Հայաստանի կանայք - Femmes d'Arménie – Thénie Khatchatourov : L’artiste redécouverte à travers l’Arménie

Arménie francophone
07.02.2022

Elles sont professeur, journaliste, chercheuse, politicienne... Naïra, Ani, Constance, Thénie et les autres ont l'amour de la langue française en partage. Le Courrier d'Erevan les a rencontrées et leur a laissé la parole. Elles nous racontent leur histoire, en français dans le texte, simple et extraordinaire. Portraits de femmes, exemplaires, touchantes, dérangeantes, une autre image de l'Arménie.

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Source d’inspiration, muse et déclencheur pour des projets artistiques longtemps médités : c’est ainsi que Thénie Khatchatourov, artiste illustratrice, dessinatrice, peintre, perçoit l’Arménie. Le Courrier d'Erevan présente son parcours d’artiste qui a pris source en Arménie, pays dont elle est originaire et avec lequel les liens n’étaient que très superficiels et fragmentés avant qu’elle ne décide de s’y installer pour deux ans. Elle y a découvert ses richesses culturelles, le sacré, le mythique et le mystique, véritable pivot dans son œuvre.

Par Lusine Abgarian

Avant de vous lancer dans un projet artistique, votre projet de vie aujourd’hui, quel a été votre parcours ?

Je suis née en Suisse, dans une famille d’artistes, de musiciens arméniens, violonistes, pianistes et concertistes partis de Marseille en 1947 pour l’Union soviétique. Mon ancrage certain dans le milieu artistique a beaucoup contribué au développement de ma propre activité.

J’ai habité deux ans en Arménie après mes études à l’Université de Genève… Socio-économie, design et gestion de projets innovants. J’ai décidé de partir en Arménie sur une intuition plus forte que moi : je voulais découvrir mon pays et j’ai décidé d'y rester. J'ai été stagiaire à l’Ambassade de Suisse pendant plus d’un an et j’ai suivi plusieurs projets qui ont été extrêmement enrichissants pour moi.

Vous avez créé un atelier en Suisse, l’Atelier Thénie K., qu’est-ce qu’il représente ?

L’Atelier Thénie K. est le fruit de mon travail, un travail que j’ai accompli entre 2018 et 2021. C’est le résultat de mes recherches sur les nouvelles formes d’esthétique, sur la fusion de l’ancien et du nouveau, une réinterprétation des concepts sacrés, le développement d’un corpus et d’un langage esthétique. Ce parcours, cette prise de conscience, n'ont été possible que grâce à mes racines et à ma découverte de la culture arménienne.

J’ai trouvé dans le langage esthétique des anciens, une façon merveilleuse d’interpréter ce qui nous dépasse, le plus grand, l'indicible. Sur la base de cet héritage, j’ai pu moi aussi développer une manière d’interpréter les mythes, la symbolique et le sacré qui me tenaient à cœur. Bien sûr, je suis influencée par la culture arménienne, mais comme je suis née en Suisse, je suis aussi influencée par la culture ainsi que les courant artistiques et esthétiques européens. Je suis un peu à l'image de cette fusion, de deux temporalités, deux univers, deux espaces différents, le Caucase et l’Europe. Aujourd’hui je pratique mon activité à plein temps et je ne m’occupe que de l’atelier Thénie K.

Comment êtes-vous venue à l’art ? Comment votre création a-t-elle été influencée par la vie en Arménie ?

Mon séjour en Arménie a été pour moi un véritable déclencheur. J’ai toujours voulu faire de l’art, j’avais déjà tenté de rejoindre des cursus artistiques, mais sur les conseils de mes parents, j’ai préféré suivre la voie classique, celle des études universitaires.

C’est en Arménie que l’idée de faire de l’art ma profession a pris tout son sens. J’ai pris conscience qu’être artiste c’est vraiment une chose sérieuse. Même si jusque-là mon travail m’avait beaucoup intéressé, je pense que j’avais besoin de mener des réflexions, individuellement et en marge, afin de jouir d’une totale liberté intellectuelle. Et l’art m’a offert cette liberté de réfléchir, d’imaginer et de représenter mon environnement, la liberté de vivre ma vie telle que je voulais vraiment. À ma mesure, à mon rythme...

L’Arménie est très inspirante. Il y a quelque chose de "vibratoire" qui va au-delà de ce que j’ai pu rencontrer en Europe et cette vibration, cette symbolique, ce rapport au temps, aux choses, aux gens, est tellement différent de ce que j’ai expérimenté en Suisse... La manière qu’ont les Arméniens de conserver et de transmettre est forte. L’Arménie est très empreinte de l’architecture païenne, chrétienne et soviétique. La pierre, les reliefs, les arches, les voûtes, les ornements des églises, ces temples et tous ces monuments à la gloire des travailleurs qui constituent son éblouissant paysage, j'en ai été fascinée.

L’occident n’a plus rien de symbolique à offrir, c'est tout un musée à lui tout seul, mais on n'y raconte plus les épopées, les contes ou les histoires. L’injonction au progressisme, au globalisme, abat les frontières etfait perdre aux nations ce qui les rend différentes les unes des autres. En Arménie, j’ai trouvé une unité visuelle forte, des spécificités, un lieu à part, un pays extrêmement fier de ce qu’il a été. C’est en cela que l’Arménie m’a aidé à démarrer ma pratique. J’avais des choses à dire, esthétiques et politiques et c’est en Arménie que j’ai eu envie de commencer à le représenter. Finalement, la beauté est toujours un geste politique.

La vie en Arménie avec sa société, son conservatisme, même s’il est contesté par une frange de la société arménienne, a représenté pour moi un très grand changement. En Occident, beaucoup déplorent que le libéralisme économique et culturel détruise l’ancien, rompe inconditionnellement avec la tradition et lisse les différences entre les gens et les cultures. On est dans un combat intense des minorités ici. On insiste sur la destruction des valeurs familiales, sur une non-différenciation des personnes et des choses. À cet égard, j’ai beaucoup aimé l’Arménie, parce que j’y ai trouvé tout ce qu’on a perdu en Europe. Malgré ses défauts, l’Arménie a conservé ces choses essentielles et c’est en cela qu’elle est une terre exceptionnelle.

Salvador Dali, dans une interview de 1951 disait que la mission à venir de l’art, une fois les salles d'expositions remplies de "l’art abstrait - l’art dominant", serait de faire de l’art qui réactualise les sujets mystiques, les sujets mythiques et le sacré. Mon idée, c’est de réintroduire le sacré dans l’art : le sacré arménien, le sacré chrétien, le sacré païen, humain, naturel. Le sacré universel des hommes.

Jean Clair et Annie Lebrun, de grands intellectuels français qui ont aussi nourri ma réflexion, dénoncent cette collusion entre art et finances. Je la déplore moi-aussi et j’essaie d’aller à contre-courant de tout cela. Je me pose en contre à la marchandisation de l’art. Bien que je fasse des vernissages, mes travaux restent tout à fait accessibles. L’art doit être accessible aux gens qui l’aiment.

Quelles sont vos principales influences et sources d’inspiration ?

Parmi les artistes qui m’ont inspiré, il y a les impressionnistes et les postimpressionnistes : Van Gogh, Matisse, Gauguin, Cézanne, Kokoschka, Klimt, Egon Schiele, Picasso, Braque et tant d’autres. Les grands hommes impressionnent par leur capacité d’exécution d’un travail colossal.

Il y a bien sûr Martiros Saryan, Minas Avetisyan, Ara Harutyunyan, Rafayel Israelyan, Jim Torosyan, Artachès Hovsepyan, Ervand Kochar, Rudolph Khachatryan, les soeurs Aslamazyan, etc! Etc!… Pour les plus célèbres seulement ! Ces artistes magnifiques avaient une vraie ligne de travail, guidés par un langage esthétique bien à eux. Je les ai découverts, me suis attelée à bien les observer, à les comprendre, à les intégrer.

J’aime représenter le couple, la naissance, l’âme. J’ai fait aussi des tentures qui représentent l’épopée de David de Sassoun. Je pense que les légendes, les mythes et les contes doivent continuer à être racontés. Raconter, transmettre sont des formes que peut prendre le patriotisme, car elles permettent aux jeunes générations de prendre conscience de la valeur de ce que leurs ancêtres leur ont laissé. J’ai un rapport à la temporalité tout particulier. Ce qui est passé, ce qui a été, est tout aussi important que ce qui est à venir. Je crois qu’il ne faut pas renoncer au passé, il a toute son importance et tout à nous enseigner.

Et les projets à venir ?

J’expose actuellement dans une galerie carougeoise à Genève et j’expose également à Londres, à la galerie Aucart qui a proposé une capsule d’œuvres d’artistes arméniens sur une thématique intitulée "On n’échappe pas à sa destinée".

Mon grand rêve est d’exposer en Arménie et de pouvoir présenter mon travail aux Arméniens. Le plus beau compliment qu’on m’ait fait, c’était lors d’une exposition quand un couple arménien m’a dit à propos de mon œuvre : « on ne sait pas pourquoi, mais on sait que c’est arménien ». Pareille remarque signifie que j’ai réussi le travail de suggestion, que j’ai réussi à être suffisamment subtile pour qu’un Arménien sente que mon travail lui appartient, sans qu’il y ait de croix dessus, de signe distinctif ou de symbole particulier. De tous les compliments, c'était le plus gratifiant.

J’espère pouvoir développer la dimension céramique en Arménie. J’aimerais beaucoup être capable d’ouvrir une arcade en Suisse et de proposer mon travail ainsi que celui d’autres artistes arméniens. On peut beaucoup apporter au monde en adoptant une position plus dynamique, moins victimaire. Même si nous avons traversé des situations affreusement difficiles à travers les années, il est nécessaire de tenir bon, de mener des réflexions de fond, de continuer le débat et la création en n’oubliant jamais d’apporter quelque chose au reste du monde. Une dynamique basée sur les échanges positifs.

 

https://www.theniekhatchatourian.com