Eva Minassian, costumière et productrice franco-arménienne de films et vidéos, pose les défis à relever du développement et de la promotion cinématographique en Arménie… pour le plus grand profit de l'Arménie elle-même.
Par Lusine Abgarian
Le secteur du cinéma, une industrie culturelle caractérisée par la recherche du profit, peut apporter à un pays un appui économique stable et propulser d'autres secteurs de l’économie, dont ceux du tourisme, des transports, de l'hôtellerie, voire même de la formation professionnelle. Le gouvernement arménien, dans la perspective d’ouvrir son marché aux productions cinématographiques internationales, a élaboré en 2021 une loi en ce sens, qui pourrait se révéler bénéfique pour les productions étrangères toujours en recherche de lieux de tournage moins onéreux.
« En cas d'investissement minimum de 100 millions de drams (NDLR : env. 250 000 euros) dans une production cinématographique sur le territoire de la République d'Arménie, le producteur peut obtenir un certificat et, sur cette base, bénéficier auprès des fournisseurs de services liés d'une remise de 20 % sur leur prix de base », dit la loi. A la lire à la lettre, les petites productions n’auraient-elles donc aucun intérêt à venir tourner en Arménie ?
Mais que viendraient chercher les majors en Arménie si le pays n’est pas encore en mesure de les accueillir, à commencer par l'absence de la structure étatique qui constituerait justement le pont entre l'administration et les sociétés de production souhaitant investir ? Une "commission du Film" pourrait légitimement s'imposer comme médiateur, simplifiant grandement le travail des producteurs internationaux. Elle pourrait par exemple être chargée de leur fournir les autorisations de tournages, de référencer les professionnels et prestataires locaux, les informations sur les collectivités territoriales, et d'autres services encore qui permettraient ainsi la promotion de l’ensemble de la filière cinématographique arménienne et encourageraient les producteurs internationaux à choisir l’Arménie comme leur prochaine destination de tournage.
Eva Minassian, costumière et productrice a travaillé en France pour plusieurs films et séries entre 2012 et 2019 avant de déménager en Arménie. Également scénariste, elle se consacre à un bénévolat professionnel dans le but d'aider l'industrie cinématographique locale.
Avec ses collègues, la réalisatrice et productrice Victoria Aleksanyan, et Mélinée Ghazigyan, juriste et productrice, Eva se bat aujourd’hui pour la mise en place d’une commission du Film et s’interroge aussi sur l'impossibilité de l’application d’une incitation fiscale à la production cinématographique étrangère en Arménie.
À votre arrivée en Arménie, vous avez constaté l'absence d’un organisme essentiel de l’industrie cinématographique : il s’agit de la Commission du film, un organisme permettant d'attirer des financements vers le pays qui en dispose . Votre idée est d’en créer un en Arménie. Avez-vous des accords avec l’État pour sa mise en place ?
La commission du Film est un lien vers l’étranger qui permet de faire en sorte que les tournages se passent bien et promeut l'image du pays à l’étranger.
En Arménie nous avons créé une ONG pour avoir une forme d’indépendance. Le gouvernement en Arménie n’est pas disposé pour l’instant à créer cette commission du Film. Jusqu’à présent l’Arménie n’était pas un lieu propice à accueillir des tournages. Il n’y a pas de disposition légale pour cela, notamment d'incitation fiscale. En termes d’investissement étranger, aucune production ne viendra tant que cette disposition financière ne sera pas mise en place.
Comme le gouvernement n'y était pas prêt, nous avons créé une organisation indépendante mais qui travaille avec lui, les ministères de la culture, des finances, puisque c’est ce dernier qui a la charge d’appliquer cette incitation fiscale.
Quels sont, selon vous, les freins à l’adoption d’une telle loi prévoyant des dispositions fiscales avantageuses ?
J’avoue que je ne comprends pas bien les freins, mais je pense qu'ils viennent de la crainte de son application pratique. Un gouvernement qui n’y a jamais eu recours et qui est assez conservateur, peut avoir des doutes sur l’application de cette taxe à l’échelle du pays. La loi qui a été votée en Arménie l’année dernière est un peu plus particulière.
Normalement, une production vient dépenser sur place une certaine somme et à la fin de la production elle récupère de l’argent. C’est le système du "cash back". En Arménie, les productions de plus de 100 millions de drams bénéficient de 20 % de remise dès qu’elles arrivent dans le pays et qu’elles font appel à des services arméniens. Cela veut dire que le gouvernement doit parvenir à niveler tous les services : hôtellerie, traiteur, transport ou location de matériel, pour faire en sorte que les prix ne s'envolent pas et que la société de production étrangère bénéficie réellement de ses 20 %.
Je pense qu’il s'est engagé dans un système un peu compliqué et qui peut rebuter à sa mise en place. Le système "cash back" serait peut-être plus simple. D’un autre côté, c’est un système qui favorise les grosses productions qui viennent investir de l’argent en Arménie.
Le système qui a été voté l’année dernière est plus compliqué à mettre en place mais d’un autre côté, il permet de bénéficier de facilités financières dès le début des tournages et au fur et à mesure de leur avancement, sans avoir à attendre le clap de fin. C’est un système assez particulier, qui n’existe dans aucun autre pays au monde, et en ce sens, positionne l'Arménie comme "avant-gardiste" de ce type de programme fiscal.
C’est un choix à faire pour le gouvernement. Le problème est qu’il ne connait pas forcément l’industrie de cinéma et pour passer de la théorie à la pratique, il faut qu’il fasse appel à des experts, car il est indispensable de mettre en place ce système pour bénéficier d'investissements importants dans le pays.
Pourriez-vous nous donner quelques chiffres sur l’apport de l’industrie cinématographique à l’économie d'un pays ?
Généralement, une hausse est prévue du marché cinématographique globale (cinéma et vidéo confondus ): de 244 milliards de dollars en 2021, il devrait s'élever à 273 milliards en 2022, notamment en raison des craintes de reprise de la pandémie de Covid. Les maisons de production ont réussi à se réorganiser après les restrictions et ont repris de plus belle leurs activités car le confinement a montré l’utilité d'offrir en permanence des sources de divertissement à travers les films ou les séries.
Pour information, en 2020, le marché mondial de la production cinématographique représentait un volume de 234 milliards de dollars, il pourrait atteindre 409 milliards en 2026, soit 10,6% de taux de croissance par an. Cela fait donc entièrement sens que le gouvernement arménien investisse dans ce secteur en pleine expansion.
Pour donner un exemple en termes de PIB (Produit intérieur brut), la République Tchèque dont le gouvernement investit dans ce secteur depuis la deuxième Guerre mondiale, l’industrie cinématographique représente 1,1 % de son PIB, ce qui est énorme. L' incitation fiscale offerte varie de 20 à 25%. Pour la Hongrie, c'est 0,15 %, c’est également très important et c'est le pays qui se montre le plus généreux en termes de dispositions fiscales en offrant 30% de remise sur les frais de production.
En termes de revenus, les studios Barrandov de Prague en République Tchèque qui sont très connus accueillent énormément de productions américaines. Ce sont des studios qui appartiennent au gouvernement et lui rapportent en moyenne 24 millions de dollars par an.
À l’échelle de l’Arménie, on est beaucoup plus petit, mais proportionnellement, les bénéfices envisagés sont réels et tout à fait substantiels.
Par ailleurs, le développement de l’industrie cinématographique irait bien au-delà de la simple production de films.
Oui, économiquement parlant, il ne s'agit pas juste de créer des films, la production ce n'est pas juste des caméras et des acteurs : c’est une industrie qui permet de booster pleins d'autres secteurs économiques. Celui du transport, par exemple, pour le matériel et les équipes, et par voie de conséquence, la rénovation des infrastructures. L’hôtellerie, et l'aménagement de structures d'accueil aux standards internationaux dans les régions reculées d’Arménie, l’agriculture, le tourisme, et d’autres domaines encore. , Et lorsqu'un film a du succès, le public aime visiter les lieux du tournage. La Jordanie et la Croatie, par exemple, connaissent un boom exponentiel de leur fréquentation touristique depuis qu'on y a tourné "Games of thrones".
L’industrie du cinéma créé une multitude d’emplois dans plein de secteurs dérivés. Et sur les tournages; elle permet d’offrir aux nouvelles générations des formations professionnelles pratiques, "sur le tas", dans chaque département. Derrière la caméra, il y a aussi l’électricité, le son; la lumière, la décoration, la construction de sets pour tournage, les costumes, le maquillage et les effets spéciaux. De même en ce qui concerne la location d'équipements et le management des employés de la sécurité.
L’industrie du cinéma peut donc aussi développer et le secteur de la formation et de l’éducation ?
Effectivement. Je donne encore une fois l’exemple de la république Tchèque, ils ont maintenant réussi à avoir une force de travail extrêmement qualifiée dans chaque secteur. Lorsque les producteurs internationaux viennent y tourner, ils savent qu’ils auront un travail de qualité réalisé avec les locaux. Le pays dispose aujourd'hui d’un des instituts cinématographiques les plus réputés dans le monde et l’université de Cinéma de Prague est l’une des meilleures du monde.
On comprend bien les perspectives qui pourraient s'offrir à l’Arménie. Il serait possible et souhaitable de faire venir des intervenants de différents pays pour former notre jeunesse à ces métiers hautement lucratifs et leur offrir des possibilités de développement de carrière. À moyenne échéance, tout cela finalement concourt à la sécurité économique nationale.
Le développement de l’industrie cinématographique permettrait donc à l’Arménie de lui rendre service tout en contribuant à sa propre prospérité nationale ?
Il y a deux aspects qui sont importants. Premièrement, c’est l’aspect service. Oui, l’Arménie rendrait un service utile, actuellement en pleine demande. L’industrie de cinéma est toujours à la recherche de lieux de tournages moins onéreux, C’est un business : Hollywood s’est délocalisée en Europe centrale, en République Tchèque, en Hongrie ou en Croatie, et en fait, elle se déplace de plus en plus vers l’Est, vers la Jordanie, la Bulgarie, et maintenant nos voisins de Géorgie. Les Géorgiens ont créé leur commission du Film en 2016 et l’année dernière ils ont accueilli à Tbilissi le dernier "Fast & furious". Ils offrent d’ailleurs 25% d'incitation fiscale.
Le développement de l’industrie cinématographique permettrait d’attirer l’attention du monde sur l’Arménie en rendant un service utile à une industrie qui détient un véritable pouvoir politique. Cela fait maintenant dix ans que je travaille dans ce secteur, en Hongrie, en République Tchèque, en Europe et en Amérique du Nord. Je peux me permettre de dire que suis convaincue que c’est une industrie qui peut aider à sauver l’Arménie. Économiquement, politiquement, géopolitiquement, c’est une réalité de marché.
Cela nous aiderait aussi à développer les régions d’Arménie, car pour le moment, tout est concentré sur Erevan. Vanadzor, par exemple a été une ville très industrielle qui compte beaucoup d’usines désaffectées et de zones industrielles que l'on pourrait raser pour construire des studios. Cela permettrait de relancer l’activité dans ces régions-là, de donner du travail à leurs habitants.
Je tiens à dire qu’une commission du Film c’est l’établissement qui pose les fondations pour l’industrie cinématographique, c’est un établissement qui est naturellement créé par le gouvernement qui doit être le premier à comprendre l’intérêt de faire la promotion de son pays. Il est temps que l’Arménie rattrape le reste du monde par rapport à cela. On est très en retard.
Qu’est-ce que l’Arménie peut proposer aux producteurs internationaux pour leurs tournages ?
Sur ce petit pays, on a la chance d’avoir une grande multitude de paysages. Le Lori par exemple, les Alpes arméniennes. Les montagnes arides de Vayots Dzor, de Kotaïk ou du Syunik peuvent tout à fait évoquer l’Afghanistan ou le Moyen Orient... On a énormément de ruines, de paysages qui conviennent pour tout ce qui est Moyen-âge, les films de fantaisie, les châteaux. Le lac Sevan peut figurer un bord de plage. Une multitude de paysages les plus divers sont facilement accessibles depuis Erevan et c’est un gros avantage, à parfois moins deux heures de la capitale, que l’on aille vers le sud, le nord, l’est ou l'ouest. Et le climat s'y prête très bien, car il est sec, peu de précipitations. Pour une production de film, c’est extraordinaire : éviter la pluie et les retards de tournage, extrêmement onéreux, c’est un sacré avantage. L'Arménie est fantastique !