Հայաստանի կանայք - Femmes d'Arménie : Nathalie Khatchatrian, la littéraire passionnée

Arménie francophone
11.03.2022

Elles sont professeur, journaliste, chercheuse, politicienne... Naïra, Ani, Constance, Thénie et les autres ont l'amour de la langue française en partage. Le Courrier d'Erevan les a rencontrées et leur a laissé la parole. Elles nous racontent leur histoire, en français dans le texte, simple et extraordinaire. Portraits de femmes, exemplaires, touchantes, dérangeantes, une autre image de l'Arménie.

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A la tête de la chaire de littératures et cultures mondiales de l’Université Brusov, l’un des foyers de la francophonie en Arménie, Nathalie Khatchatrian, plus connue sous le nom de Nathalia Mikhaїlovna, est, par son allure, un véritable « personnage littéraire » sorti d’une œuvre romanesque. Chercheuse et professeure de le littérature française du tournant du XIXe siècle, elle ne perd jamais de vue ceux qui partagent son enthousiasme et son penchant pour la littérature, ses collègues et ses étudiants, et demeure à leur écoute et service. 

Par Lusine Abgaryan

 

C’est depuis quelques années déjà que cette passionnée de lettres œuvre pour la chaire de littérature, qui a formé depuis sa création une importante partie de l’élite arménienne. L’atmosphère même s’y prête : Nathalia Mikhaїlovna l'a aménagé en sorte que l’on puisse y découvrir à chaque fois un nouveau personnage ou un nouveau sujet. On lui promettait une carrière de pianiste. Elle a pourtant opté pour le français et la littérature, laissant une trace ineffaçable parmi chacun de ses étudiants et collègues.

Elle se familiarise avec la langue française à la maison. Il était souvent d’usage parmi l’intelligentsia à laquelle appartenait sa famille, de confier à des gouvernantes l’éducation des enfants en langue étrangère. Sa professeure, Arménienne de Syrie « parlait un français du XIXe siècle, comme plus personne ne le parle aujourd’hui » se souvient l'ex-élève.

Ainsi, sous l’influence de sa professeure de français et de cette subtile langue de Molière, la petite Nathalie, parallèlement à ses cours de piano à l’école Tchaïkovski, s’engouffre dans ce nouveau monde des poèmes et des textes des auteurs classiques français. Un penchant dont elle fera sa spécialité puis sa profession, et surtout le sens de sa vie.

 

Le français et la culture des rapatriés

Admise à l’Université Brusov, elle a la chance de se perfectionner auprès d‘éminents professeurs et d'Arméniens rapatriés, pour la plupart desquels le français n’est pourtant pas une profession. Ils maîtrisent et transmettent toutefois, non seulement un français excellent, mais « une école de bonnes manières. Des décennies plus tard, je me souviens encore de tous ces professeurs dont la plupart sont repartis en France. Ils nous ont énormément apportés. Il y a un "thésaurus" imprimé au plus profond de mon esprit qui contient le vocabulaire de leurs cours, c’est fantastique », confie-t-elle. Et son esprit s’envole vers les années de sa jeunesse, quand le poids du français à l’université comptait vraiment et qu'étudiants et professeurs le parlaient entre eux. Le temps aussi des soirées costumées "à la française".

À l’époque soviétique, le français constituait pour eux une sorte d'ouverture : « L’image que nous avions de la France, alors, était celle d’une France qui portait nos idéaux, celle de la grande littérature ». Lorsque Nathalia Mikhaїlovna découvre la cathédrale de Notre Dame de Paris à l’occasion de son premier voyage en France, elle fond en larmes : « j’y voyais tous les personnages du roman de Hugo », se souvient-elle. Elle en garde toujours les impressions, les illusions peut-être aussi, ancrées en elle depuis ce voyage, grâce à la littérature et à la culture.

« Malgré le très grand élan patriotique du milieu du siècle dernier », se souvient Nathalie Khatchatryan, « l’Arménie soviétique n’a pas toujours bien accueilli nos rapatriés ». Ce fut le cas pour ses grands-parents, pourtant représentants d’une certaine élite : « Ma grand-mère est venue de Tbilissi s’installer à Erevan où l’opéra national avait besoin de cantatrices. Mon grand-père a quitté la vie qu’il avait construit à Saint-Pétersbourg pour venir construire les premiers ponts dans le nord de l’Arménie. Ces gens ont abandonné leur confort et leurs habitudes pour venir reconstruire l’Arménie ».

Le pays qu’ils rêvaient de bâtir ne s’est pas toujours révélé bien disposé à leur égard. Souvent persécutés sous le joug de l’URSS, ils ont souvent été contraints à reprendre le chemin du retour. Ils ont laissé malgré tout une trace profonde de leur passage que l'on retrouve dans les usages et la langue de tous les jours en Arménie : le tricot, le port du chapeau, les jeux de société ou de cartes comme la belote et les préférences. « Nous leurs devons beaucoup, ils nous ont apporté cette ouverture sur les langues, mais aussi d’autres choses, toute une culture ».

 

Passion, mission et transmission

La politique d’état soviétique, valorisant l’apprentissage des langues, avait élaboré un moyen pour y permettre l’accès aux enfants des villages et des provinces les plus reculés de l’Arménie. Après avoir terminé l’université, les étudiants partaient "en mission" dans les provinces pour enseigner le français, donnant à leurs élèves « l'occasion d'entendre pour la première fois le nom de Victor Hugo ou de Balzac. Cette politique avait favorisé la création d’un cycle vertueux » selon Nathalie Khatchatrian. À la suite de ces missions, « nos élèves gardaient en eux l’image et la personnalité de l’enseignant de français et venaient continuer leurs études au département du français de l’université,».

La professeure passionnée, elle, est persuadée d’avoir bien choisi son métier. Il s’avère même salvateur : « En voyant tout ce qui se passe autour, tu te plies sur toi-même et avec les clés qu’offre la littérature, tu comprends mieux les phénomènes. Tu comprends qu’il y a quelque chose d’éternel ». Son maître, Azatouhi Gasparian, celle qui l’a convaincu d’enseigner, lui répétait souvent cette formule : « la littérature sublime l’âme et ennoblit les pensées ».

Aujourd’hui, Nathalie Khatchatrian se donne pour mission à travers la littérature, de transmettre à « la génération Google les hautes pensées et les grand sentiments » qui la guidera toute sa vie. « Quelqu’un qui connaît la littérature, la prend comme modèle et comme guide dans beaucoup de situations de la vie. Il y a des leçons de morales et des valeurs éternelles que la littérature prodigue également ».

« S’ouvrir aux langues, et surtout au français », conclut-t-elle, car on ne peut acquérir de connaissances et d’expérience sans la maîtrise de plusieurs langues.