Elles sont professeur, journaliste, chercheuse, politicienne... Naïra, Ani, Constance, Thénie et les autres ont l'amour de la langue française en partage. Le Courrier d'Erevan les a rencontrées et leur a laissé la parole. Elles nous racontent leur histoire, en français dans le texte, simple et extraordinaire. Portraits de femmes, exemplaires, touchantes, dérangeantes, une autre image de l'Arménie.
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Morgane Bona est journaliste indépendante, spécialiste des questions sociales et politiques des minorités du Caucase et du Proche-Orient. Elle exerce son métier entre la Turquie, l’Arménie et l’Afghanistan. Après le Kurdistan turc, elle couvre la guerre du Haut-Karabakh en 2020 pour Marianne et Libération. Morgane Bona nous fait part des réalités de son métier, entre précarité et passion du terrain, ainsi que de son attachement à l’Arménie.
Par Aurélia Bessède
Comment êtes-vous devenue journaliste ?
C’est compliqué à expliquer car il y a un large éventail de spécialisations dans ce métier. J’aurais pu être journaliste de mode, économique ou scientifique… Mais les zones dangereuses et tout ce qui est lié à la chose politique, de près ou de loin m’attiraient.
Mon héritage familial est imprégné de la violence de la Seconde guerre mondiale, notamment du côté de ma mère. Quant aux récits de ma famille paternelle, d’origine corse, ils sont particulièrement brutaux : assassinat d’un cousin, une bombe déposée devant la porte d’un parent... Les récits des grandes personnes qui avaient évolué dans cet univers m’ont façonné. La violence rend les gens plus durs.
Plus jeune, je me suis beaucoup intéressée au conflit israélo-palestinien. Les guerres d’Irak et d’Afghanistan m’ont aussi beaucoup marqué. Je suivais le travail de Charles Enderlin, journaliste-reporter, correspondant de la chaine de télévision française France 2 et auteur franco-israélien. Je voulais faire le même métier que lui. Les reporters me fascinaient.
J'ai lu beaucoup de leurs livres avant mes études de droit. Après ma licence, je suis vite revenue à ce qui m’animait depuis le début. J’ai voulu postuler à l’armée de Terre mais Marianne a accepté de me prendre pour un stage de journalisme au sein de sa rédaction que j’ai ensuite complété par une formation terrain à la Street school de Paris, une école d'apprentissage ouverte à tous. Par la suite, j’ai effectué un stage de quelques mois au Monde avant une expérience dans la production radio, à Londres. Grâce à toutes ces expériences dont une formation de rédactrice auprès de France Télévisions, j’ai compris ce que je voulais faire et ne voulais pas faire.
Lors des attentats du 13 novembre, j'ai travaillé comme fixeuse pour le Daily Telegraph, idem pour le média anglais BuzzFeed sur une enquête liée au blanchiment d’argent. In fine, j’ai décidé de préparer les concours de journalisme. En parallèle, je travaillais dans un magasin de vêtements pour financer mon projet de stage que je désirais effectuer au Liban au sein d'un magazine économique francophone "Le Commerce du Levant". Ça a marché, je suis partie. Un vrai saut dans l’inconnu. J’y ai découvert un pays incroyable. C’est sur place que j’ai reçu la réponse au concours que j'avais passé : j’étais prise à l’école de journalisme.
Avant de quitter le Proche-Orient, je me suis rendue en Jordanie, en Palestine et en Israël à propos desquels j'avais déjà écrit plusieurs sujets. Je voulais les découvrir de mes propres yeux. Ce fut un apprentissage dans la douleur car je suis vite arrivé à court de finance. J’ai tiré des enseignements importants, beaucoup appris sur la psychologie humaine et compris que j’étais faite pour travailler sur le terrain, capable d'endurer sans craquer.
Le prix de l’indépendance – « Il n’y a rien de romantique dans la guerre »
Rien n’est simple dans ce métier : un envoyé spécial, un pigiste tout simplement, c’est un journaliste indépendant sans salaire fixe, payé à l’article ou à la mission, après publication. Si pour diverses questions, notamment d’actualité, l’article n’est pas publié, il devient "tapé" - hors d’actualité- le journaliste peut éprouver de grandes difficultés à se faire payer. Les photos sont également payées après parution et les médias internet, aujourd'hui, n’utilisent plus celles des reporters, sinon à travers les agences avec lesquelles ils ont passé des contrats.
Nous sommes aspirés dans le tourbillon de l'actualité toujours à l’aguet de la nouveauté… et de notre compte en banque. Personnellement, je réinvestis presque tout ce que je gagne dans le journalisme, il est impossible de s’arrêter de travailler. Et de retour chez moi, je dois encore réécrire, remanier un sujet, préparer le prochain voyage, son coût, sa logistique…
Ce métier nécessite des sacrifices et une grande humilité, même les grands journalistes ne traitent pas toujours des sujets très originaux. Les relations personnelles peuvent être compliquées de même, et lorsque je rentre, j’ai besoin de prendre du recul avant de raconter ce que j’ai vécu. Surtout après des situations de stress intense. Je ne veux pas imposer aux autres ce que je décide de vivre et cela peut parfois réveiller des moments pénibles. Si l’on me demande par exemple de raconter "ma guerre", j’ai vraiment l’impression d’être un animal de foire et je réponds souvent que « la guerre, c’est du sang et de la merde ». Je leur décris les toilettes de Stepanakert, ça coupe court à la conversation, surtout dans un repas mondain. Il n’y a rien de romantique dans la guerre.
L’incertitude et l’aléatoire
En reportage, il m’arrive aussi d’être confrontée à des situations difficiles à cautionner devant lesquelles je ne peux rester simple spectatrice. À Dadivank, un soldat arménien forçait une chienne qui allaitait, à boire de l’alcool et trouvait ça très drôle. Je l’ai interpellé vertement, en lui disant qu'on ne peut s'indigner du comportement des azerbaïdjanais si on agit soi-même de manière inhumaine. Nous nous sommes retrouvés face à face plus tard et il m’a demandé de l'excuser.
L’incertitude et l’aléatoire sont partie prenante de cette profession, on peut facilement se retrouver seule, livrée à soi-même pour boucler un reportage. Je me souviens de mon arrivée dans le Kalbajar avec ma fixeuse, quelques jours avant la rétrocession du territoire à l’Azerbaïdjan. Une journaliste américaine que nous avons rencontré lui a proposé une rémunération plus intéressante que ce que je pouvais lui proposer et j’arrivais au bout de mes ressources. Nous avons dormi sur place et sommes reparties chacune de notre côté le lendemain. Je me suis retrouvée seule. Par chance, au Karabakh, il y a toujours quelqu'un pour vous venir en aide. J’ai rencontré des gens extraordinaires dont j’ai beaucoup appris.
L'humain est une valeur essentielle. De cette qualité, du contact qui se crée avec les gens, mais aussi de circonstances données à un moment donné dépendent souvent l’accès à certaines personnes ou structures habituellement inapprochables. C'est complètement aléatoire. Je pense ainsi au sujet réalisé à l’hôpital du Haut-Karabakh avec un ami photoreporter. Tandis que des confrères internationaux tentaient sans succès d'y accéder, le directeur de l’établissement nous a ouvert les portes, probablement parce que nous étions Français et qu'un médecin d’origine française travaillait avec lui à l’hôpital.
Qu’est-ce qui vous a amené à traiter des sujets sur l’Arménie ?
J’avais déjà couvert les zones kurdes de Turquie qui faisaient autrefois partie de la grande Arménie. Je me souviens d’Akdamar, de l’église arménienne au milieu du lac de Van et de sa légende des amants maudits- La fixeuse qui m'accompagnait m‘avait expliqué le rôle des Kurdes dans le génocide arménien avant d’ajouter que « nous [les Kurdes] portons le poids de ce crime sur nos épaules ». Ce fut mon introduction à la question arménienne.
Je me suis ainsi rendue en Arménie pour la première fois pendant la guerre de 2020. Un ami m’a interpellé lorsque cette dernière a éclaté, étonnée que je ne la couvre pas. J’ai pris une semaine pour me préparer, j’ai trouvé le contact d’un fixeur, j’ai acheté un gilet par balle, j’ai ‘’ pitché’ des histoires que j’ai envoyé à une dizaine de rédactions, Marianne m'a garanti des parutions et je suis partie. J’ai couvert plusieurs sujets : "La double menace venue des airs", c'est le titre de l'un de mes papiers sortis dans l'hebdomadaire. C'était la première fois que des drones étaient massivement utilisés dans une guerre. J’ai aussi signé « la ville fantôme de Martakert » et « Le sacrifice des fils sur l’autel d’une diplomatie incertaine » ou encore « la résistance des anciens dans le Haut-Karabakh ».
J’ai effectué plusieurs allers-retours en Arménie depuis la guerre de 44 jours dans le Haut-Karabakh. J’ai couvert plusieurs sujets dans cette enclave, sur l'occupation azerbaïdjanaise, la présence russe et surtout l'ombre turque, parvenue à s’imposer sur le terrain caucasien. Lorsque la région de Kelbajar est tombée aux mains des azerbaïdjanais, quelques jours après la date prévue de sa rétrocession, j’ai assisté aux scènes chaotiques des maisons incendiées, des morts déterrés, des pillages. Je le relate dans « De cendres et de ruines : les adieux au Haut-Karabakh » paru dans Marianne. J’ai rédigé des articles sur la confusion de l’après-guerre au Karabakh, la recherche de la frontière en vue de sa délimitation, mais aussi le retour terrible des soldats mutilés ou traumatisés en Arménie.
Lors de mon premier séjour, un autre photojournaliste rencontré à Goris m'a recommandé auprès de la rédactrice en chef "étranger" à Libération. Elle m’a commandé deux papiers de situation dont l'un est paru après-guerre sous le titre « Haut-Karabakh, la vie reprend de guerre lasse ».
Après la guerre et la colère qu’a engendré la défaite, il m’a paru important d’évoquer « l’envie de retour au pays » de quelques soixante mille français de la diaspora. Je me suis également concentrée sur les tensions dans le Syunik et « les racines d’une nouvelle guerre avec l’Azerbaïdjan » avant de réaliser un reportage sur les organisations de défense civile de préparation paramilitaires VOMA- Ողջ Մնալու Արվեստ (l’Art de Rester en Vie) - et ATAN, organisation non gouvernementale militaro-politique des participants à la libération des territoires nationaux.
Parenthèse astrophysique, l’Arménie insoupçonnée
Mais l’Arménie regorge aussi d’autres histoires, incroyables, et dont on ne parle jamais. Dans ce petit pays, il subsiste parfois une certaine nostalgie de l'époque soviétique. Celle de la grandeur de la recherche scientique par exemple. Ce monde totalitaire ne connaissait pas la guerre avec l’Azerbaïdjan et les objectifs portaient de grandes visées géopolitiques. Les sciences n’ont plus la même valeur désormais. J’ai eu l’opportunité d’effectuer un veritable voyage dans le temps avec Alexis Pazoumian pour réaliser un portrait de l’Arménie à travers les sciences.
En pleine course aux étoiles contre les États-Unis, l’Arménie a bénéficié de larges investissements de Moscou et nombre de scientifiques arméniens ont fait leurs études dans les plus grands instituts soviétiques : les frères Alikhanian, fondateurs de l’institut de physique d’Erevan, l’astronome et astrophysicien Victor Ambartsumian, à l’origine de l’observatoire de ByuraKan ou encore le célèbre astrophysicien Benjamin Markarian qui a découvert, dans les années soixante, un ensemble de galaxies doté d’un mouvement commun auquel il a donné son nom.
Ce pays du Caucase regorge de bâtiments d’astrophysique à l’histoire surprenante. La Cosmic Ray Division du professeur Ashot Chilingarian sur le Mont Aragats, mesure le rayonnement cosmique. L’observatoire d’astrophysique de ByuraKan, unique dans le pays, recèle d'équipements chargés d’histoire comme celui d’un miroir singulier qui équipe un télescope réalisé sur l'ordre d’Hitler qui voulait en faire cadeau au centre de recherche astrophysique de l’Italie mussolinienne. Il a été récupéré par les russes lors de la seconde guerre mondiale et a finalement été déposé à Leningrad lors de la conquête de l’Allemagne de l’Est par les Soviétiques.
L’obstination des scientifiques arméniens a permis à la République soviétique d’accueillir en son sein ces joyaux d’astrophysique. L’un des disciples d’Ambartsoumian, après avoir longuement bataillé avec Moscou a ainsi obtenu l’aval du Kremlin pour financer le radiotélescope optique d’Orgov, près de Byurakan.
Leurs contemporains luttent encore pour la survie de l’astrophysique arménienne dans un décor complètement "rétrofuturiste" même si « la première guerre du Haut-Karabakh et la crise énergétique des années 1990 ont constitué des obstacles pour la maintenance et la progression des centres de recherche. » Ces vestiges d’un monde en voie d’oubli font partie de l’histoire arménienne et il me paraissait important d’aborder d’autres sujets que la guerre.
Kaboul, l’Afghanistan – Pourquoi, Comment ?
L’Afghanistan a toujours été un pays qui a attiré mon attention. S'y rendre n'était pas si facile : depuis début septembre, il n’y a plus d’aéroport international, il faut passer soit par le Pakistan, fortement déconseillé, soit par l’Ouzbékistan. Lors de la traversé en voiture, un "taleb" valide notre passage de la frontière. La pression, en Afghanistan, est différente de celle ressentie au Karabakh où les bombes venues du ciel s’écrasent aléatoirement. Ici, ce sont des hommes en armes devant lesquels on sait mieux quel comportement adopter. On les croise à chaque coin de rue.
Je travaille sur ce pays depuis septembre dernier avec deux autres collègues, tous deux journalistes. Nous sommes très solidaires et nous relayons de façon efficace. L’un s’occupe de l’amont du voyage : trouver un fixeur, un point de chute… S’il y a un problème, un autre membre prend le relai et ainsi de suite. Nous avons chacun nos propres réseaux, bien qu'ils se recoupent souvent et des visions différentes, bien que complémentaires. Nous arrivons à bien progresser ensemble sur ce terrain hostile.
Le dialogue avec les talibans est plutôt facile car ils souhaitent diffuser leur propre communication. C’est même surprenant de s’entretenir avec eux et de comprendre comment ils sont parvenus à prendre Kaboul. L’un d’entre eux m’expliquait qu’il fallait interdire la musique à l’exception des chansons d’amour pour le pays et Dieu. Je lui ai alors demandé pourquoi une chanson d’amour d’un homme à son épouse devrait être interdite. Il s’est mis à réfléchir avant d’expliquer qu’il valait mieux que cela reste privé.
Marianne, nous a accordé 16 pages sur trois numéros et nous avons pu aborder plusieurs sujets. Le sort des femmes afghanes sous le gouvernement taliban, la culture, qui se heurte à ce nouveau gouvernement. Le début de la campagne d'attentat de l’État Islamique contre le régime Taliban suite à la prise de Kaboul par ces derniers a eu lieu après notre départ. Aujourd’hui il y a en moyenne trois attentats par jour.
Lorsque l'on est en commande, la rédaction décide de quand nous devons rentrer. Pas moyen de négocier. Nous sommes arrivés le 3 septembre et repartis le 27 suivant. À mon retour en France, après l’Afghanistan, je prendrais un peu de repos avant de repartir à nouveau vers les pays sur lesquels je travaille.