Le portrait de la jeune fille arménienne a remporté la première place dans la catégorie « Portrait/Image individuelle » du concours international de photojournalistes World Press Photo 2020. En février, le jury l’avait inclus dans la liste des nominés.
L’héroïne de la photo est Eva, une jeune arménienne de 15 ans qui s'est réveillée il y a moins d'un an d'un état catatonique provoqué par le syndrome de résignation. Elle est assise dans un fauteuil roulant, entourée de sa famille, au centre d'accueil des réfugiés dans la ville polonaise de Podkowa Leśna. L'auteur de la photo prise en juin 2019 pour l'édition polonaise de Duży Format, Gazeta Wyborcza est Tomek Kaczor. Il a appelé son travail « Awakening » (Éveil).
Tomek fait principalement de la photographie de paysage. Dans sa conversation avec Spoutnik Armenia, il a noté qu'à un moment donné, ce genre a commencé à acquérir une importante signification sociale en raison des catastrophes climatiques. De son propre aveu, il ne peut pas regarder calmement comment les gens détruisent la nature, c’est pourquoi ces dernières années, il a donc consacré la majeure partie de son temps à ce genre photographique.
Comment Tomek Kaczor a-t-il connu ce syndrome dissociatif ?
« Pour la première fois, j’ai entendu parler du syndrome de résignation de ma femme Dorota Borodaj. Elle est journaliste », raconte Tomek. Dorota elle-même l'a appris grâce au travail du photojournaliste suédois Magnus Wennman. Au fait, sa photo a remporté la catégorie « Portrait / Image individuelle » World Press Photo 2018. L'auteur a dépeint deux jeunes filles roms réfugiées du Kosovo qui dorment. La photo s'appelle « Resignation syndrome » (Syndrome de résignation) et a été prise en Suède. C'est dans ce pays que la grande majorité des cas de catatonie sont enregistrés.
Qu'est-ce que le syndrome de résignation ?
La catatonie touche dans la plupart des cas les enfants d’immigrés qui ont été témoins de violences (souvent contre leurs parents). Ce syndrome rend les patients passifs, incapables de manger, de parler et immunisés contre les stimuli physiques. Cet état peut durer de plusieurs semaines à plusieurs années. La rémission et le retour progressif à la vie normale viennent après la stabilisation des circonstances de vie.
« Ce mal étrange est présent surtout en Suède. Des cas y sont enregistrés depuis les années 2000. Elle a été vécue par les enfants de nombreux migrants... La Catatonie est une sorte de tentative d'évasion de la réalité résultant du pire stress vécu », dit Tomek. Il note qu'il n'est pas nécessaire que les familles de ces enfants fuient les pays en guerre – « la migration forcée a de nombreuses causes ». Ils sont souvent témoins d'événements dramatiques et même violents dans leur propre pays. Toutefois, ils peuvent également répondre de manière similaire aux procédures de réinstallation involontaire et, plus encore, d'expulsion.
« Ce syndrome touche généralement les enfants entre 9 et 18 ans, c'est-à-dire à l'âge où ils sont déjà bien conscients de ce qui se passe autour d'eux. Le fait est que les enfants s'adaptent très vite dans le nouveau pays ; ils apprennent la langue, commencent à se sentir en sécurité et quand ils apprennent que tout cela sera bientôt terminé et qu'ils devront à nouveau déménager, ils subissent un stress énorme », explique le photojournaliste.
Selon les médecins suédois, la meilleure thérapie dans ce cas consiste à offrir à l’enfant une vie stable, ordinaire et sûre, afin qu'il puisse retrouver un sentiment de sécurité.
Eva était tombée dans un état de stupeur lorsque sa famille a essayé de demander l'asile en Suède, mais ils ont été menacés de déportation en Pologne. De Pologne, sa famille aurait pu être renvoyée d'où elle venait en Europe. Des informations plus détaillées sur le lieu où vivait cette famille avant de s'installer en Europe, ainsi que sur les raisons mêmes du déménagement ne sont actuellement pas disponibles au public.
Rencontre avec Eva
Après avoir vu les enfants « endormis » de Magnus Wennman, Dorota a décidé de préparer un article sur ce sujet pour la presse polonaise. Juste en travaillant sur l'article, elle a appris l'existence d'Eva et que la jeune fille vit en Pologne, près de Varsovie. Elle a contacté les parents qui ont accepté une rencontre et une conversation en tête à tête. « Nous avons rencontré Eva et sa famille en juin dernier. La fille a commencé à « se réveiller » quelques semaines auparavant, elle était donc déjà consciente lorsque nous nous sommes rencontrés. Il était très important pour moi de savoir qu'elle n'est pas elle-même contre la publication », dit Tomek.
À la remarque selon laquelle la fille sur la photo fait plus vieille que son âge, le photographe répond par l'affirmative : « Elle a vécu quelque chose que peu d'enfants de son âge ont vécu. Eva a été dans un état d'apathie pendant huit mois ». Tomek raconte qu'à l'époque, lorsqu'il l'a rencontrée, il a pris quelques photos, et il pensait que c'était la façon la plus sûre de raconter une histoire universelle et de toucher le spectateur, même s'il n'était pas dans le sujet.
Le photographe n'avait aucune idée que la photo obtiendrait une telle reconnaissance et pourrait « aller » au-delà de la Pologne. Il est intéressant de noter qu'au cours de ses 12 années de carrière, il n'a jamais participé à un concours. Et cette fois non plus, il n’avait pas l’intention de le faire… « Mais après la publication, de nombreux amis et collègues ont fortement conseillé d'envoyer la photo à World Press Photo. Finalement, je l'ai fait : j'ai envoyé le travail quelques heures avant la date limite de dépôt des candidatures. Et c'était ma première expérience de participation à un concours photo », raconte Tomek.
« Le photographe est toujours responsable des personnes ou des histoires que son travail raconte »
La victoire fut une surprise. Selon Tomek, en étudiant les photos gagnantes de ces dernières années, il est difficile de prédire ce qui attirera l’attention du jury de World Press Photo. Lorsqu'on lui demande si Eva elle-même est au courant, le photographe répond : « Ma femme et moi avons personnellement communiqué à Eva et à sa famille toutes les nouvelles concernant cette photo, de la publication dans un magazine polonais à la nomination et à la première place, ce qui, soit dit en passant, était très inattendu pour eux aussi ». Il ajoute également qu'en général, ce n'est pas facile pour la famille de la jeune fille, car l'image leur rappelle les moments sombres et difficiles où Eva était malade. « Et pour moi, leur tranquillité d'esprit et leur sécurité sont par-dessus tout. Je pense que le photographe est toujours responsable des personnes ou des histoires que son travail raconte », dit-il.
Tomek est en contact avec Eva et sa famille. Il constate une fois de plus que la jeune fille s'est déjà complètement rétablie. Elle va à l'école et se sent protégée en Pologne. Avec l’œuvre « Awakening », il a cherché à transmettre au public plusieurs sujets qui le préoccupent. Premièrement, cela concerne le fait que plus de la moitié des personnes déplacées sont des enfants. Et bien sûr, Tomek, de son propre aveu, a voulu montrer ce qui se passe lorsque ces enfants perdent leur sentiment de sécurité. Toutefois, la photo montre également que la confiance perdue dans le monde peut être regagnée grâce à des efforts conjoints.
Source : Spoutnik Armenia