« Être vivant », c'est le thème de la cinquième édition de la Nuit des Idées. Conférences, expositions, tables-rondes et interventions sur le thème de la préservation du vivant ont rythmé la Nuit des Idées en Arménie, le 30 janvier dernier, organisée par l’Ambassade de France en Arménie, en partenariat avec la Mairie d’Erevan. Parmi les intervenants, Mme Caroline Gervais, chercheuse française en développement durable, qui a ouvert la soirée avec une conférence inaugurale. Elle a accordé une interview au Courrier d’Erevan où elle parle des objectifs principaux du développement durable et met en exergue l’importance de dialogue pour trouver des solutions optimales aux problèmes majeurs de la nature, à savoir de la société humaine.
Par Sona Malintsyan
À l’heure actuelle, on parle beaucoup du développement durable. Comme nous lisons dans la définition officielle, c’est « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Qu’en pensez-vous ?
Je trouve que c’est une excellente définition. Elle synthétise en une phrase l’enjeu de solidarité intergénérationnelle, c’est-à-dire entre les générations d’hier, d’aujourd’hui et de demain, et intragénérationnelle, c’est-à-dire tout le vivant sur cette planète. Moi je n’ai rien à ajouter là-dessus. Après la difficulté c’est comment opérationnaliser ça ? C’est une très belle définition mais elle ne donne pas des repères concrets.
Quelles sont les causes de l'émergence du concept d’après vous ?
J’étais très petite à l’époque mais il y a un livre (« Perdre la Terre » de Nathaniel Rich) qui est sorti il y a deux ans et qui retrace l’histoire de la période 1979-1989. C’est justement à cette époque qu’on a commencé à parler du changement climatique, aux Etats-Unis. Ce n’est qu’en 1989 que l’on a pratiquement réussi à signer un accord international contraignant sur les émissions de gaz à effet de serre, et puis la couche d’ozone, la première révolution industrielle, etc. Je n’ai pas de regard historique dessus mais je pense que tous ces éléments-là ont incité les gens à se poser des questions. Effectivement, on avait déjà accumulé pas mal d’informations qui disaient que ça ne va pas et on a commencé à prendre conscience des impacts de l’utilisation intensive des ressources. Alors, les gens ont décidé de s’inscrire dans une logique qui pense également aux générations d’après.
Et comment vous avez commencé à vous intéresser au développement durable ?
Au départ, je suis géologue et après j’ai fait une thèse en gestion et traitement des déchets industriels. J’ai même fait un post-doctorat en Angleterre sur le même sujet. À un moment donné, je me suis dit que je ne vais pas faire une recherche sur les déchets pendant cinquante ans. J’étais dans la même université que Tim Jackson[1] qui a écrit un rapport qui s’appelle Prospérité sans croissance. Et il était en train d’ouvrir dans la même université où j’étais une chair de développement durable. Et c’est comme ça que j’ai bifurqué vers ce domaine. C’était en 2001 et après j’ai rejoint une ONG anglaise qui s’appelle Forum for the futur et ça m’a permis après de découvrir la démarche avec laquelle je travaille encore aujourd’hui, qui vient de Suède et qui s’appelle The Framework for Strategic Sustainable Development. Moi j’utilise toujours cette démarche et ce que j’ai fait à la Nuit des idées c’était dire qu’elle existe. Ça fait 30 ans qu’elle existe, il y a pleine d’organisations qui l’utilisent (entreprises, municipalités) mais elle n’est pas encore assez connue en fait. Ce qui est intéressant avec cette démarche, la raison pour laquelle elle a été développée c’est qu’il faut qu’on ait un langage pour parler de ce truc du développement durable. Son intention est de définir un cadre qui nous permet d’avoir un langage commun et après, définit le terrain de jeu dans lequel il peut y avoir la durabilité ; au-delà c’est hors-jeu !
Concernant cette notion de durabilité, à votre avis, pourquoi est-il essentiel que le développement soit durable et que se passe-t-il si la croissance ou le développement ne se fait pas de manière durable ?
C’est vrai qu’il y a beaucoup de gens qui discutent autour du terme de « durable » en disant que le terme a été mal traduit parce qu’en anglais ça se dit sustainable. On peut polémiquer sur les mots mais en fin de compte c’est un développement qui dure, on ne parle pas d’un développement qui doit devenir plus gros, plus grand. Aujourd’hui pour moi le développement durable c’est un vrai projet de société car il permet aux générations futures de vivre.
Quels sont les plus gros problèmes auxquels notre planète est confrontée et qui vont empêcher les générations à venir de vivre dans un monde sain ?
Alors la planète est confrontée à zéro problème, c’est nous les humains qui avons un problème. La Terre souffre en ce moment parce que tout est chamboulé. L’enjeu majeur auquel on est confronté aujourd’hui c’est le dérèglement climatique : on a les méga incendies, les méga ouragans ; tout devient méga. C’est la puissance des réactions qui se passent. Un autre enjeu majeur duquel on parle de plus en plus, c’est la perte de biodiversité. Et après il y a tous les classiques, c’est-à-dire pollution due aux engrais, aux pesticides, tous ces produits chimiques qu’on a mis dans la nature et qui finissent par être soit dans la nature et générer les impacts, soit dans nos corps. Le plus important, c’est de se dire c’est quoi la source de ces impacts ? C’est quoi les choses qu’on fait de travers dans nos modes de développement qui fait qu’on génère plein d’impacts ? C’est vraiment de travailler à la source des impacts qui va être important.
La vitesse à laquelle nous consommons les ressources et générons les déchets augmente. C’est l’une des sources de ces impacts. Quels sont les moyens les plus efficaces pour sortir de ce mode de vie consumériste ?
C’est un peu coincé dans un mode de vie en fait. Pendant la Nuit des idées je parlais des gens qui font du zéro déchet, qui se remettent à se cultiver différemment et ils retrouvent du bonheur. On peut tout réinventer pour être à nouveau les conquérants. C’est possible et ça fait du bien à soi, ça fait du bien à la planète, ça fait du bien à son porte-monnaie, ça fait du bien au sens qu’on donne sens à sa vie.
Que pensez-vous de certains mouvements écologistes radicaux qui deviennent de plus en plus nombreux ?
Tant qu’il n’y a pas de violence ; pour moi c’est la limite. Ce que moi je comprends de tous ces mouvements activistes non-violents, c’est qu’en fait ce qu’ils cherchent, c’est avoir une conversation. Même moi je peux me dire mais tant pis, il y a ceux qui ne comprennent pas mais moi je vais m’installer dans un petit coin dans la campagne et je vais cultiver des légumes. Je ne peux même pas décider de faire ça parce que si je fais ça dans mon petit coin, de toute façon si tout le monde continue à faire pareil à côté, moi je ne vais pas pouvoir cultiver mes légumes parce qu’à un moment donné il n’y aura plus d’eau, il n’y aura plus de graines, etc. On est tous dans le même bateau. Et je pense qu’il y a plein de gens qui réalisent ça et donc on est obligé de discuter avec tout le monde. Et le défi majeur c’est de réussir à faire ce dialogue, à être vraiment curieux, à comprendre la représentation de l’autre.
Vous travaillez sur les questions environnementales depuis 19 ans déjà. Quels sont les principaux changements que vous avez vus dans le domaine du développement durable pendant ce temps ?
C’est vrai que depuis les derniers cinq ans les informations et les défis deviennent de plus en plus alertants. Les gens commencent à comprendre que ce n’est pas une blague le changement climatique. Aujourd’hui dans mon métier, je me trouve confrontée à des publics qui parfois savent qu’il y a le changement climatique mais ils ne l’ont pas senti sur leurs propres peaux. Les gens commencent à comprendre que ce n’est pas juste un chiffre, dehors, ailleurs. C’est là et c’est aujourd’hui. Du coup, il y a une espèce de choc émotionnel. Et maintenant il faut prendre soin des gens en cette dimension-là. Je pense que c’est bien parce que là on s’est déconnecté du vivant. Lorsqu’on ressent ces émotions, quelque part on se reconnecte au vivant. On se rend compte qu’on n’est pas un truc à part. Ça c’est peut-être le plus grand changement.
Et pour terminer, trois enjeux pour notre meilleur avenir à tous[2].
Pour moi l’enjeu des enjeux ça va être de réussir à dialoguer. Quelquefois ce n’est pas facile mais chacun fait le maximum de son effort pour dialoguer. Et dialoguer ne veut pas dire tenter de convaincre l’autre, c’est être vraiment curieux de sa représentation, c’est offrir des questions mais de vraies questions, et non pas des questions qui veulent critiquer.
Pour dialoguer d’une manière constructive on a un enjeu de langage commun. Je reviens sur mon référentiel dont je parlais. Pour moi il y a un vrai enjeu d’éducation avec ce type de langage. Il faut vraiment pouvoir décortiquer les choses. Hier j’étais à l’École française, je discutais avec les jeunes étudiants et j’ai appris qu’en Arménie les enfants apprennent à jouer aux échecs à l’école. Et la démarche dont je parle est basée sur la logique du jeu d’échecs. Pour faire échec au roi, vous avez certainement des principes à respecter. Et après, chaque joueur va jouer en fonction de qui il est, des possibilités et du contexte. Ce langage impose les conditions nécessaires à des sociétés durables. C’est quoi les conditions pour faire échec à la non-durabilité de notre société. Une fois vous avez cette compréhension-là, vous pouvez jouer comme vous voulez, il y a beaucoup de liberté.
Et mon troisième point, c’est que maintenant on parle beaucoup de vouloir renoncer à des besoins. Il y a trop un discours qui ne nous rapetisse pas la vie autour du développement durable. Il faut vraiment enrichir le discours sur l’invention et non pas la renonciation. Inventer de nouveaux chemins, être les pionniers, éclairer de nouvelles façons de faire et pas rester dans la trajectoire que nos ancêtres ont posée.