Deuxième volet aujourd'hui du voyage de deux jeunes étudiants français en philosophie sur les traces de l'héritage chrétien et arménien en Arménie occidentale.
Par Victor Demare
Le « livre d’histoire à ciel ouvert »
On entend souvent dire que la Turquie est un « livre d’histoire à ciel ouvert », un musée immense dont la collection s’étend du paléolithique jusqu’à l’empire ottoman, en passant par les hittites, les grecs de l’antiquité et l’empire byzantin, à tel point que le pays semble parfois déborder sous l’afflux des vestiges en tous genres. Bien que la plupart des grandes villes possèdent un musée d’archéologie ou un musée d’histoire, on trouve encore aujourd’hui des particuliers qui conservent chez eux des pièces antiques, des statuettes byzantines ou des amulettes arméniennes. Tous ne sont pas chasseurs de trésors, certains sont simplement des fermiers dont le terrain renfermait quelques raretés, d’autres sont voisins de ruines qui se dégradent dans l’indifférence générale, ils se servent des monastères, des églises byzantines et arméniennes pour y installer leurs étables ou encore, à l’occasion, pour y emprunter quelques pierres qui serviront aux murs de leur maison.
Cette profusion de patrimoine ne va pas sans poser de difficultés à un état nationaliste qui, ces dernières années, se détourne de son héritage laïque et républicain pour en revenir à son passé ottoman et peine à trouver un récit qui intègre aussi bien les mosquées pluriséculaires que les joyaux architecturaux de ses minorités, en particulier lorsqu’elles sont chrétiennes. Chacune à sa manière, ces ruines tissent pourtant l’histoire de la Turquie actuelle, son héritage mêlé de culture grecque, arménienne et kurde, et notre première découverte au cours de ce voyage en territoire turc, fut de constater que de nombreuses pages avaient été arrachées à ce grand « livre d’histoire ».
La "ville-fantôme" et le spectre d’un massacre
C’est le village de Kayakoy qui, le premier, réveilla notre attention. Une brève recherche internet mentionne qu’une « ville-fantôme » se trouve sur les collines verdoyantes de ce hameau turc, reconstruit après le tremblement de terre de 1957. En effet, des centaines d’habitations abandonnées tapissent les hauteurs du site. Elles sont encore collées les unes aux autres, intégrées à un plan où l’on retrouve des rues, des placettes, et même des églises noircies par l’humidité. À première vue, il est extrêmement difficile de savoir à quoi l’on a affaire. Est-ce un village déserté par ses habitants ? Une attraction d’épouvante ? Nulle pancarte, nul écriteau ne vient donner d’informations. Bien que le site ait reçu l’appellation de "musée", la réalité sur le terrain ne laisse voir que des murs solitaires dont l’origine n’est pas mentionnée.
Avant de s’appeler Kayakoy, ce village était un village grec du nom de Livissi. Entre 1914 et 1918, ses 6 000 habitants furent déportés dans la violence et parfois dans la torture et le meurtre, par le gouvernement des Jeunes Turcs qui achevait de mettre au point un nationalisme ethnique centré sur l’unité de la race turque. Loin d’être une « ville-fantôme », une poignée d’« habitations pittoresques», simplement « abandonnées », Kayakoy est le lieu d’une persécution organisée qui se répandit alors dans tout le pays et dont le souvenir est aujourd’hui soigneusement masqué. Les traces de cette tragédie achèvent de se fondre dans la nature, grignotées par la végétation et les aléas climatiques. Pire encore, ces ruines se transforment progressivement en gravas et c’est seulement au hasard d’une enquête personnelle que le visiteur peut espérer échapper à cette amnésie collective.
Si l’on considère l’emplacement du village, le contraste est frappant avec les efforts déployés pour valoriser les vestiges de la culture lycienne. À quelques kilomètres des ruines se trouve en effet, le départ de la « Voie lycienne », un célèbre chemin de randonnée créé pour mettre en avant la richesse patrimoniale de la région. De manière générale, il est remarquable que les sites archéologiques jouissent d’un immense prestige : de Gaziantep à Antalya, des musées financés avec largesse exhibent les mosaïques romaines de Zeugma et les statues de marbre de Perga. Sur les sites archéologiques eux-mêmes, le décor est lui aussi bien différent : administrés par le Ministère de la Culture et du Tourisme, inscrits pour certains au patrimoine mondial de l’UNESCO, ils nécessitent d’acheter un billet, d’effectuer sa visiter sous la surveillance d’une équipe de sécurité et même de passer par un magasin de souvenirs sur le chemin du retour. En définitive, deux formes de patrimoines cohabitent, des patrimoines « minoritaires », plus ou moins étouffés, voisinant avec le patrimoine homologué par le gouvernement et compatible avec l’identité nationale.
Les stratégies d’oubli
À mesure que nous progressons vers l’Est, ces tensions mémorielles ne font que s’accentuer. En Turquie, la question de la mémoire arménienne ne cesse de poser problème. Pour ce candidat à l’Union Européenne qui n’a toujours pas reconnu sa responsabilité dans le génocide des Arméniens, l’enjeu est double : effacer les traces du massacre afin d’accréditer la thèse de sa non-implication et faire taire les revendications de l’État Arménien sur l’Arménie occidentale. Bien que l’immense majorité des monuments arméniens ait été détruit dans les années qui ont suivi le génocide (sur les 2 500 monuments recensés en 1914, il n’en reste qu’une cinquantaine), des traces subsistent qui mettent en avant ce que l’on pourrait appeler les "stratégies d’oubli" du gouvernement turc.
Juché sur les remparts de la forteresse médiévale de Van, on peut observer un immense terrain vague s’étendre à l’horizon. Sur la terre couverte de crevasses, ne subsistent plus que deux minarets effondrés et, un peu plus loin, une mosquée neuve. Ce décor est loin d’être anodin car il occupe l’emplacement de l’ancienne Van, la ville arménienne qui fut complètement rasée après le départ de l’armée soviétique pour être reconstruite quelques kilomètres plus loin sous la forme d’une ville purement "turque". Encore une fois, il est difficile de ne pas se laisser aller à la confusion du paysage. Si l’on s’en tient à ce que l’on a sous les yeux, on est presque tenté de croire qu’il ne s’agit que d’un ancien quartier musulman abandonné car ici la destruction prend une forme nouvelle, plus insidieuse, elle ne consiste pas seulement à mettre hors service, à casser les bâtiments, elle les efface de la mémoire collective. Tout comme le cimetière arménien Sourp Hagop, au centre d’Istanbul, qui fut recouvert par la dalle de béton de la place Taksim, ce terrain vague orchestre une véritable réécriture de l’histoire où les arméniens ne figurent même plus. Certes les livres s’en souviennent et chacun est libre d’aller se renseigner par lui-même, mais le territoire, lui, a été remodelé avec succès.
Parmi les quelques dizaines de monastères et d’églises encore présents sur le territoire, les exemples abondent de ce que Robert Bevan appelle « l’épuration culturelle » ("cultural cleansing"), c’est-à-dire le report sur la culture matérielle et immatérielle, de la logique génocidaire. Les vestiges arméniens sont détruits ou bien saisis, tel le monastère de Varagavank que se trouve sur des terres détenues par Fatih Altayli, rédacteur en chef du journal Habertürk et proche du mouvement de l’ultra-nationalisme. À l’instar du couvent Amenapergitch à Trabzon, son statut de propriété privée le maintien en dehors de toute visibilité et de toute politique de conservation. Pour le complexe monastique de Khtzkonk dont l’origine remonte au VIIème siècle, "l’épuration" fut encore plus brutale puisque, conformément à des sources locales corroborées par l’historien William Dalrymple, quatre des cinq monastères furent détruit par l’armée à l’aide d’explosif.
Le tourisme contre le patrimoine
Enfin, une autre "stratégie d’oubli" mérité d’être notée qui reflète les contradictions du gouvernement turc. Comme le remarque Taline Ter Minassian, professeure à l’INALCO, ces dernières années marquent un tournant inédit dans le traitement du patrimoine arménien en Turquie. Après une politique de pure négation, encore tangible à Van, s’est ouvert une politique du "tout patrimoine" au sein de laquelle les vestiges arméniens, ainsi que les ruines byzantines, sont mis en avant et intégrés à l’économie touristique. Loin de marquer un accueil de l’héritage arménien, ce changement consiste plutôt en son instrumentalisation car les monuments qui en font partie sont soit transformés en « héritage chrétien » abstrait, soit réduits à de simples « lieu d’intérêt » dépourvus de résonances historiques.
Les sites bien connus d’Ani et d’Aghtamar en témoignent. Régulièrement visités, objets d’études archéologiques récurrentes, c’est la mise en scène qui joue là-bas un rôle important. Quand ils n’ont pas été écorchés ou effacés, les panneaux d’informations sont d’une généralité confondante. Plutôt que des situer les églises dans leur époque, de les rapporter à la culture dont elles sont issues, ils se bornent à épeler des dates de construction et des noms de saints auxquels les bâtisses sont dédiées. Ainsi la chapelle Saint-Grégoire d’Aboughamrents, tambour cylindrique surmonté d’un dôme demi-circulaire, bâtisse placée sous le patronage de Grégoire l’Illuminateur, évangélisateur de l’Arménie et vraisemblablement construite pour accueillir les sépultures de la famille Pahlavuni, célèbre dynastie arménienne de la ville, devient : « Église Saint-Grégoire, église Polatoglu de son nom turc, construite par la famille Pahlavuni au Xème siècle ». Les déplacements sont discrets, mais leurs implications n’en sont pas moins violentes. Ils laissent planer un flou dangereux sur l’attribution du monument, quitte à verser dans la contradiction historique en soulignant la traduction turque du nom de l’église. Le mot Arménie, conformément à un tabou national que l’on retrouve aussi à Aghtamar, n’est quant à lui pas mentionné, et il ne reste au terme de cette simplification qu’une vieille église sans histoire particulière. Si la politique de conservation mise en œuvre cherchait à décorréler le patrimoine arménien de son identité arménienne, il est certain qu’elle ne procéderait pas autrement.
Dans cet environnement où les trucages historiques semblent être la règle, nous avons donc découvert une mémoire nationale instable, écartelée entre différents patrimoines et incapable de trouver un plan sur lequel les réunir. Ces errements traduisent les difficultés qu’affronte aujourd’hui la Turquie face à la diversité ethnique dont elle est toujours le sol. Ce qui vaut pour le patrimoine arménien vaut également pour le patrimoine kurde. En faisant taire les cultures étrangères à la très fantasmée « identité turque » l’État s’assure de tuer dans l’œuf les récits qui rappellent ses violences passées et présentes tout comme il évite d’être contesté dans son rôle de représentant de la nation. Face à ces manœuvres, deux sorts semblent être offerts aux pages arrachées de cet ambigu « livre d’histoire à ciel ouvert » : devenir gravats ou perdre progressivement leur nom et leur histoire.
Taline Ter Minassian, “Le patrimoine arménien en Turquie : de la négation à l’inversion patrimoniale. ”, European Journal of Turkish Studies, 2015, Online since 02 April 2015, connection on 14 March 2024. URL: http://journals.openedition.org/ejts/4948; DOI: https://doi.org/10.4000/ejts.4948