Sur la terrasse discrète d’un bloc soviétique de huit étages, Ankyunacar, une maison d’édition aussi originale que riche en littérature spécifique, exerce ses activités dans un environnement aussi sobre que plaisant : cette maison d’édition cultive autant de plantes sur son balcon que de livres sur ses étagères.
Par Lusine Abgaryan
Chef de bord, Khatchik Grigoryan, a conçu cette maison d’édition en 1999 pour poursuivre son rêve de publier la littérature théologique arménienne. Ainsi est née Ankyunacar, ''pierre angulaire'' en français, qui comme une pierre précieuse, œuvre pour la connaissance et la reconnaissance du patrimoine théologique. Entremêlant langues et écritures, elle assure des traductions de qualité et essaye de promouvoir les livres les moins attendus, pourtant d’une valeur inestimable dans leur domaine. Un travail éditorial extrêmement soigné, dédié à l’œuvre spirituelle qui leur a valu une médaille de reconnaissance de la part du pape. Un événement dont l’éditeur, particulièrement humble, se souvient avec un petit sourire…
De la théologie à l'édition
Physicien de formation, Khatchik, le directeur d'Ankyunacar, s’est tourné vers la théologie dans les années 1984, à une époque où l’athéisme était en vogue. Une maison d’édition repressentait pour lui le moyen d’accrocher à la fois ses intérêts et de faire connaître une littérature théologique, largement ignorée à l’époque. Un premier livre voit le jour en 1999, ''Commentaires sur le Livre de Solomon '' de Saint Grigor Tatévatsi, ''Սողոմոնի Առակների մեկնությունը'' son titre en arménien. Cette collection du célèbre théologien, philosophe, pédagogue et ecclésiastique arménien soulève d’importantes questions morales, théologiques et philosophiques, présentées sous forme de questions-réponses. Dans ses commentaires, Grigor Tatévatsi relie théologie théorique et pratique, les rendant très précieux même pour le lecteur moderne. Son manuscrit original n’avait jamais été publié ni même traduit. « Nous avons donc publié l’original et sa traduction en arménien moderne (achkharhabar). Des années plus tard, le livre a vu le jour en anglais avec ma traduction », raconte Khatchik.
Malheureusement, le choix de publier de la littérature théologique ne suffit pas à faire fonctionner sa maison d’édition. Il décide donc de s'engager dans des projets parallèles qui lui permettent de développer son idée de départ. Khatchik se lance ainsi dans l'édition de dictionnaires. Un travail en équipe, en famille, avec sa fille, Zaruhi, qui aboutit sur la publication du plus grand dictionnaire anglais-arménien, un travail immense : « La conception d’un dictionnaire est un travail très méticuleux et demande énormément d’énergie, de ressources et de temps. Ce dictionnaire nous a pris trois longues années sans interruption. On aurait pu faire plusieurs autres livres dans ce laps de temps, mais il y avait besoin d’un ouvrage exhaustif et nous avons essayé de remplir cette lacune », dit l’éditeur.
Quelques années d’enseignement à l’université de Psychologie pratique et de sociologie ainsi que des conférences à Oxford nourrissent les pensées de Khatchik. Il se consacre de plus en plus à l’œuvre théologique arménienne. « Notre but c’est de publier la théologie de l’Église arménienne. Je suis persuadé qu'elle est la plus proche de l’Évangile. Non pas parce que c’est une valeur nationale, mais Par sa structure, on ne peut fidèle aux Saints Pères, en dehors de tout autre sentiment que pourrait inspirer ce qu'elle représente par sa valeur nationale. Au fil de mes études, de mes nombreuses communication s avec les représentants d’autres Églises chrétiennes du monde, j’en deviens de plus en plus convaincu. Il s’avère que la confession de l’église arménienne, même si elle est très concise, ne présente aucune lacune auto-contradictoire. Tout est intégral et elle offre toutes les réponses à toutes les questions. J’en suis devenu persuadé également après avoir pris connaissance de l’œuvre de Khosrovik Targmanitch, qui donne les réponses à toutes les questions, comme un manuel, comme un livre d’arithmétique. Les réponses sont très précises et couvrent tous les champs où certains perçoivent contradictions et non-dits ».
Du sacré aux études arméniennes…
Une autre œuvre magistrale pour la théologie est venue remplir les étagères d’Ankyunacar en 2020. L’œuvre de Cyrille d’Alexandrie, longtemps considérée comme perdue mais retrouvée très récemment au Matenadaran. C’est le manuscrit le plus complet, d’après nombre de théologiens et selon Khatchik, c’est une trouvaille d’une importance inestimable. « Jusqu’à ce jour, nous n’avions connaissance que de deux-trois pages qui subsistaient. Grâce à la redécouverte de ce manuscrit, nous avons pu publier environ 200 pages, probablement l’intégralité de ce qui a été écrit sur les Commentaires de la Lettre aux Hébreux ». Le manuscrit a permis une première publication en grabar (l’arménien archaïque) suivie d'une édition bilingue, grabar-anglais, destinée à être accessible à tous les spécialistes d'où qu'ils soient.
Tous ces volumes du patrimoine théologique ont été offerts aux bibliothèques et aux dirigeants spirituels du monde entier. « Nous en avons envoyé à nos deux Catholicos, aux patriarches de Jérusalem et de Polis, au patriarche Cyrille de Moscou et bien sûr au Pape. Ils nous ont adressés des lettres de remerciements, mais le retour du Pape nous a surpris. Via l’Ambassadeur du Vatican en Arménie, il nous a envoyé une médaille pour nous remercier de cette activité. C’était très émouvant et un immense honneur pour nous que de la recevoir », reconnaît Khatchik.
L’autre volet important de la maison d’édition forme la palette d’œuvres arménologiques et liées aux études arméniennes. Un livre vient ainsi de sortir cette année qui réunit tous les articles scientifiques d’un arménologue de renom, Charles Dowsett. Ce professeur, fondateur du département d’arménologie à Oxford, a consacré sa carrière aux études de l’art et de l’histoire arménienne, de sa linguistique et de sa littérature. Ankyunacar a réuni une trentaine d’articles de sa production dans un seul livre, systématisant son œuvre dans un ensemble cohérent. « Une partie de ces articles sont historiques ou linguistiques, d’autres se réfèrent à l’art arménien. Les trois sections générales montrent à quel point les connaissances de cette personne sont exhaustives en termes d’arménologie. Surtout, il maîtrisait très bien l’arménien, au point d’écrire un poème en grabar pour la cérémonie de l’enterrement de son ami arménien ».
Quelques titres dans l’œuvre intégrale publiée portent sur l’étymologie des mots, sur les Albanais du Caucase, sur Mkhitar Gosh, l’atlas arménien, la littérature, dont l’œuvre de Movsès Erzenkatsi ou de Sayat Nova.
Et à la Francophonie
La palette de la maison d’édition reçoit également de nouvelles couleurs depuis 2018. La dramaturgie francophone contemporaine est intégrée dans son programme. Ankyunacar est l'une des rares maisons d’édition en Arménie aujourd'hui a publier de la dramaturgie contemporaine en langue française. Les œuvres des dramaturges suisse, franco-africain, français bien sûr et bientôt belges sont traduits par lépouse de Khatchik, Théophana Vardanyan qui dirige cette collection, projet monté en collaboration avec Avant-Scène, l’Association du théâtre francophone contemporain en Arménie. Ouvrant les rayons de sa bibliothèque à la langue française, Ankyunacar reçoit chaque année sous ou sur son toit, des auteurs francophones.