter la présence ancienne des minorités chrétiennes.
Par Paul Lombaert
À Istanbul les distances à pied s'allongent. Les voyageurs occidentaux sont concentrés dans le quartier de Beyoglu, sur la rive européenne, par cette main invisible du tourisme de masse qui veut que les hôtels bon marché, les auberges de jeunesse et les appartements de location type "Airbnb" se soient donnés rendez-vous au même endroit. Aussi, pour rentrer chez soi, les transports en commun vous abandonnent volontiers place Taksim, depuis laquelle il faut longer pendant une demi-heure l'interminable avenue de l'Indépendance, la fameuse Istiklal Caddesi.
Vers la fin de l'après-midi, l'artère grouille souvent de piétons, d'immenses écrans publicitaires, de vendeurs ambulants et de policiers, mi-attentifs mi-désœuvrés. On piétine sous les milliers de fanions aux couleurs de la Turquie qui composent au-dessus de nos têtes comme le toit d'une volière, parmi les sollicitations sans repos des vendeurs de moules farcies et de jeux à gratter. Le regard alourdi de fatigue s'accroche à des repères familiers qui sont autant de preuves de notre progression : la mosquée Taksim, puis le Consulat de France, le musée Madame Tussauds avec comme hameçon, en vitrine, une effigie en cire de l'actrice américaine Jennifer Lawrence, puis quelques grands magasins identifiables, des enseignes occidentales de prêt-à-porter pour la plupart.
On remarque enfin l'imposante église catholique Saint-Antoine de Padoue, en léger contrebas de l'avenue. Édifiée au début du XXème siècle par la communauté italienne de Constantinople, ses portes grillagées sont tout le temps ouvertes, des paroissiens nombreux se mêlent aux curieux, il s'y donne régulièrement des messes. Là, une atmosphère de tolérance gagne enfin Istanbul. L'église nous convainc de l'ouverture spirituelle des Turcs, comme les grands magasins nous persuadaient de l'ouverture de leur économie. Peut-être l'importante cohorte de policiers a-t-elle pour mission de protéger l'une comme l'autre.
À l'écart de l’avenue Istiklal
Si, au seuil d'Istiklal, on préfère bifurquer immédiatement à gauche, entre le Consulat de France et la mosquée, on découvre l'étroite rue Kurabiye de laquelle on se donne une chance d'apercevoir le haut clocher de l'église arménienne Surp Ohan Voskiperan. Il n'est pas surprenant qu'un détour soit nécessaire pour la remarquer. La mosquée Taksim, dont le chantier a débuté en 2017 et s'est achevé en 2021 en présence du président de la République Recep Tayyip Erdogan, fut précisément bâtie pour l'effacer de la perspective de la place Taksim, et du même coup détourner les regards de l'église grecque de la Trinité, dressée de l'autre côté d'Istiklal. Une bataille silencieuse se livre sur l'avenue pour le contrôle du paysage.
Cent mètres plus bas sur la rue Kurabiye, l'église de l'Archéparchie catholique arménien survit elle aussi à l'écart de l'attention touristique, dissimulée à l'intérieur d'un immeuble stambouliote typique et neutre, sans clocher ni croix apparente, qu'elle partage avec un supermarché Sok. Seules les armoiries de l'Archéparchie arménien de Turquie, qui surmontent une morne porte en fonte, la signalent.
De là, d'étroites rue pentues se glissent vers le sud de Beyoglu. Le quartier de Dolapdere commence. Les maisons colorées qui accompagnent les environs d'Istiklal s'étiolent vite, laissant place à des façades décrépies ou effondrées, dont la menuiserie aux fenêtres s'affaisse sur la rue ou sur un terrain vague adjacent. L'asphalte manque au revêtement des trottoirs ; une terre noircie et jonchée d'herbes folles grignote les rues, sur lesquelles des enfants accrochés à trois ou quatre sur une mobylette, à la façon d'acrobates, interrompent leur course pour faire la manche. Aucun touriste en vue ; les rues sont vides, à cinq minutes à pied de l'axe piéton le plus fréquenté d'Europe.
Au-dessus des immeubles ruinés de Dolapdere, entre les étoffes suspendues aux cordes à linge qui ne sont plus des drapeaux turcs mais des tapis et des draps, on aperçoit les tours, hautes comme des beffrois, de l'église syriaque de la Vierge Marie et de l'église grecque Saint-Constantin. L'une comme l'autre est entourée de murailles. Leurs entrées, perdues dans l'écheveau compliqué des rues, semblent refuser qu'on les retrouve. Une fois sur place, il faut sonner et attendre l'arrivée du gardien : un paroissien mutique sous l'œil soucieux duquel on visite le jardin et la nef désertés.
Des églises rénovées et isolées
L'apparence extérieure des églises arméniennes, syriaques et orthodoxes de Beyoglu est chaque fois impeccable : les pierres ont été ravalées, les bas-reliefs et les motifs décoratifs ornant la façade sont intègres et sans défaut, conformes aux goûts néoclassique et néogothique du XIXème siècle. Quant à l'intérieur, on y est frappé par l'aspect neuf des objets qu'il renferme, des fresques et des peintures murales. Si la présence chrétienne dans le quartier est aussi ancienne que le quartier lui-même, rien dans les églises ne semble être antérieur aux premières années du siècle dernier. Il paraît hors de doute que les édifices ont fait l'objet de rénovations ou de reconstructions récentes.
À proximité immédiate des églises, enfin, rien ne différencie en apparence l'activité des rues de celles des autres quartiers résidentiels d'Istanbul. On y rencontre les mêmes salons de thé remplis d'homme mûrs occupés à jouer, les mêmes "lokanta", ces restaurants populaires, les échoppes de produits de téléphonie, les garagistes, les magasins de vêtement en vrac et les mosquées modernes.
L'existence défensive et retranchée des églises de Beyoglu, ancrée au sein d'un environnement qui les ignore et les a comme oubliées, correspond également à celle des cimetières grecs orthodoxe et catholique latin, situés quelques centaines de mètres plus au nord, à Osmanbey. Difficilement visibles derrière leur mur d'enceinte, ils n'ouvrent que quelques heures par semaine et demeurent obstinément vides. Davantage que d'isolement, ils souffrent d'anachronisme : les sépultures les plus récentes datent des années 1970, quasiment aucune n'est entretenue. La tombe de M. Raymond, par exemple, né à Pau en 1827 et mort à Constantinople en 1887, chef-électricien du Sultan, n'est plus fleurie. Aucun panneau n'indique non plus ces cimetières, nul comportement ne les prend en compte. Ils ont perdu toute faculté d'intervention dans leur environnement proche. Le paysage, le contexte qui pouvaient justifier leur histoire, ont disparu bien avant eux.
De Beyoglu à Osmanbey, églises et cimetières forment un système de points sans réelle continuité spatiale entre eux, semblables à des îles sans rapport avec l'océan qui les séparent. Il y a bien des paroissiens orthodoxes qui se rassemblent le temps d'une messe ; il n'y a plus de quartier orthodoxe. Les monuments épars maintiennent une impression générale de tolérance, et illustreraient le maintien d'une attitude laïque de la part du gouvernement turc, consistant à ne pas les détruire, à les rénover au contraire et les protéger des agressions quelquefois.
La politique de conservation de ce patrimoine s'accommode il est vrai de la soustraction progressive du paysage officiel d'Istanbul, c'est-à-dire des images que l'on en offre aux touristes et que relaient les médias gouvernementaux, de tous les signes relatifs aux communautés chrétiennes endogènes à l'histoire du territoire revendiqué par la Turquie. La reprise en main de Taksim et de l'avenue Istiklal par le gouvernement du Parti de la Justice et du Développement (AKP), accélérée à partir de la répression des manifestations de 2013, n'a pas seulement débuté par le quadrillage policier de Beyoglu, prolongé par la transformation d'Istiklal en artère commerciale où, à la mémoire contestataire des luttes, devaient se substituer les pratiques dépolitisées des consommateurs. Elle s'est tout autant imposée par l'exclusion des paysages de tout ce que refusait d'intégrer l'identité turque. Si l'église Saint-Antoine de Padoue a conservé son emplacement au cœur d'Istiklal, c'est que son origine italienne, évoquant plutôt l'histoire migratoire et diplomatique des dernières années de l'Empire ottoman, la distingue nettement des églises arméniennes, syriaques et grecques dont l'implantation en Anatolie, sur le plateau arménien et les rives de la mer Égée précède dans le temps l'apparition du monde ottoman et, a fortiori, de la République turque. Les racines mélangées qu'elles prêtent à la Turquie contestent, par leur seule existence, tant l'historiographie kémaliste que les récits islamo centrés que s'efforce d'imposer M. Erdogan.
Des édifices conservés et des quartiers éliminés
Cette marginalisation à l'échelle du paysage n'empêche certes pas la conservation des églises au moyen de deniers publics. En 2024, l'église grecque orthodoxe des Évangiles, située au cœur de Dolapdere et bordée par l'avenue Ismak, faisait ainsi l'objet d'un important chantier de restauration : un corset d'échafaudages entourait sa carcasse en ruine, des ouvriers s'activant dessus tous les jours. La contrepartie de cette politique patrimoniale semble toutefois l'effacement des quartiers bigarrés, multiconfessionnels, qui tissaient auparavant la trame de ces monuments. Concrètement, à la rénovation des églises arméniennes et grecques de Beyoglu répond historiquement la tradition de massacres et de déplacements coercitifs qui accompagnent le développement de la République turque dans ce même quartier. Les Arméniens qui, ayant survécu au génocide de 1915, furent tolérés au sein d'Istanbul, et les Grecs qui parvinrent à se maintenir malgré les échanges forcés de population avec la Grèce dans les années 1920, subirent ensemble les pogroms d'Istanbul de 1955, dans lesquels la responsabilité directe de l'armée turque est désormais établie. Ceux-ci eurent précisément lieu de Beyoglu à Osmanbey, où soixante-treize églises furent endommagées ou détruites, et la communauté grecque massivement expropriée et contrainte à l'exil. La politique de conservation des églises intervient comme le complément d'épurations ethniques poursuivies avec méthode dans les quartiers mêmes où celles-ci se trouvent : ainsi maintient-on dans les rues une illusion de diversité qu'aucune pratique, aucune réalité sociale ne corrobore plus. De là l'impression d'isolement que les monuments chrétiens confèrent. Les façades immaculées, les intérieurs contemporains des églises évoquent la répétition des saccages, pillages et actes de vandalisme. La rénovation succède à la destruction. Il n'y a donc pas de contradiction entre le massacre des populations grecques de Dolapdere et la rénovation de l'église des Évangiles ; il n'y a pas non plus, de l'une à l'autre, acte de contrition ou travail de mémoire de la part des pouvoirs publics. La patrimonialisation confirme la violence, en introduisant dans le paysage une tolérance superficielle et fictive qui en occulte l'historique. La réponse aux pogroms de 1955 s'avère être cet urbanisme qui protège les monuments pour masquer l'élimination des quartiers.
La sociologue turque Pinar Selek - dans un ouvrage intitulé Parce qu'ils étaient arméniens (Liana Levi, 2015) consacré à l'invisibilisation des Arméniens dans l'espace public turc - témoigne de sa rencontre avec sa voisine de palier, une pharmacienne arménienne dont le corps porte les cicatrices des attentats de 1955. Cette année-là, la pharmacienne a quitté Beyoglu, l'appartement familial et le café tenu par son père, pour se réfugier sur la rive asiatique du Bosphore. Ensemble, dans les années 1990, les deux femmes entreprennent de retourner à Beyoglu afin de retrouver le café paternel. Il ne reste aucune trace de l'établissement arménien, que la fille de l'ancien tenancier ne parvient pas à identifier. De ce patrimoine banal mais vivant, réparti au hasard des rues, au pied des clochers rénové, aucun plan de conservation ne s'est jamais préoccupé.
Marcher dans Istanbul, cela impose de s'accoutumer à un paysage en trompe-l'œil, discret au sujet de l'héritage mélangé de la ville, muet quant à la somme des exactions qui en constituent l'histoire contemporaine. Parfois, des monuments surgissent qui épellent la liste des communautés naguère présentes, dont l'évocation sporadique est le masque de la disparition presque totale. On suit inlassablement des rues amnésiques, incapables de nous renseigner à propos de ceux qui, il y a soixante-dix ans encore, s'y promenaient chaque jour.