Elles sont professeur, journaliste, chercheuse, politicienne... Naïra, Ani, Constance, Thénie et les autres ont l'amour de la langue française en partage. Le Courrier d'Erevan les a rencontrées et leur a laissé la parole. Elles nous racontent leur histoire, en français dans le texte, simple et extraordinaire. Portraits de femmes, exemplaires, touchantes, dérangeantes, une autre image de l'Arménie.
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Ingénieure de formation, elle ne se voyait pas du tout entrepreneur. Aujourd’hui directrice de la chaîne des magasins "Haleb" et de la plateforme en ligne "Buy Armenian Market Place", femme d’affaires passionnée, mentor de jeunes pousses, motivée, engagée, Aline Masrlyan, Arménienne de Syrie était parmi les premières à venir s’installer en Arménie en 1998, à une période où le pays se vidait de ses habitants...
Par Lusine Abgarian
Une enfance arménienne… en Syrie
« Lorsqu’on naît dans une communauté arménienne au Moyen-Orient, on est orienté vers son arménité depuis la petite enfance. Elle se traduit dans les rites, les traditions, la préservation de la langue et de la religion », nous rappelle Aline, comme ce fut le cas pour elle. Elle n'a appris l'arabe que sur le tard, lorsqu'elle a dû présenter trois examens d'entrée dans cette langue afin de poursuivre ses études à l’université d’Alep. Décision d'autant plus difficile que l’arménien restait celle « de la maison ». « Mon père disait toujours que nous étions libres de parler les langues que nous voulions en dehors de la maison, mais lorsqu’on passait le seuil de la maison, on ne devait parler que l’arménien ».
Dans ce contexte familial de règles rigoureuses mais vouées à la préservation de l’identité arménienne, Aline parvient à obtenir son diplôme d’ingénieur et rentre dans la vie active. Elle travaille pendant six ans à la mairie d’Alep, au sein de l’équipe de construction qui œuvre à la reconstitution du centre historique de la grande ville syrienne qui reste toujours très chère à son cœur. La vie lui avait pourtant préparé un autre chemin à suivre…
L’arrivée au pays
Mariée et déjà mère de deux enfants, cette jeune femme courageuse et persévérante qui souhaite encore poursuivre ses études se résout à suivre le chemin que son mari leur avait prédestiné : « Mon mari avait fait ses études en Arménie, il y avait passé sa jeunesse. Il pensait qu’on pourrait y trouver un mode de vie adéquat à notre famille », se souvient-elle.
C’est ainsi qu’il y a 24 ans, Aline prend avec son mari le chemin de l’Arménie. « Alep me manquait, je prenais tout à cœur. Mais à un moment donné, je me suis dit qu’il fallait que j'écoute ma raison plus que mes sentiments. Il y avait beaucoup de problèmes du quotidien : des coupures d’eau et d’électricité, régulièrement. Nous n’avions pas déménagé en Suisse ou en Angleterre et il fallait bien admettre la réalité des choses pour continuer à vivre ici ».
Les difficultés qui attendent cette famille rapatriée sont en effet nombreuses. « Mes parents avaient connu ce genre de difficultés de la vie de tous les jours après la guerre du Kippour, en 1973, mais moi, je n’en avais pas connu à Alep ». Au moment où l’émigration depuis l’Arménie connait des chiffres considérables, le rapatriement semble être un phénomène extraordinaire et pas toujours bien compris : « Les gens étaient étonnés par ma décision. Je sentais leurs regards de pitié et cela me gênait beaucoup car c’était un choix et une décision ».
Ses enfants sont encore petits et il faut occuper leurs journées. C’est ainsi qu’Aline se retrouve à visiter tous les musées d'Erevan ! Quelque chose lui dit qu’elle y trouvera une inspiration pour continuer son chemin et trouver du travail. Et ce fut le cas ! Au musée d’Art folklorique, lorsqu'elle tombe en admiration devant des œuvres de dentelle créées par des femmes arméniennes.
La dentelle arménienne
« Il y a deux types de gens : les consommateurs et les producteurs. Si tu es producteur, de par nature, tu dois entreprendre car ce qui t'est donné ne te suffit pas », pense Aline. C’est ainsi qu’elle se lance dans la promotion de la dentelle arménienne. Ayant pris contact avec les femmes dont les œuvres sont exposées dans le musée, elle les fait tourner et les expose à l’étranger. Pendant ces années, Aline devient le pont entre ces femmes et leurs clients étrangers, mécènes malgré eux de ces quelques familles. Aline conserve encore aujourd’hui quelques exemplaires de ces travaux de dentelles auxquels elle dit tenir « comme à la prunelle de mes yeux. Je comprenais la valeur de la dentelle. Historiquement cet artisanat a constitué la principale ressource des familles arméniennes rescapées du génocide et installées en Syrie. Les missionnaires français et italiens faisaient travailler les orphelines et c’était leur moyen de subsistance principale. C’était aussi un moyen de méditer et de guérir du traumatisme, car ce travail demandait une concentration totale ».
La guerre en Syrie et l’actualité
Lorsque la guerre en Syrie éclate, toute la famille d’Aline, poursuit son chemin. Même ceux qui la critiquaient pour son choix de s’installait en Arménie.
« Les Arméniens de Syrie ont été bien accueillis ici. Je crois que les populations locales éprouvaient une sympathie particulière pour leurs compatriotes refugiés. Ce qui ne semblait pas être le cas, selon moi, des Arméniens du Liban ou d’Irak ».
Pourtant, l’Arménie n'est qu'un pays de transit pour la plupart de ses proches. Ne pouvant trouver le soutien de l’État arménien, ces réfugiés repartent vers d’autres destinations pour se relocaliser. « Il y avait de très grandes entreprises, dans le textile par exemple, qui voulaient s’installer ici. Si l’État avait au moins permis une exemption de taxes, elles seraient restées en Arménie. La fonction de dirigeant exige de savoir prendre rapidement les bonnes décisions ».
Les réfugiés arméno-syriens amènent pourtant avec eux une autre culture, celle du goût et de la restauration. Aline pense que si ces réfugiés n’ont pas véritablement réussi, c’est qu’ils manquaient de qualifications, ne connaissaient pas bien la langue ou n’avaient pas les capacités de travailler dans le système étatique ou les technologies. C’est pourquoi ils se sont lancés dans des domaines pas très bien rémunérés. « Il faut bien évaluer et connaître ses capacités. La culture d’ici est différente, tu ne peux pas y appliquer les mêmes règles du jeu, il faut suivre celles qui se pratiquent ici ». Mais d'un autre côté, Aline trouve également que les Arméniens n’ont pas tiré les leçons de l'histoire et qu'elle se répète aujourd’hui avec les émigrés russes qui arrivent en Arménie. « Les gens augmentent les prix des loyers, ça me révolte. Il faut créer les conditions qui motivent les gens à rester ici, que les hôtels, les taxis, les restaurants fonctionnent bien et normalement. », s’indigne-t-elle.
L’Accompagnement des jeunes entrepreneurs
Aline a traversé plusieurs étapes dans sa vie. Aujourd’hui, en tant qu’entrepreneuse couronnée de succès, elle aide et accompagne les jeunes entrepreneurs qui souhaitent se lancer dans les affaires : « Maintenant que je me sens plus accomplie, je participe à des programmes au travers desquels je peux réaliser ma responsabilité sociale. Si je peux aider à promouvoir une startup, je m’y consacre à fond ».
C’est notamment le mentoring à "Impact hub", "IRIS Business Incubator" et "Business Academy "qui lui permet d’être plus près des jeunes pour les accompagner dans leurs réflexions et les réalisations des projets : « 1 % de la réussite c’est l’idée, les 99 % c’est le travail et l’énergie qu’on y met », affirme-t-elle.
Les possibilités qu’offrent les banques européennes ou asiatiques ainsi que les projets de l’ONU permettent en effet de développer et de promouvoir beaucoup de projets créatifs, même s'ils soutiennent principalement ceux correspondant aux axes qu’ils proposent : « Il y a cinq ans, c’était l’autonomisation des femmes, actuellement ils soutiennent les projets centrés sur les petites et moyennes entreprises ». Aline trouve les jeunes Arméniens très créatifs mais peu persévérants. Cette qualité alliée à son travail est celle de sa réussite, toute sa vie et son parcours en témoignent.
C’est aussi celle du magasin "Haleb", synonyme du goût de l’Orient en Arménie, qui a ouvert ses portes en 1999 avec un budget minime. « Nous importions des produits totalement inconnus ici, ou très mal, et c'était assez difficile car nous sommes un peuple plutôt conservateur. Ce sont les enfants de l’indépendance qui sont plus ouverts ». « Alep » est devenue aujourd'hui une marque de référence, qui ne triche pas, honnête et responsable.