Arménie : Un combat continu contre les violences domestiques

Société
17.02.2025

En Arménie, la lutte contre les violences domestiques a connu des avancées notables au cours des dernières années, mais les défis demeurent importants. Ani Jilozian, directrice du développement du Women's Support Center, Lara Aharonian, militante féministe et directrice du Women’s Ressource Center of Armenia, Hripsimé Mirzoyan et Arevik Yeghiazaryan, directrices du Winnet Vanadzor - women and youth development NGO, partagent leurs réflexions sur la situation actuelle.

 

Par Layla Khamlichi-Riou ; photos : Nazik Armenakyan, Sisak Rafaelyan

Des chiffres saisissants

En Arménie, les chiffres disponibles révèlent une situation préoccupante concernant les violences domestiques. Selon le rapport annuel du Défenseur des droits humains pour l'année 2018, 707 cas de violences domestiques ont été enregistrés, dont 673 cas de violences physiques, 33 cas de violences psychologiques et 1 cas de violence économique. Parmi ces cas, 441 actes de violence ont été perpétrés par des maris envers leurs épouses, tandis que 32 cas impliquaient des épouses contre leurs maris. De plus, 48 cas concernaient des parents exerçant des violences contre leurs enfants, 48 autres cas impliquaient des enfants violents envers leurs parents, et enfin, 116 cas impliquaient d'autres membres de la famille​.

En ce qui concerne la réponse institutionnelle, la police arménienne a émis en 2018, 435 ordres d'avertissement et 132 ordres d'intervention d'urgence (EIO) pour des cas de violences domestiques​. Cependant, sur 519 affaires pénales examinées par le Comité d'enquête, 297 ont été classées sans suite, ce qui souligne les failles dans l'approche centrée sur les victimes et le manque de responsabilisation des agresseurs​.

Les chiffres réels pourraient toutefois être beaucoup plus élevés, car de nombreux cas restent non signalés en raison de la stigmatisation sociale, du manque de confiance dans les autorités et de la peur des représailles​.

 

Une prise de conscience croissante mais fragile

Si des progrès notables ont été réalisés, notamment grâce à l'adoption de lois et à une sensibilisation accrue, la prise de conscience autour des violences domestiques en Arménie demeure fragile. Ani Jilozian insiste sur le rôle crucial de l'éducation dès le plus jeune âge : « Il faut travailler avec les hommes, ce qui n'est pas encore fait, et aussi sur le système éducatif, sur la manière dont les enfants sont élevés dès la maternelle. Il y a encore du travail à faire avec les enseignants et tout le système éducatif. » Cette prise de conscience doit être renforcée par une formation continue des acteurs clés, notamment dans les services de police et le système judiciaire. « Il y a encore des préjugés dans la police et les instances judiciaires. Les procureurs doivent être formés, et les juges posent encore des questions stéréotypées » ajoute-t-elle.

Lara Aharonian souligne également l'importance de l'éducation et des médias : « Il est crucial d'inclure une perspective de genre dans le système éducatif. Les jeunes doivent comprendre ce qu'est une relation saine dès le plus jeune âge. De plus, les médias doivent assumer leur responsabilité et arrêter de normaliser la violence dans les séries télévisées et les films. » Pour elle, la sensibilisation est un levier essentiel pour déconstruire les stéréotypes qui alimentent les violences domestiques.

Hripsimé Mirzoyan et Arevik Yeghiazaryan, quantg à elles, apportent une perspective régionale à cette problématique, en expliquant que les niveaux de violence varient énormément d'une région à l'autre : « Chaque région a ses propres structures sociales, et après la guerre, les traumatismes psychologiques ont exacerbé les tensions et la violence domestique. Nous travaillons avec des femmes locales et des femmes déplacées d'Artsakh, chacune avec des défis spécifiques. » Elles mettent également en lumière les barrières internes auxquelles les femmes font face : « Beaucoup de femmes ne réalisent pas qu'elles sont victimes de violence. Elles ont intériorisé certains stéréotypes, et notre travail consiste à les aider à reconnaître leur situation et à croire en leur capacité de changement. »

Ces témoignages montrent que la prise de conscience est en cours, mais qu'elle reste fragile et inégale selon les régions et les contextes sociaux. La stigmatisation, les préjugés et les structures patriarcales demeurent des freins majeurs. Pour que cette prise de conscience devienne une réalité durable, il est impératif de renforcer les efforts à tous les niveaux : éducatif, médiatique, juridique et communautaire.

 

L'importance d'une approche multisectorielle

Face à la complexité du problème, une approche multisectorielle est indispensable pour lutter efficacement contre les violences domestiques. « Il faut une volonté politique pour que les changements se traduisent par des actions concrètes dans les agences d'État. L'éducation doit inclure ce qu'est la violence domestique, la violence basée sur le genre, et les stéréotypes de genre doivent être remis en question » affirme Ani Jilozian. Pour elle, le changement structurel nécessite une coopération étroite entre les différentes institutions. Elle poursuit : « Les services doivent être plus accessibles et intersectionnels. Beaucoup de femmes handicapées ont du mal à accéder aux services ou à appeler une hotline. Les femmes LGBT+ et celles vivant avec le VIH ont aussi des besoins spécifiques. » Selon elle, une approche intersectionnelle est essentielle pour ne laisser aucune survivante en marge du système de soutien. En effet, les violences domestiques liées à l'homosexualité en Arménie sont exacerbées par la stigmatisation sociale et le rejet familial, les personnes LGBTQ+ étant souvent confrontées à des abus physiques et psychologiques. Bien que l'homosexualité ne soit plus criminalisée, il n'existe pas de législation spécifique pour protéger cette communauté contre la violence domestique. De plus, les services de soutien sont insuffisants et inadaptés aux besoins des victimes LGBTQ+, qui se retrouvent souvent isolées et sans aide. Idem pour les personnes handicapées confrontées à des violences domestiques. Leur situation est souvent aggravée par leur dépendance à leur entourage pour les soins quotidiens. Cette vulnérabilité les rend encore plus exposées aux abus physiques, psychologiques et émotionnels. La stigmatisation des personnes handicapées, notamment celles ayant des handicaps mentaux ou cognitifs, les rend souvent invisibles et ignorées par la société, ce qui complique leur capacité à dénoncer les violences. En outre, les services de soutien, tels que les refuges ou les aides juridiques, ne sont souvent pas adaptés à leurs besoins spécifiques, ce qui les laisse sans ressources. Les lois sur la violence domestique en Arménie, bien qu'existantes, ne prennent pas toujours en compte ces particularités, ce qui rend difficile la protection des personnes handicapées contre les violences.

 

Lara Aharonian abonde dans le même sens : « Nous avons besoin d'une approche intégrée. Cela inclut non seulement les services aux victimes, mais aussi une sensibilisation continue dans les écoles, les communautés et les espaces publics. » Pour elle, cette approche doit inclure une formation spécialisée pour les acteurs de première ligne, afin qu'ils soient mieux préparés à répondre aux besoins complexes des survivantes.

Hripsimé Mirzoyan et Arevik Yeghiazaryan apportent un éclairage particulier sur les obstacles socio-économiques : « Le chômage élevé et le départ de nombreux hommes pour travailler à l'étranger modifient les rôles familiaux. Les femmes assument parfois des tâches physiques difficiles, ce qui affecte leur confiance et leur bien-être psychologique. » Elles soulignent également que dans les régions rurales, l'accès aux services est souvent limité par des barrières géographiques et culturelles. « Les femmes dans les villages éloignés n'ont pas toujours connaissance des services disponibles, et lorsqu'elles en ont connaissance, elles hésitent souvent à les solliciter par peur du jugement social. » De plus, madame Mirzoyan mentionne le manque de suivi après les programmes d'urgence : « Même lorsque des femmes quittent un refuge, elles se retrouvent souvent sans ressources financières ni soutien social durable. » Une approche multisectorielle, selon elle, doit inclure non seulement une réponse immédiate aux crises, mais aussi un soutien à long terme pour aider les femmes à reconstruire leur vie.

Ces voix montrent que seule une stratégie coordonnée, impliquant les agences d'État, les ONG, les écoles et les communautés locales, peut apporter une réponse durable et adaptée aux réalités complexes des survivantes.

 

Le rôle essentiel des centres d'accueil et des programmes de soutien

Les centres d'accueil jouent un rôle crucial dans la prise en charge des survivantes de violences domestiques. Le Women's Support Center en est un bel exemple. Ani Jilozian décrit avec passion le travail accompli : « Nous offrons des conseils, une assistance juridique, y compris une représentation devant les tribunaux, et aussi une thérapie pour les femmes et les enfants victimes de violence domestique. » Ces services visent à offrir un soutien global aux survivantes, en répondant à leurs besoins immédiats et en les accompagnant sur le long terme. Elle ajoute : « Nous avons également des programmes d'autonomisation économique, incluant des formations professionnelles et des outils pour démarrer une petite entreprise. Cela permet aux femmes de retrouver une certaine indépendance financière et de briser le cycle de la dépendance. » Ces programmes sont essentiels pour garantir que les femmes puissent reconstruire leur vie de manière durable. L'importance du soutien psychosocial est aussi à souligner : « Il ne s'agit pas seulement d'offrir un refuge temporaire, mais d'accompagner chaque femme dans son processus de guérison et de reconstruction. Chaque histoire est unique, et nous faisons tout pour adapter notre soutien aux besoins spécifiques de chacune. » Grâce à son engagement et à celui de son équipe, le Women's Support Center est devenu une référence en Arménie pour la prise en charge des violences domestiques. Cependant, Madame Jilozian rappelle que des défis subsistent, notamment le manque de financements et de ressources pour étendre ces services à toutes les régions du pays.

Hripsimé Mirzoyan explique aussi comment ces centres fonctionnent en réseau : « Nous travaillons en réseau avec d'autres centres spécialisés. Si une femme a besoin d'un abri ou d'une assistance juridique, nous la redirigeons vers le bon centre. » Elle ajoute : « En parallèle, nous proposons des programmes de formation professionnelle et des ateliers pour renforcer leur autonomie économique. Nous leur fournissons parfois des outils pratiques, comme une machine à coudre, pour les aider à démarrer une activité génératrice de revenus. »

 

 

Ces centres ne se contentent pas d'offrir un refuge temporaire, mais s'efforcent de fournir des solutions durables pour permettre aux femmes de se reconstruire et d'assurer leur avenir. Toutefois, le manque de financement et de ressources reste un obstacle majeur pour garantir la pérennité et l'efficacité de ces services.

 

Des défis persistants dans le système judiciaire

Malgré les avancées législatives majeures telles que l'adoption de la loi de 2017 sur la prévention de la violence domestique et ses amendements successifs visant à renforcer les protections juridiques, l'Arménie doit toujours faire face à de nombreux défis au sein de son système judiciaire. « Les procès peuvent durer des années et devenir traumatisants pour les victimes » explique Ani Jilozian. « Les juges manquent souvent de sensibilité face aux réalités des survivantes, et les stéréotypes de genre persistent. » Elle ajoute : « Même lorsqu'une victime parvient à déposer une plainte, le processus judiciaire est souvent long, épuisant et parsemé d'obstacles. Les femmes doivent parfois affronter leurs agresseurs dans des environnements intimidants, sans protection adéquate. »

Lara Aharonian souligne : « Les institutions judiciaires doivent être formées et sensibilisées pour traiter ces cas avec empathie et professionnalisme. Trop souvent, les victimes sont ré-victimisées par le système lui-même. » Elle insiste sur la nécessité de créer des cours spécialisées dans les affaires de violence domestique et de garantir une protection accrue pour les plaignantes. Quant à Hripsimé Mirzoyan et Arevik Yeghiazaryan, elles ajoutent une perspective pratique : « Dans certains cas, les procédures traînent tellement que les victimes finissent par abandonner. Le manque de suivi après le dépôt de plainte est un problème récurrent. »

Ces lacunes systémiques montrent que la législation seule ne suffit pas. Une réforme structurelle profonde, incluant une meilleure formation des magistrats, une accélération des procédures et une protection renforcée pour les survivantes, est nécessaire pour garantir une véritable justice.

 

Construire un avenir durable : Réformes et mobilisation collective

L'avenir de la lutte contre les violences domestiques en Arménie repose sur une combinaison de réformes structurelles et d'une mobilisation collective à grande échelle. « Des dispositifs innovants, comme les bracelets électroniques pour surveiller les agresseurs, devraient entrer en vigueur bientôt » mentionne Ani Jilozian. De même, l'application SAFE YOU représente une innovation majeure dans la lutte contre les violences domestiques en Arménie. Accessible sur smartphone, cette application gratuite offre aux femmes un moyen discret et sécurisé de demander de l'aide en cas de danger. Grâce à une fonctionnalité de localisation GPS en temps réel, les victimes peuvent alerter rapidement les services d'urgence ou leurs contacts de confiance. L'application propose également un accès direct à des ressources juridiques et psychologiques, ainsi qu'à des informations essentielles sur les droits des victimes. SAFE YOU joue également un rôle clé dans la sensibilisation du grand public, en fournissant des ressources éducatives pour mieux comprendre et prévenir les situations de violence. En outre, elle est continuellement mise à jour pour répondre aux besoins spécifiques des utilisatrices et garantir une utilisation sécurisée.

 


 

Cependant, Ani Jilozian souligne que ces mesures techniques ne peuvent être efficaces sans un financement adéquat, une meilleure coordination entre les agences et une volonté politique ferme pour appliquer les lois existantes : « Sans ressources financières et humaines suffisantes, même les meilleures initiatives resteront lettre morte. »

Hripsimé Mirzoyan met en avant le rôle crucial de la sensibilisation : « Nous faisons également beaucoup de sensibilisation auprès des jeunes pour les informer sur la violence et l'égalité des genres à travers des événements et des discussions. » Pour elle, éduquer la jeunesse est une étape essentielle pour briser le cycle de la violence.

Lara Aharonian, quant à elle, insiste sur la nécessité d'une responsabilité partagée : « Chaque secteur doit jouer son rôle. Ce n'est qu'à travers une approche collective que nous pourrons réellement éradiquer les violences domestiques en Arménie. » Elle rappelle que les ONG ne peuvent pas agir seules et que l'État, les médias, les écoles et la société civile doivent collaborer activement.

Ces voix unanimes montrent que le chemin vers une société libérée des violences domestiques est encore long, mais pas impossible. Chaque initiative, chaque réforme et chaque acte de sensibilisation représentent un pas en avant pour les droits et la dignité des femmes arméniennes. Comme le souligne Ani Jilozian : « Le changement est possible, mais il exige du temps, des ressources et une mobilisation constante de tous les acteurs. »

 

En Arménie, la lutte contre la violence domestique rencontre plusieurs obstacles importants. Les normes culturelles et sociales minimisent souvent le problème, notamment dans les zones rurales où les violences, surtout envers les femmes, sont perçues comme une affaire privée. Bien que des lois existent, leur application est insuffisante, et les victimes, qu'elles soient femmes, enfants ou hommes, peinent à trouver un soutien adapté. La violence envers les hommes est particulièrement tabou, et les ressources pour les victimes restent limitées, notamment les refuges et les services de soutien psychologique. La lutte est donc un combat de longue haleine, nécessitant une approche systémique, un engagement politique ferme et une mobilisation collective continue. Les avancées législatives, les dispositifs innovants et les programmes de soutien existants constituent des bases solides, mais ils doivent être renforcés et élargis. Comme l'ont souligné nos interlocutrices, seule une stratégie intégrée, impliquant l'ensemble de la société arménienne, permettra d'offrir aux survivantes un réel accès à la justice, à la protection et à des perspectives d'avenir dignes. Chaque action compte, et chaque effort rapproche un peu plus l'Arménie d'une société où les violences domestiques ne sont plus tolérées, mais combattues avec détermination et humanité.

 

Contact d’urgence Arménie : Women's Support Center : +374 99 88 78 08 https://www.womensupportcenter.org/

Application SAFE YOU : https://safeyou.space/en

Contact d’urgence France : téléphone : 3919 ou en ligne : https://www.service-public.fr/cmi