Les États-Unis, facteur déterminant de l'avenir de l'Arménie… Contre toute attente

Opinions
05.10.2022

Armen Grigoryan, secrétaire du Conseil national de Sécurité annonçait le 5 octobre que la libération de dix-sept soldats arméniens avait été rendue possible par une médiation américaine au plus haut niveau, celle de Jake Sullivan, conseiller spécial de Joe Biden. Sortant de leur torpeur depuis la guerre des 44 jours, les Etats-Unis ont semblé manifester un regain d'intérêt pour le Caucase à la suite de l'invasion russe en Ukraine en début d'année.

Déplacement de hauts responsables du gouvernement, nomination cet été d'un nouveau co-président du Groupe de Minsk, Philip Reeker, représentant spécial pour la région, les affrontements sanglants des 13 et 14 septembre ont soudain poussé les Américains à passer la vitesse supérieure. Rencontres des ministres des Affaires étrangères arménien et azerbaïdjanais à la Maison-Blanche, entretiens téléphoniques aux plus hauts niveaux, dont ceux de Joe Biden à Nikol Pashinyan et Ilham Aliyev, jusqu'où les Etats-Unis iront-ils pour défendre la survie et l'avenir de l'Arménie.

C'est la question que se pose Simon Maghakyan, jeune chercheur invité à l'Université Tufts du Massachussets et directeur exécutif de Save Armenian Monuments. Le 3 octobre, il s'exprimait dans les colonnes du Time.

 

 « Peu de gens seraient surpris d'apprendre que les États-Unis participent au soutien d'une nation démocratique qui a récemment été envahie par son voisin autoritaire. Mais de nombreux Américains ignorent probablement que leur pays en fait de même pour deux nations post-soviétiques de ce type : non seulement l'Ukraine, mais aussi l'Arménie, qui souffre de l'invasion de l'Azerbaïdjan depuis près de trois semaines maintenant.

Les deux situations ne sont pas sans rapport. Un facteur clé de l'engagement actuel des États-Unis en Arménie est l'absence visible de la Russie dans une région que cette dernière considère comme son arrière-cour. Mais les États-Unis n'essaient pas simplement d'écarter la Russie du Caucase du Sud post-soviétique. Au contraire, Washington semble avoir pris conscience de la gravité de la menace, non seulement pour l'Arménie, mais pour le monde entier.

Dans les premières minutes du 13 septembre, alors que les familles de l'Arménie orientale dormaient, sans provocation préalable, l'Azerbaïdjan a déclenché le bombardement à l'artillerie lourde et aux drones de combat de trois douzaines de villes arménienne. Les deux pays sont engagés dans des hostilités intermittentes depuis des décennies au sujet de la république contestée du Haut-Karabakh, mais le régime azerbaïdjanais semble désormais profiter de l'impréparation militaire de son rival et de l'inattention du monde entier, notamment de la Russie. L'Azerbaïdjan a tenté de nier avoir attaqué à l'intérieur des frontières de l'Arménie, mais l'assaut a été si intense que les satellites de surveillance des incendies de la NASA ont détecté des anomalies thermiques massives. En deux jours seulement, les forces azerbaïdjanaises ont tué plus de 200 Arméniens, selon le décompte officiel du gouvernement, principalement des soldats,. Les vidéos diffusées par les envahisseurs semblent les montrer riant tout en mutilant des femmes arméniennes tombées au combat et exécutant des soldats arméniens qui s'étaient rendus.

De plus amples détails sur l'incursion ont été communiqués par des journalistes et des responsables basés en Arménie. Le 14 septembre, des journalistes étrangers ont rapporté avoir essuyé des tirs d'obus azerbaïdjanais dans la ville arménienne de Sotk, qui n'est nulle part à proximité d'installations militaires. Le lendemain, lors de l'audience d'urgence du Conseil de sécurité des Nations unies, l'Arménie a révélé que, malgré le cessez-le-feu de la veille, l'Azerbaïdjan amassait des troupes supplémentaires, notamment au Nakhitchevan, l'exclave azerbaïdjanaise bordant le sud-ouest de l'Arménie. Cela ouvrirait un deuxième front d'invasion. Le 23 septembre, les ambassades occidentales à Erevan ont émis des "avertissements aux voyageurs", toujours en vigueur pour le sud de l'Arménie et au-delà, insinuant qu'elles s'attendaient à de nouvelles attaques. Cependant, de nombreux médias à travers le monde manquent de journalistes prèsents sur le terrain, de sorte que les actualités d'Arménie demeurent largement en dehors des radars du grand public.

Ce n'est qu'après la visite de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants, en Arménie le week-end du 17 septembre, pour soutenir la "sécurité et la démocratie" arméniennes contre les "attaques illégales et meurtrières" de l'Azerbaïdjan, qu'il est apparu clairement que les États-Unis, dans une transformation spectaculaire, s'engageaient pleinement, bien que probablement uniquement sur le plan diplomatique, dans la prévention des menaces existentielles contre l'Arménie.

Jackie Speier, l'une des deux membres du Congrès arméno-américaines accompagnant la Présidente Pelosi, a rappelé lors d'un grand rassemblement à Los Angeles le 25 septembre, qu'en Arménie, elle avait dit à leur hôte, le Premier ministre, qu'elle ne voulait pas qu'une autre fille se sente comme quand elle quand elle a grandi : réticente à s'identifier comme arménienne parce que sa patrie, qui faisait alors partie de l'URSS, ne figurait pas sur la carte du monde. Ainsi qu'elle l'annonçait lors du rassemblement, elle a présenté une résolution condamnant et rendant responsable l'Azerbaïdjan de l'agression et des crimes de guerre, demandant des comptes à ce pays à la suite d'une motion similaire présentée par l'éminent représentant démocrate à la Chambre, Adam Schiff, et d'une résolution bipartite du Sénat présentée par les sénateurs Bob Menendez et Marco Rubio. Mais il ne s'agit pas de politique électorale interne.

De manière plus significative - d'autant plus que le Congrès a toujours été attentif aux préoccupations des électeurs arméno-américains - la Maison Blanche a désormais transformé sa rhétorique traditionnellement "both-sidist" ("des deux camps") sur le conflit. Ce sont les États-Unis, et non la Russie hégémonique régionale, qui ont joué le rôle clé dans l'arrêt de l'agression de l'Azerbaïdjan les 13 et 14 septembre. Depuis lors, l'administration Biden a organisé de nombreuses réunions pour et avec des responsables arméniens et azerbaïdjanais, tant en personne qu'au téléphone, et ce, malgré les menaces du président autoritaire de l'Azerbaïdjan qui a fait de l'arménophobie sa formule de consolidation du pouvoir depuis qu'il a hérité de la présidence en 2003 et selon lesquelles « rien ni personne ne peut nous arrêter ».

L'engagement des États-Unis peut également surprendre étant donné que l'Arménie fait officiellement partie de l'OTSC (Organisation du traité de sécurité collective), la mini-version ratée de l'OTAN par la Russie. Préoccupée par son invasion ratée de l'Ukraine et la mobilisation forcée de ses troupes, la Russie est à la fois incapable et peu disposée aujourd'hui à défendre son allié par traité, l'Arménie. Mais en 2020 et 2021, lors de précédentes vagues d'agression par l'Azerbaïdjan, la Russie a également choisi de ne pas faire davantage pour défendre son allié, alors qu'elle avait la puissance militaire pour le faire. Sur le papier, la Russie est le garant de la sécurité de l'Arménie démocratique. En réalité, la Russie et l'Azerbaïdjan, deux États autoritaires riches en combustibles fossiles, sont beaucoup plus proches ; le soutien indéfectible de la Turquie à ce dernier, qui est devenu un partenaire de plus en plus important pour la Russie compte tenu des sanctions occidentales, complique encore davantage le soutien de la Russie à l'Arménie.

Aujourd'hui, les États-Unis semblent se rendre compte que l'absence temporaire dans le Caucase d'une Russie préoccupée signifie une implication potentielle non seulement de la Turquie, mais aussi de l'Iran, qui a mis en garde contre les changements de frontières ; il a une frontière nord avec l'Arménie, une ligne de vie sûre vers l'Europe. Une éventuelle confrontation Turquie-Iran résultant de l'invasion de l'Arménie par l'Azerbaïdjan pourrait entraîner une déstabilisation ingérable du Moyen-Orient et au-delà, ce que ni la Russie ni les États-Unis ne souhaitent.

La récente implication des États-Unis dans le Caucase est sans précédent. Pour la toute première fois depuis la guerre froide, ce sont les actions d'un pays autre que la Russie qui comptent le plus dans la région. Washington réussira-t-il à empêcher une invasion à grande échelle de l'Arménie démocratique ? Est-elle prête à faire des sacrifices pour atteindre cet objectif, comme vendre des armes de défense à l'Arménie et sanctionner l'Azerbaïdjan, malgré l'intense pression turque et les besoins énergétiques européens ? Le seul sacrifice public américain au cours des trois dernières semaines pour défendre l'existence de l'Arménie semble être le fait de l'ex-ambassadeur américain en Arménie. Le 28 septembre, Lynne Tracy a risqué sa sécurité pour se rendre dans le Syunik, la région la plus méridionale de l'Arménie, malgré l'avertissement de sa propre ambassade lui déconseillant de visiter la région. »