Pour leur traditionnel rendez-vous d'automne, la "nuit du droit de l'Ufar", troisième du nom, les étudiants juristes Ufariens avaient convié deux experts à débattre d'un sujet d'actualité brûlant s'il en est : le droit des peuples à l'autodétermination, avec, bien sûr, la question du Haut-Karabgah en toile de fond.
Par Zhanna Hovhannisyan et Olivier Merlet
La soirée s'est en fait déroulée en deux temps. Sous la direction de Garine Hovsepian, doyenne de la faculté de Droit, deux avocats spécialistes du droit international et des droits de l'homme, Taron Simonyan et Anna Melikyan, sont intervenus pour préciser les notions d'autodétermination et répondre aux questions des étudiants. Ces derniers se sont ensuite retrouvés dans un décor de vraie cour de justice et une mise en scène de procès, à charge et à décharge, pour débattre et statuer sur l'intérêt de rendre obligatoire ou non la participation - le vote - des citoyens aux élections arméniennes.
Quelques semaines à peine après la chute du Karabagh, discuter du droit des peuples à décider d'eux-mêmes et de leur destin prenait une résonnance toute particulière. L'émotion était grande encore et si les deux intervenants ne se sont guère éloignés du champ général et théorique, les questions des étudiants en revanche se sont faites beaucoup plus précises.
Taron Simonyan, ancien député du Lori, fondateur et associé du cabinet d'avocats ELL (“Expendus Limites Libero” -Repousser les frontières de la liberté), est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la théorie de l'État et du droit. En préambule aux discussions, l'avocat s'est tout d'abord lancé dans un rappel historique du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. « Droit, principe et dans un certain sens une philosophie » estime-t-il, depuis la théorie rousseauiste des "Lumières" jusqu'à son inscription en article premier de la Charte des Nations Unies en 1945. Le droit à l’autodétermination relève selon lui d'un lent processus encore inachevé, évoluant au gré des aléas de l'histoire, de leur lot de guerres et de conflits. « Un principe, objectivement, abstraitement une philosophie, mais subjectivement, un droit » Un principe "jus cogens", auquel aucune exception ne peut être faite, mais un droit dont l'application demeure encore subjective, relative et limitée.
« Puisqu'il s'agit d'un principe », reprend Anna Melikyan, « nous devons comprendre, du point de vue du droit, comment l'utiliser, comment l'appliquer et s'il revêt ou non un caractère contraignant pour la communauté internationale ». Spécialiste du droit international humanitaire, Anna Melikyan œuvre au sein de l'ONG "Protection des droits sans frontières", pour améliorer l'efficacité de la protection des droits de l'homme en Arménie, renforcer les principes de l'État de droit et de bonne gouvernance. « Nous parlons de droit des peuples, pas de celui des États » explique-t-elle. Or, dans les années 1960-70, à l'époque des grands mouvements de décolonisation, une première limitation de ce droit est intervenue, souligne-t-elle, « afin de restreindre les velléités d’indépendance de petits groupes ethniques au sein des États bientôt indépendants. Droit à l'autodétermination ne signifie pas nécessairement indépendance d'un État ».
Pour la plupart des théoriciens, rappelle Taron Simonyan, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes comporte le droit à l'autodétermination interne, d'une part, celui d'obtenir le statut de son choix à l'intérieur d'un pays. C'est par exemple le cas de la province de Québec au Canada. Le droit à l'autodétermination externe d'autre part, le désir d'indépendance en fait, est souvent dicté par le bafouement systématique des droits d'un groupe de population au sein d'un pays. Il lui reconnaît ainsi la possibilité de se séparer d'un État entraînant la sécession comme conséquence inévitable.
« Alors se pose la question de l'intégrité territoriale », intervient Garine Hovsepyan, modératrice des débats, « Comment combiner ces principes ? »
« La pensée des avocats est différente de celle des politiciens », lui répond Taron Simonyan. « D'un point de vue purement juridique, ces principes non seulement ne se contredisent pas mais se complètent, au contraire. Les politiciens les interprètent souvent d'une manière différente et c'est de là que surgissent les conflits ». L'avocat poursuit : « Dans la Charte des Nations Unies, le droit à l'autodétermination concerne les peuples et le principe de l'intégrité territoriale à l'interdiction du recours à la force. L'inviolabilité des frontières n'est pas un principe et qui peut utiliser la force sinon l'État ? Force du droit ou droit de la force ? Il ne suffit pas d’avoir un droit, il faut avoir la compétence de le faire valoir correctement. Le chef de notre État rival a déclaré en 1994: « Nous avons perdu le Karabagh, mais n'abandonnez jamais ce droit, nos prochaines générations accumuleront de la force et le reprendront ». Qu'a fait son fils ? De même, nous ne devons pas renoncer à ce droit pour l'Artsakh ».
Lorsque les étudiants de l'UFAR ont à leur tour pris la parole pour questionner les intervenants, c'est d'un grand sentiment d'injustice dont ils ont fait part. Celui surtout de la différence de traitement réservée par la communauté internationale aux aspirations d'indépendance du Karabagh, tout aussi légitimes que celles du Kosovo ou, en son temps, d'Israël.
Soulignant que le problème du Kosovo n’est pas encore définitivement résolu, Taron Simonyan a estimé qu'il était « difficile d'en parler en termes juridiques uniquement. Des intérêts géopolitiques importants doivent aussi être pris en considération,». « Le contexte est politique et lié à l'identité de votre adversaire », a renchéri Anna Meliqyan. « Dans un cas, de nombreux États ont soutenu le Kosovo contre la Serbie, dans l’autre, celui de l'Azerbaïdjan, ils semblent au contraire fermer les yeux sur les crimes de guerre ou sur les crimes contre l'humanité ». Enfin, le temps, en référence à la fondation de l'État d'Israël, pour permettre à une nation de le défendre matériellement, ainsi que son aptitude à s'organiser politiquement sont autant de facteurs internes garantissant sa survie.
« Le président d’un État peut-il prendre seul une décision impliquant l’existence ou la disparition de l’État », a encore demandé une étudiante ? « Si un fonctionnaire dissout un État, celui-ci pourrait cesser d’exister de fait. Mais légalement, cela n’est pas possible par la décision d’une seule personne » a soutenu Taron Simonyan . « De plus, le cas de l'Artsakh peut être considéré comme résultant d'une décision prise sous contrainte, par recours à la force, ce qui n’est pas acceptable dans le contexte du droit international. Il en va de même pour le document signé le 9 novembre 2020 ».