L’Arménie à la recherche d’un nouvel équilibre pour les droits humains

Société
14.10.2025

Exposées, par la nature de leur activité, aux grands vents de la géopolitique mondiale, les ONG arméniennes travaillent à ancrer malgré tout les droits humains dans l’espace politique arménien. Quelles perspectives, en Arménie, pour un secteur au financement instable mais à la nécessité grandissante ?

 

Par Marius Heinisch 

Droits humains, la chasse gardée des ONG ?

Au lendemain de son indépendance en 1991, l’Arménie voit croître sur son sol bon nombre d’Organisations Non Gouvernementales (ONG). Avec des tailles, des importances et des objectifs variés, ces organisations ont progressivement affermi leur position dans la vie publique de la république du Sud-Caucase. Accusées par les uns de favoriser l’ingérence occidentale, favorisées par les autres comme unique palliatif aux insuffisances du gouvernement, les ONG sont tour à tour objets et acteurs du débat public.

Leur rôle pourtant est - en principe - de se tenir éloigné de toute affiliation partisane ou politicienne. Pensées comme des acteurs désintéressés, au service du bien commun, ces organisations tirent leur légitimité (ainsi que leurs précieuses subventions) de leur inscription dans le cadre juridique international des “droits humains”, défini par la Charte internationale des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Ratifiée par le gouvernement arménien en 1992, cette charte engage chacune de ses parties à prendre effectivement des mesures nationales pour appliquer ses principes. Mais dans les faits, cette charge pèse quasiment intégralement sur les ONG, l’Etat n’en assurant que la portion congrue.

 

Faut-il comprendre ce désengagement public comme la marque d’une incapacité ou bien d’un désintérêt ? C’est peu dire, en réalité, que la jeune République d’Arménie n’a eu, à sa naissance, que peu de ressources à consacrer aux droits humains, laissant de facto le champ libre à des associations locales et internationales indispensables à la vie des plus précaires. On en compte aujourd’hui près de 5000 en Arménie. Mais il faut immédiatement préciser que plus de 80% de ces ONG sont inactives. Il convient donc, pour prendre la pleine mesure de leur situation, de délaisser les données officielles. 

 

Selon qu’elles sont basées dans la capitale d’Erevan ou dans les régions, que leur personnel provient de l’étranger ou du territoire national, la situation et les capacités des ONG changent, parfois du tout au tout. Parmi les 20% d’actives, les situations contrastent : sous le label “ONG” se côtoient en effet agences de grandes organisations multinationales (comme celles de l’ONU, de l’UNICEF ou de l’UNESCO, toutes trois actives en Arménie) et petites structures locales, constituées autour d’un enjeu particulier. C’est le cas de Women’s Rights House (WRH), opérant à Gyumri, et dont l’une des membres, Mme Gohar Vardamyan, explique que “les ONG, notamment celles qui travaillent autour des droits humains et du féminisme, fonctionnent souvent avec un financement limité, une charge de travail lourde et un soutien institutionnel insuffisant, en particulier en dehors d’Erevan.” Avec son équipe de dix personnes seulement, la tâche que s’est fixée WRH, “mettre un terme aux violences de genre en Arménie” peut sembler sisyphéenne. Elle se paie donc de petites victoires : “depuis le début de notre activité en 2017, nous constatons une amélioration de la situation des femmes en Arménie. Elles bénéficient notamment d’une sensibilisation accrue du public aux violences fondées sur le genre, ainsi que de la mise en place de cadres juridiques plus solides pour leur protection.”

Plusieurs éléments toutefois rapprochent les ONG, et contribuent à former entre elles un “milieu”. Ces organisations sont en effet massivement financées par l’étranger, avec en tête les grands bailleurs de fonds internationaux, adossés à des structures étatiques : l’aide des Etats-Unis pour le développement, les programmes d’assistance de l’Union Européenne, les agences onusiennes, les donneurs bilatéraux en majorité occidentaux (France, Royaume-Uni, Allemagne…). M. Mushegh Hovsepyan, directeur de l’ONG Disability Rights Agenda (DRA), indique que leurs “partenaires clés” en termes de financement sont “le gouvernement du Canada et l’Union Européenne.” Il déplore par ailleurs que l’Etat arménien n’ait mis en place “aucun mécanisme de financement pour les ONG qui, comme la nôtre, traitent de l’accès à leurs droits d’une certaine partie de la population.”

Les financements extra-nationaux fabriquent ainsi une double fragilité des ONG. Elles sont rendues, par leur mode de financement, dépendantes de donneurs étrangers lointains (pas toujours fiables, désireux parfois d’imposer leur agenda et capables de revirements au gré des changements d’orientations politiques), tout en étant sujettes, dans leur pays d’activité, au discrédit et aux procès médiatiques en “agents de l’étranger”.

 

Dans la Géorgie voisine, les droits humains à l’heure russe

C’est exemplairement le cas dans la Géorgie voisine, où l’opposition appelle “loi russe” la “loi sur la transparence de l’influence étrangère”. Ce texte, présenté au Parlement géorgien puis retiré après qu’il ait déclenché des manifestations d’une ampleur inédite en mars 2023, a finalement été adopté en juin 2024. Il tire son surnom d’une loi votée par le Parlement de la Fédération de Russie en 2012 dont il est très largement inspiré. Un an après la promulgation de cette loi qui intimait à chaque organisation recevant une partie de son financement depuis l’étranger - c’est le cas de la plupart des ONG en Géorgie et dans le monde - de s’enregistrer comme “organisation poursuivant les intérêts d’une puissance étrangère”, les ONG géorgiennes se sont, tant bien que mal, adaptées.

 

La loi sur les agents de l’étranger définit toute organisation de la société civile ou média recevant au moins 20 % de son financement de l'étranger comme une “organisation servant les intérêts d'une puissance étrangère”. Elles doivent alors s’enregistrer comme “agents étrangers” dans un registre du gouvernement, et sont soumises à un contrôle semestriel qui, selon les déclarations de leurs avocats, pourrait les contraindre à divulguer leurs communications internes et leurs sources confidentielles. 

 

Force est, toutefois, de reconnaître une victoire du gouvernement géorgien dans son coup de force contre les ONG opérant sur son sol. Les données des sondages réalisés ces dernières années, compilées sous l'égide du Baromètre du Caucase, indiquent que les efforts déployés par le gouvernement pour discréditer les activités des ONG ont bien une influence sur l'opinion publique. Entre 2021 et 2024, le pourcentage de citoyens avec une opinion négative des ONG géorgiennes est passé de 23 à 32%. Parachevant la mise au pas du “milieu”, le Parlement géorgien votait en février 2025 une loi prévoyant un transfert de 20 millions de laris (l’équivalent d’environ 6,3 millions d’euros)  aux ONG “en accord avec les domaines prioritaires pour le développement du pays”. Il faudra bien sûr être enregistré au registre des “agents de l’étranger”. 

 

Les ONG arméniennes entre gestion de crise et travail de fond

L’Arménie doit-elle s’inquiéter d'un choc similaire ? A WRH on suit les évolutions de la législation géorgienne avec angoisse. “Vue de l’Arménie, cette tendance est préoccupante. Bien que les contextes juridique et politique de l’Arménie et de la Géorgie soient différents, ils ont en commun une même vulnérabilité face aux tendances autoritaires et à la restriction des droits publics.” Mme Anna Mélikyan, juriste au sein de l’ONG Public Rights Without Borders, ne l’envisage pas encore, mais parle cependant d’un “basculement régional”, mentionnant une loi similaire adoptée par le Kirghizstan. M. Hovsepyan souligne, lui, combien vitale est la “solidarité régionale” en ces temps troublés pour les droits humains. Depuis l’entrée en vigueur de la “loi russe”, ils s’efforcent de maintenir tant bien que mal les échanges et l’assistance technique avec les organisations géorgiennes.

 

Mais l’Arménie vit au rythme de ses propres crises. La situation des ONG ne saurait y être séparée de l’actualité du pays. En plus du travail de fond sur les droits humains en général, toutes les organisations du pays ont été confrontées à l’urgence de la guerre : quel soutien concret apporter aux quelques cent-cinquante mille réfugiés soudainement arrivés du Haut-Karabakh, suite à la brutale disparition de la République d’Artsakh en octobre 2023 ?

 

Lors de l’afflux de réfugiés du Haut-Karabagh en 2023, nous avons fourni un soutien psychosocial d’urgence aux réfugiés en situation de handicap et avons documenté les difficultés auxquelles ils étaient confrontés.” raconte M. Hovsepyan à propos de la période. “Nous avons commencé ce travail pendant le blocus du corridor de Latchine et l’avons poursuivi tout au long de leur réinstallation en Arménie.”

Très rapidement, les services du gouvernement sont dépassés par l’ampleur des flux humains en provenance des territoires conquis par l’Azerbaïdjan. Se pose la question de leur destin : que faire de ces Arméniens sans-papiers qui, pour beaucoup d’entre eux, voient l’Arménie pour la première fois de leur vie ? S’il est immédiatement décidé de leur octroyer à tous la citoyenneté, l’obtention réelle des papiers et la perception effective de l’aide gouvernementale aux réfugiés est conditionnée à des démarches administratives conséquentes. Intervention, alors, des ONG, comme pis-aller des services du gouvernement débordés : PRWB, parmi d’autres, intercède en faveur des réfugiés pour l’obtention de leurs papiers auprès de l’administration arménienne. Mais, même à ce sujet, les relations avec le gouvernement ne sont pas toujours de complémentarité. Anna Mélikyan déplore que, en signe de bonne volonté dans les négociations avec l’Azerbaïdjan, “tous les mécanismes judiciaires pour les victimes arméniennes de crime de guerre ont été suspendus par notre gouvernement.” Dès lors, PRWB se tourne vers l’échelon international pour faire appliquer le droit… en cherchant à faire condamner le gouvernement arménien devant le Conseil de l’Europe. “Les condamnations du Conseil de l’Europe sont un outil puissant”, assume Mme Mélikyan. Il implique toutefois d’assumer une confrontation directe avec l’Etat.

De façon générale, conclut-elle avec tristesse, “les espoirs suscités par l’arrivée au pouvoir, en 2018, de l’administration Pashinian, ont été déçus.” M. Pashinian et son camp incarnaient alors, pour le “milieu” des ONG, la promesse d’un environnement de travail plus amène en matière de droits humains. Les quelques signes de progrès en ce sens, comme la création d’une commission gouvernementale d’intégrité des hauts-fonctionnaires et des magistrats, tournent à l’aigre. Ladite commission, déplore la juriste de PRWB, “ne rend pas publiques ses conclusions, qui ne sont de toutes façons pas contraignantes pour la nomination des officiels et des magistrats.” De même pour l’impunité policière, dont Mme Mélikyan déplore qu’elle perdure “alors même que M. Pashinian est arrivé au pouvoir à la faveur de grandes manifestations !”

 

Déséquilibre financier sur fond de désengagement américain

Il avait été décidé par l’administration du Président Biden de doubler l’aide des Etats-Unis en direction de l’Arménie, portant l’enveloppe totale sur cinq ans de 120 à 250 millions de dollars. Mais la décision, prise par la nouvelle administration du Président Trump, de dissoudre l’agence d’Etat United States Agency for International Development (USAID) a mis un coup d’arrêt à cette dynamique. En réponse au média Sputnik Armenia, le Ministère des Affaires Étrangères arménien a déclaré en mars 2025 que 110 des 250 millions avaient été versés avant la fin de l’USAID, mais que tous les projets bilatéraux avec les Etats-Unis étaient, depuis lors, gelés.

Pour le milieu des ONG, c’est un séisme de grande magnitude. “La suppression de l’USAID a été un très gros coup pour nous” confesse Mme Melikyan. “Il y a peu de temps, quasiment 100% de nos activités étaient financées par les États-Unis, via différents programmes. Nous avons dû restructurer notre budget en urgence, pour maintenir nos activités principales. Mais tous les projets de long-terme ont été abandonnés.” Un autre événement affecte les structures qui, comme PRWB, fournissent de l’aide juridique gratuite : une modification de la fiscalité arménienne qui oblige le paiement de taxes sur les prestations pro bono. “Cette loi visait le monde des avocats, mais les ONG comme la nôtre subissent un dommage collatéral. Elle intervient dans un contexte de recul du gouvernement arménien en matière d’accès à la justice : suppression de tribunaux locaux dans les régions, généralisations de procédures numériques incompréhensibles pour les plus âgés…”

Les structures de taille modeste endurent de plein fouet l'inconstance américaine. A WRH, M. Vardamyan évoque la suppression d’USAID sur le mode du désastre. “Nous connaissons une période d’instabilité, qui a ébranlé nos programmes en cours, et fait craindre le pire pour les projets futurs.” Autre piste de financement encore trop peu sollicitée, la diaspora arménienne, dont M. Hovsepyan regrette qu’elle “privilégie le caritatif, par exemple l’aide ponctuelle aux enfants, au détriment d’un soutien structuré et de long-terme aux droits humains.”

 

Pour autant, ni les retournements des soutiens étrangers, ni la passivité de l’Etat arménien, n’entament la détermination des ONG. Malgré le risque d’alimenter, dans un petit pays aux puissants voisins, la sempiternelle lutte entre influences occidentales et orientales, les ONG savent l’importance de leur unité.

 

Comme le résume M. Vardanyan pour WRH : “les ONG développent des compétences partagées, forment des alliances, et font front ensemble pour provoquer des changements dans les mentalités comme dans la législation.” Constat partagé par M. Hovsepyan, à DRA : “Je veux que chaque personne handicapée en Arménie sache que le changement est possible, si nous travaillons ensemble, et que nous mettons le gouvernement face à ses responsabilités.” Dès lors, les mots de Mme Mélikyan s’entendent aussi bien comme un constat amer qu’un ferme espoir : “Chacun dans ce pays doit être protégé. La Constitution, ce n’est pas que des mots, mais de véritables droits, concrets.”