Sur le patrimoine, l'Azerbaïdjan durcit le ton et prépare son “droit au retour”

Région
16.12.2025

Il n’aura pas fallu attendre longtemps. Élu le 24 novembre 2025 au sein du Comité de l’UNESCO, l’Azerbaïdjan passe déjà à l’offensive en matière de patrimoine. Sûr de lui, le Premier ministre Aliev a appelé, le 5 décembre, les institutions internationales à se saisir de la question des « destructions » du patrimoine azéri en Arménie, qu'il a rebaptisée pour l'occasion « Azerbaïdjan occidental », dans un discours ambigu aux accents irrédentistes.

 

Par Marius Heinisch 

Inversion accusatoire

Bien connu, ce procédé n’en reste pas moins efficace : rien de tel pour se défendre d’une accusation que de la retourner contre son agresseur. C’est dans cette stratégie du contre-feu que s’inscrit la charge du Premier ministre azerbaïdjanais, M. Aliev, qui, le 5 décembre dernier, à l’occasion de la conférence internationale « Héritage culturel et droit au retour » tenue à Bakou, a déclaré que « à maintes reprises, l’Arménie a détruit le riche patrimoine culturel matériel et immatériel des Azerbaïdjanais qui vivaient en Azerbaïdjan occidental, y compris leurs sanctuaires et leurs cimetières, dans une tentative d’effacer les traces du peuple azerbaïdjanais de son territoire ».

 

Cette sortie est audacieuse : alors que de nombreux acteurs internationaux déplorent la politique de destruction systématique du patrimoine arménien en Azerbaïdjan, il n'existe à ce jour aucune trace de la réciproque concernant le patrimoine azéri en terre arménienne. Le Parlement européen et l’UNESCO documentent en effet un effacement ancien et systématique des monuments, temples, cimetières et symboles arméniens, principalement dans l’exclave du Nakhitchevan et dans la région du Haut-Karabagh. La prise de position du chef d’État azéri s’apparente donc à une manœuvre tactique visant à contrer les accusations dont il fait l’objet. 

 

Alors qu'aucun traité de paix n'a encore été signé entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, le concept flou et avantageux d'un « Azerbaïdjan occidental » vidé des monuments de son peuple originel ravive les blessures d'un sentiment national azéri, mis à profit par le pouvoir pour mobiliser la société et l'opinion lors des guerres de 1991, 2016, 2020 et 2023 contre l'Arménie. Il s'agit également d'influencer l'UNESCO, dont l'Azerbaïdjan vient d'être élu membre du comité, et qui n'a jusqu'alors publié, faute de preuves, aucun rapport sur de supposées destructions du patrimoine azéri en Arménie.

 

Qui a le droit de revenir ?

Mais les propos du Premier ministre Aliev contiennent d'autres éléments de tactique. La rhétorique visant à faire déborder l’Azerbaïdjan de ses frontières occidentales vient appuyer la mention par M. Aliev d’un « droit au retour » de leurs populations soi-disant historiques dans certaines régions de l’Arménie. Calqué sur le modèle israélien de l'alyah, son discours fait avancer l'idée d'un lien indéfectible entre un peuple et une terre, au mépris le plus total de l'intégrité territoriale de la République d'Arménie. Faut-il y voir le prélude à l’arrivée d’Azéris sur les terres d’un « Azerbaïdjan occidental » dont personne ne sait où il commence et où il finit ?

Ce discours exploite en tout cas une vulnérabilité de la construction nationale arménienne. Si les accusations concernant le patrimoine sont largement infondées, l’histoire fournit des arguments en faveur de l'idée d'un « droit au retour » : il existait en effet des populations azéries installées à Erevan et dans l’Arménie. Avant le génocide et la constitution de la République d'Arménie en foyer national des Arméniens, ces derniers formaient une population surtout urbaine, dispersée de Thessalonique à Bakou, et pratiquement majoritaire nulle part. Il est donc avéré que des Azéris vivaient sur le territoire de la République d’Arménie, et il faut immédiatement ajouter sa réciproque. Au Nakhitchevan, à Bakou et dans le Haut-Karabagh, vivaient par centaines de milliers des Arméniens, et ce bien plus récemment que les Azéris. Il faut également ajouter que, de part et d’autre, les constructions nationales arménienne et azerbaïdjanaise ont eu lieu depuis 1991 selon des logiques ethniques. Ni l’Azerbaïdjan ni l’Arménie n’ont accepté l’idée d’un droit des populations historiques à revenir habiter leurs terres ancestrales.

 

Si donc « droit du retour » il y a, celui-ci ne peut être que partagé, dans une région marquée tout au long de son histoire par des mouvements incessants de population. Au vu de la brutalité avec laquelle l’Azerbaïdjan a expulsé les populations arméniennes du Haut-Karabagh en 2023, on peut s'étonner que M. Aliev se positionne en faveur d'un droit autochtone.

 

Les vertus de l'ambiguïté

La principale fonction du discours prononcé lors de la conférence internationale « Héritage culturel et droit au retour » est précisément son ambiguïté. M. Aliev utilise des concepts reconnus par la communauté internationale, comme le droit au retour ou la préservation du patrimoine, pour faire avancer, pas à pas, l'idée d'une légitimité extra-territoriale de l'Azerbaïdjan. Quels en sont les bénéfices ? D'abord, l'inquiétude provoquée chez le voisin, qui est précieuse dans un contexte de négociations encore en cours concernant la route reliant la métropole azerbaïdjanaise à son exclave du Nakhitchevan, via le territoire souverain arménien.

Mais la posture azérie place surtout l’Arménie face à un dilemme : soit elle réplique en affirmant que l’Azerbaïdjan ment au sujet du patrimoine et que les destructions ont lieu à leur détriment sur leurs monuments, mais elle risque alors de s’enfermer dans un débat sans fin face à un interlocuteur capable de tous les mensonges ; soit elle assume la complexité de l’histoire caucasienne et de ses dynamiques de peuplement, mais elle risque alors de justifier les prétentions de l’adversaire sur son « Azerbaïdjan occidental ».

 

Les autorités arméniennes ont rapidement tranché. En visite officielle en Allemagne, le Premier ministre, M. Pachinian, a annoncé avoir soumis au gouvernement azerbaïdjanais une « feuille de route » sur le droit au retour. Il y propose de reconnaître l'impossibilité de mettre en œuvre un tel droit, car cela impliquerait le retour des Arméniens d'Artsakh dans le Haut-Karabagh, ce que l'Azerbaïdjan a toujours refusé.

 

Mais peut-être était-ce là le premier objectif de M. Aliev : effrayer son homologue afin de lui extorquer, à peu de frais, la reconnaissance du fait que les déplacés d’Artsakh ne remettront jamais les pieds sur leurs terres. Ainsi, un droit de retour réel a été troqué contre un droit de retour fictif, les 150 000 Arméniens déplacés de force d’Artsakh contre les habitants historiques d’un « Azerbaïdjan occidental » dont les déplacés sous l’Union soviétique ont reçu des indemnisations. M. Aliev aura ainsi fait sienne la maxime du cardinal de Retz, selon laquelle « on ne sort de l'ambiguïté qu’à ses dépens ». Et peut-être aussi celle du Gaulois Brennus : « Malheur aux vaincus. »