Le Centre national de l’Esthétique Henrik Igityan : un laboratoire expérimental exceptionnel

Arts et culture
21.06.2022

Le Centre national de l’Esthétique Henrik Igityan, lieu polyvalent consacré à l’éducation, à la musique, au spectacle vivant et aux beaux-arts, a ouvert ses portes en 1978. Incorporant la première galerie d’art pour enfants créée en 1970, le Centre Henrik Igityan, du nom du critique d’art, son co-fondateur avec la pédagogue Jeanne Aghamiryan, avait fait sensation à l’époque dans toute l’Union Soviétique… Et dans le monde.

Par Lusine Abgarian

Peu après son ouverture, cette galerie d’art pour enfants accueille une exposition permanente d'environ 150 000 œuvres originaires d'Arménie et de 120 autres pays. Des expositions personnelles, collectives, nationales et internationales, se succèdent sur ses murs.

Au fil des ans, le centre étend son champ de découverte et s’ouvre à de nouvelles esthétiques. Aux beaux-arts et aux arts décoratifs appliqués viennent s’ajouter un groupe de danse, une école de musique où s’enseignent les instruments traditionnels arméniens, ainsi que deux théâtres qui forment aujourd’hui, avec les autres institutions affiliées, les piliers solides du Centre Henrik Igityan: le "Petit théâtre" et le théâtre "Métro".

Seuls des artistes et des formateurs hautement qualifiés sont impliqués dans les activités du Centre. Sur le plan méthodologique, ils refusent les programmes dogmatiques qui n'autorisent pas le libre envol des idées des enfants dans le monde des arts. Ce centre, véritable laboratoire expérimental, œuvre pour l’ouverture d’esprit et le développement du caractère créatif des plus jeunes. 

Vahan Badalyan, metteur en scène, rejoint cette famille « esthétique » dès ses 17 ans. Il la dirige aujourd’hui avec une passion exemplaire après avoir ouvert le centre, il y a quelques années, à l’éducation inclusive par les arts pour des personnes à difficultés physiques, mentales ou exigeant des attentions particulières.

Rencontre avec le directeur du Centre national de l’Esthétique Henrik Igityan

 

Vahan Badalyan

Parlez-nous de vos débuts au Centre.

Quand j’avais neuf ans, j’ai créé un théâtre au sous-sol et faisais des mises en scène. Mon petit théâtre avait une certaine réputation, les gens le connaissaient bien. Henrik Igityan est venu assister une fois à l’une de mes représentations. Je ne le connaissais pas en personne. J’avais seize ans à cette époque et j’avais mis en scène « La leçon » d’Eugène Ionesco. Après la représentation, il m’a invité à travailler au Centre national de l’Esthétique, qui à l’époque ne se nommait pas encore ainsi.

 

Le Centre se donne l’objectif de contribuer au développement culturel des enfants, de cultiver leur sensibilité artistique. Combien d’élèves sont inscrits dans le centre et quels sont ses vecteurs ?

1700 enfants dans tout le pays fréquentent le Centre qui a des locaux et des activités dans différentes villes et régions comme Gyumri, Vanadzor, Goris ou Sevan, et d'autres encore. Ces dernières années nous avons aussi ouvert des ateliers dans des zones frontalières, comme Berd ou dans le Tavush. Dans chaque région, nous avons environ 300 enfants qui participent gratuitement aux activités du Centre.

Après la guerre, Meghri se trouvant dans une situation vulnérable, nous avons mis en place le projet « Kizaket Meghri » (« Meghri le foyer ») pour lequel nous avons détaché six de nos spécialistes d’Erevan afin d'animer des masters class durant tout un mois. Nous avons obtenu de très intéressants résultats en photo, en graphisme et dans le travail sur scénario.

Le centre se consacre à plusieurs branches de l’art : le théâtre, les arts plastiques, les arts décoratifs appliqués. Nous avons aussi une école de musique spécialisée dans l'apprentissage des instruments de musique et des danses traditionnelles.

Comme nous avions l’expérience, au Petit théâtre, de travailler avec des personnes en difficulté physique ou mentale, j’ai décidé de monter un centre d’éducation spécialisé à leur intention sur les arts du spectacle et leur permettre d'approcher le théâtre de manière professionnelle. Il a ouvert ses portes en octobre dernier. Les personnes de tout âge et de toute condition physique ont la possibilité de faire connaissance avec le monde du théâtre et de la danse. C’est une activité professionnelle et non pas amateur. J’ai travaillé plusieurs années avec les artistes qui y enseignent, et moi, je participe aux masters class avec eux. Depuis l'ouverture, nous avons encadré six groupes et 60 participants, nous continuons avec beaucoup d’enthousiasme.

 

Les créations de votre compagnie du Petit théâtre entremêlent les genres et les styles. Des artistes aux besoins particuliers en font également partie. Comment en êtes-vous venu à cette expérience ?

Depuis sa création en 1997, le théâtre s’est constitué un répertoire très diversifié. En tant que metteur en scène, je m’intéresse à de nombreux genres et nous avons créé des spectacles dramatiques, de danse, des spectacles immersifs, du théâtre de l’ombre, etc. À partir de 2013, nous avons commencé à travailler sur l’inclusivité et nous avons créé un groupe de danse auquel participent des artistes aux capacités physiques limitées.

L’idée est venue quand une compagnie de danse inclusive a été invitée en Arménie avec le soutien de British Council. C'était en 2013 justement. Nous avons accepté une proposition de créer un groupe identique en Arménie et le British Council nous a beaucoup aidé au début. Cela m’intéressait particulièrement car notre théâtre était toujours ouvert aux idées innovantes et expérimentales. En plus, je ne connaissais rien de ce domaine et c’était un monde à part à découvrir. En tant que metteur en scène, c’était très intéressant pour moi de travailler avec de nouveaux corps, de découvrir de nouvelles possibilités physiques. Quand tu travailles avec un professionnel, les limites sont claires, nous avons tous vu les meilleurs artistes. Mais quand un corps ne peut exécuter que certaines choses et d’autres non, cela suggère une nouvelle voie de création et c’est un chemin très intéressant.

 

Et la compagnie du Petit théâtre participe activement à la vie théâtrale internationale…

C’est vrai. Grâce à ces projets et ce théâtre, nous avons participé à de nombreux projets internationaux et avons fait beaucoup de tournées. Le Petit théâtre a été la première compagnie arménienne en coproduction avec des italiens en 2008. En 2018, nous avons été l’unique participant arménien au projet "Creative Europe", avec la Grèce, l’Italie et l’Allemagne. Nous avons créé un projet qui s’appelait « In part » et notre objectif était de mettre en scène des spectacles tout à fait accessibles aux non-voyants et malentendants ainsi qu'aux personnes mentalement déficientes. En 2019, j’avais mis en scène "Le Petit prince" dont nous avons joué la première en Grèce. Le projet a véritablement réussi.

 

Un autre théâtre est affilé au Centre national de l’esthétique. Quelle est sa vocation ?

C'est le théâtre "Metro" que nous sommes en train de réformer. Je souhaite en faire une plateforme libre pour les jeunes où ils pourraient exprimer tout leur potentiel créatif. Dans notre domaine, nous sommes toujours confrontés aux mêmes problèmes. À leur sortie de l’Institut de Théâtre, les jeunes ne trouvent pas de place libre sur les plateformes pour concrétiser leurs idées. Ils ont parfois du mal à "nourrir" ce qu'ils créent, à gérer, par manque de possibilités et ils perdent leur motivation. D'autres ont la chance de rentrer directement dans les grands théâtres, ils deviennent porteurs de leur propre style et plus rien de nouveau ne se produit.

Je veux réaliser mon rêve et transformer le théâtre "Metro" en une plateforme pour des résidences artistiques afin que les artistes prennent le temps de présenter leur projet avec un lieu où travailler pendant quelques mois, voire toute une année.

 

Que deviennent vos élèves à la sortie du Centre ?

La plupart deviennent des artistes, des peintres, des acteurs. L’objectif principal de notre centre n’est pas de les diriger dans leur choix professionnel, mais de développer une mentalité créative chez les enfants, leur faire connaître les différentes branches de l’art et favoriser leur éducation culturelle.

L’un des grands objectifs du Centre national de l’Esthétique est de propager l’art, que ce soit chez les jeunes ou les adultes. Forts de ce concept, nous y accueillons des peintres intéressants. Actuellement, nous travaillons sur un projet monté avec le musée d’Erebuni, une exposition née du processus de création des enfants après qu'ils aient pris connaissance du matériau historique. C’est un autre moyen de retour à nos origines à travers l’art et le savoir. Depuis la guerre, particulièrement, nous essayons de favoriser ce processus de l’auto-connaissance.