Le dernier essai de Bertrand Badie, l’un des plus grands spécialistes français des relations internationales, « Quand le Sud réinvente le monde », s’inscrit dans la suite immédiate de ses précédents travaux dans lesquels il met en évidence les blocages du système international pris au piège de la mondialisation.
Par Tigrane Yégavian
Ici l’auteur s’intéresse aux États issus de la décolonisation, classifiés dans la catégorie floue des pays du Sud. A ses yeux, les anciens pays du tiers-monde seraient en train de « réinventer le monde » ; la mondialisation a fait entrer en quelques décennies les deux tiers de l’humanité dans un jeu international duquel ils étaient jusque-là exclus. Des 51 États majoritairement occidentaux qui participent à la fondation des Nations Unies en 1945, nous sommes passés à 193 États. Les nouveaux entrants successifs ont intégré le jeu international avec leurs problématiques propres et leur mémoire faite d’humiliations récurrentes, sans être tout à fait acceptés par leurs pairs occidentaux.
L’auteur défend l’idée qu’il n’existe pas qu’une seule mémoire dans les relations internationales, il faut à ses yeux en finir avec la centralité de l’ordre westphalien établi en 1648 qui fut à l’origine de l’État nation occidental moderne, le premier système international répertorié dont dérive le droit international contemporain. Si la greffe de cet « État importé » en Afrique, en Asie n’a pas toujours réussi, c’est que l’on a ignoré que ces sociétés étaient étrangères à la grammaire westphalienne et avaient leur propre système de sens. Bertrand Badie s’étonne que le point de vue des pays du Sud soit autant marginalisé, alors qu’ils représentent l’écrasante majorité de la population mondiale. Pour lui, la décolonisation a été un échec dont nous en payons aujourd’hui le prix.
Les nouveaux entrants successifs ont intégré le jeu international avec leurs problématiques propres et leur mémoire faite d’humiliations récurrentes, sans être tout à fait acceptés par leurs pairs occidentaux.
L’auteur part du principe que les bases de l’ordre international sont à revoir à la lumière de l’effondrement de nombreux États dans le Sud. Il s’intéresse pour cela au rôle des acteurs de la décolonisation ; leur singularité première est qu’ils étaient davantage des « libérateurs » que des bâtisseurs d’États. Ce fut le cas des Nasser, Modibo Keita ou encore Sékou Touré. Autre particularité, ces dirigeants ne se reconnaissaient pas forcément dans les limites des frontières dessinées par les colonisateurs. C’est ainsi que Nkrumah, le père fondateur du Ghana et Azikiwe, premier président du Nigéria, étaient davantage panafricanistes que nationalistes. On comprend que du point de vue de ces leaders, l’État nation importé d’Occident est un piège qui pose les jalons d’une nouvelle forme de colonisation. En quête de frontières alternatives, le panafricanisme, le panislamisme ou encore le pan asiatisme répondent à une logique de regroupement de dominés. Leurs avatars seront le mouvement des non-alignés issus de la conférence de Bandung de 1955 et le G77. Même si la première génération de dirigeants du tiers-monde devient nationaliste, celle-ci échouera à consolider les bases de l’État nation. Mauvaise gouvernance, autoritarisme, corruption endémique… l’effondrement et l’affaiblissement de l’État nation a rendu les dirigeants des pays du Sud davantage dépendants des puissances occidentales. Le cercle vicieux des interventions militaires étrangères pour soutenir leur régime a fragilisé leur légitimité et les maintient coupés de leurs populations. Au pire des cas ces régimes se muent en États faillis et plongent dans le cycle infernal des sociétés guerrières régies par des « entrepreneurs de violence » dont la guerre et les interventions extérieures (Afghanistan, Levant, Sahel, Yémen…) sont leur principale raison de prospérer.
Ce que Badie nomme le « boomerang de la puissance », est l’incapacité des puissances à régler les crises par l’usage de la force, hypothèse confirmée par la fin de la bipolarité et l’inflation des conflits qui se sont déplacés du Nord vers le Sud. La puissance a perdu en efficacité et en centralité, elle s’est démonétisée et ne peut plus agir avec les moyens qui étaient les siens.
En quête de frontières alternatives, le panafricanisme, le panislamisme ou encore le pan asiatisme répondent à une logique de regroupement de dominés.
Passé ce long réquisitoire, l’auteur plaide pour un nouvel ordre international où l’inter social doit primer sur l’inter étatique ; seul moyen selon lui d’éviter de sombrer dans le chaos et l’insécurité générale, de la logique hobbesienne de guerre de tous contre tous. Il faudrait « sortir la table du grenier du Congrès de Vienne », formule élégante pour plaider pour une refonte du système international sur de nouvelles bases autres que politiques et adopter une notion de la souveraineté qui soit compatible avec les défis de la mondialisation.
On s’intéressera ici à deux références qui alimentent son argumentation. L’auteur s’inspire de Habermas qui en appelle à la vitalité d’un espace public mondial, la solidité des solidarités sociales et transnationales en dehors du cadre étatique ; et de Koffi Annan qui avait réfléchi à un multilatéralisme social pour le troisième millénaire.
Bertrand Badie, Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse, 250p. 14€