Tigrane Yégavian fait partie de ces observateurs avisés de la société arménienne. Journaliste et chercheur (*), il lui a déjà consacré de nombreuses publications. Sa toute récente "Géopolitique de l'Arménie" constitue une étude remarquable et didactique des conditions qui ont mené au désastre de l'automne 2020 et des perspectives qui s'offrent encore d'en sortir.
Par Olivier Merlet
« Décrypter l'Arménie revient aussi à appréhender les grandes questions contemporaines qui agitent le Caucase du Sud, là où les plaques tectoniques des puissances entrent régulièrement en collision […]. Située sur la route des grandes invasions, l'Arménie, nation millénaire et État adolescent, se vit comme une survivante de l'histoire et de la géographie […]. Est-elle condamnée à la résilience ? Et si son avenir ne dépendait que de ses propres forces ? »
C'est par ces deux questions que Tigrane Yégavian pose la problématique de son dernier opus : "Géopolitique de l'Arménie". Il en fournit une approche pédagogique, claire et complète. On ne saurait par exemple comprendre les enjeux actuels et les profondes divisions de la nation et de l'État arméniens sans en rappeler au préalable le parcours historique. C'est ce à quoi se livre l'auteur dans la première partie de son ouvrage, revenant tout d'abord sur près de 3000 ans d'histoire, depuis l'essor du royaume d'Urartu, neuf siècles avant notre ère, pour aborder l'émergence de la question nationale arménienne, il y a 150 ans, et en disséquer depuis toutes les évolutions. Rien n'y manque : les métamorphoses de son territoire, le souvenir frustré du rayonnement et de l'influence de sa culture millénaire, l'obstination parfois contreproductive de la reconnaissance de son génocide, la dualité de sa société partagée entre Orient et Occident, entre diaspora et Arménie caucasienne, sans oublier le rôle et la prépondérance de son église apostolique. L'état des lieux ainsi dressé, Yégavian peut attaquer le vif de son sujet.
L'analyste y plante le décor géostratégique arménien et les fondements de sa défense sécuritaire, marqués par une confiance aveugle et infondée en ses propres capacités militaires et dans les intérêts supposés d'un grand frère russe longtemps tenu garant, quoi qu'il arrive, de son intégrité territoriale. La perte du Karabakh à l'automne 2020 en signe l'absence de vision, son échec sanglant, et au-delà, celui de l'incapacité politique constatée de l'Arménie devenue indépendante à se construire en tant qu'État, « résultat de trois décennies de sous-développement, de mauvaise gestion, de corruption systématique et d'épuisement des ressources ». L'examen est on ne peut plus critique mais il est mené avec rigueur et grande lucidité.
Aujourd'hui plus que jamais dépendant des bonnes grâces de Moscou, l'État arménien est-il irrémédiablement condamné à la vassalité ou peut-il encore croire à ses chances de devenir enfin maître de son destin et faire valoir sa souveraineté pleine et entière ? La dernière partie de l'argumentaire de Tigrane Yégavian se veut prospective. Il y passe en revue toutes les opportunités qui s'offrent à l'Arménie -mais qui ont aussi fait son malheur- constituées par sa position de verrou à la croisée des nouvelles routes du commerce mondial. Les défis existentiels que sa nation doit relever pour assurer sa survie sont nombreux, "impératifs de sécurité physique, démographique, alimentaire et énergétique" qui ne sauront être atteints, selon l'auteur, sans le concours de nouveaux leviers de puissance et de ressources incarnés par une diaspora "en mutation accélérée".
La "Géopolitique de l'Arménie" s'inscrit sans conteste comme un ouvrage de référence pour qui veut en saisir l'importance et la dimension cruciale de cette "nouvelle ère" arménienne ouverte depuis la seconde guerre du Karabakh. Il constitue également une source documentaire fournie dont l'argumentation est illustrée d'apartés thématiques dont un tableau antéchronologique de l'histoire arménienne, et de très nombreuses cartes qui en permettent une visualisation idéale. Gérard Chaliand, spécialiste des guérillas et des conflits asymétriques mais aussi écrivain-voyageur, en signe la préface et salue son propos en ces termes : « il représente en langue française la plus remarquable des analyses critiques de l'histoire arménienne ».
"Géopolitique de l'Arménie" de Tigrane Yégavian, 176 pages, est paru dans la collection dans la collection "Géopolitique des éditions "Bibliomonde". Il est en vente dans les meilleures librairies au prix de 17,50 euros.
(*) Tigrane Yégavian est diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’Institut des langues et civilisations orientales (INALCO), titulaire d’un Master de recherche en politique comparée spécialité monde musulman et doctorant en histoire contemporaine.
Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, son parcours l’a conduit à se spécialiser sur les chrétiens orientaux et leurs diasporas. il s’est tourné vers le journalisme spécialisé.
Ancien chroniqueur à la rédaction en langue portugaise de RFI, Tigrane Yégavian est également spécialiste du monde lusophone et du Portugal contemporain sujets sur lesquels il a rédigé de nombreux articles. Membre du comité de rédaction de la revue de géopolitique Conflits; il collabore également à la Revue des Deux Mondes, Etudes, Carto, Moyen-Orient, Politique Internationale, Le Monde Diplomatique, Sciences Humaines, France-Arménie et intervient régulièrement sur Télé Sud, RFI et TV5 Monde.
Il a notamment publié Arménie à l’ombre de la montagne sacrée, Névicata, 2015, Diasporalogue, (coécrit avec Serge Avédikian) éd. Thadée 2017, Mission, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019 et Minorités d’Orient, les oubliés de l’histoire (Le Rocher, 2019, mention spéciale du prix littéraire de l’œuvre d’Orient)