A Bakou, solitude des prisonniers arméniens

Société
06.11.2025

Depuis la fin de la guerre pour le Haut-Karabagh, plusieurs dizaines d’Arméniens sont détenus à Bakou dans des conditions défiant aussi bien le droit international que le droit humanitaire. Intraitable, Bakou coupe court à tout dialogue sur leur libération, malgré les appels répétés d’Erevan et de plusieurs instances internationales. Isolés physiquement et politiquement, les prisonniers endurent un destin décidé bien au-dessus d’eux.

 

Par Marius Heinisch et Robin Laroche

Les grands oubliés

Bien que les combats aient cessé dans le Haut-Karabagh depuis septembre 2023, que la République d’Artsakh ait disparu, que MM. Pachinian et Aliyev oaient nt échangé, en août dernier, une poignée de main historique dans le bureau ovale de la Maison Blanche, la guerre n’est pas encore terminée pour tous. Plusieurs dizaines de ressortissants arméniens peuplent encore les prisons de Bakou, où ni l’arbitraire judiciaire ni la violence et les mauvais traitements ne leur sont épargnés.

 

Leur nombre exact n’est pas connu. Ils sont probablement plusieurs dizaines, quatre-vingt selon les rapports de plusieurs Organisations Non-Gouvernementales, aussi bien soldats du rangs qu’anciens ministres de la défunte République d’Artsakh. L’Azerbaïdjan, qui ne reconnaît officiellement détenir que vingt-trois prisonniers (et pour l’essentiel des cadres du régime d’Artsakh), refuse de transmettre la moindre information à leur sujet. Le dernier contact des prisonniers avec l’extérieur date de la visite de la Croix Rouge en juin 2025. L’organisme a depuis été interdit de territoire national par les autorités de l’Azerbaïdjan. 

 

Rares sont les images publiques de ces grands oubliés, on voit le plus souvent celles de Ruben Vardanian, milliardaire et ancien Ministre d’Etat de la République d’Artsakh, dont le procès devant la Cour Martiale de Bakou, ouvert en janvier 2025 vient de s’achever. Dénonçant des actes de torture pendant sa détention et un procès qu’il juge inéquitable, il a entamé une grève de la faim depuis 2024 — ce qui n’a pas empêché les autorités azerbaïdjanaises de prolonger indéfiniment sa détention. Poursuivi  pour “financement du terrorisme” et “franchissement illégal de frontière”, il risque quatorze ans d’emprisonnement.

Mais à l’ombre de ces détenus médiatiques, le gros du contingent des prisonniers est composé de militaires ou des civils ordinaires, capturés par l’armée azerbaïdjanaise sur le théâtre des opérations. Ceux-ci ne peuvent guère compter que sur l’activisme de leurs familles auprès du gouvernement arménien, qui assure mentionner leur cas lors de chaque rencontre avec les officiels du gouvernement de M. Aliyev. Aucun dialogue à leur sujet n’est pourtant reconnu par la partie azérie, pour qui l’amalgame entre prisonniers de guerre et ancienne élite des karabaghtsis offre le moyen d’une précieuse temporisation.

 

Le dilemme du prisonnier

Car ces prisonniers arméniens en Azerbaïdjan sont aussi, pour l’un et l’autre des anciens belligérants, une pièce d’importance dans des pourparlers de paix encore en cours. M. Nikol Pachinian, Premier Ministre de la République d’Arménie, ne cesse d’appeler publiquement à la libération des prisonniers, interpellant sur la violation du droit international que constitue leur détention par l’Azerbaïdjan. Le retour des prisonniers qui constituerait assurément une victoire diplomatique d’ampleur pour son administration, mais non sans faire planer une ombre sur son parti Contrat Civil à l’approche des élections législatives de juin 2026.

Les anciens ministres de l’Artsakh qui ont comparu à Bakou sont en effet, pour la plupart d’entre eux, des adversaires directs du parti de M. Pachinian, à qui ils imputent toute la responsabilité dans la défaite de 2023. Un succès diplomatique, avec la restitution des prisonniers, vaut-il, pour le gouvernement arménien, de renforcer son opposition, offrant à des adversaires politiques un retour triomphal dans la capitale après plusieurs années de captivité martyre ? S’il ne peut renoncer publiquement à leur restitution, M. Pachinian n’en a pas moins intérêt à ce que celle-ci se fasse selon ses conditions et sa temporalité.

En face, Bakou, vainqueur par les armes, pousse son avantage, et pourrait chercher à conserver les prisonniers autant que possible, afin de les relâcher au plus près des élections, obtenant d’eux le plus grand effet de déstabilisation. Puissant outil de déstabilisation, le rétention des prisonniers pourrait donc également se retourner contre l’Azerbaïdjan, alors que s’ouvre une période inédite de normalisation de ses relations avec l’Arménie.

Pas plus leur gouvernement que celui des ravisseurs ne semble donc intéressé à une libération rapide des prisonniers, dont l’isolement, sous l'œil complaisant de toutes les instances garantes du droit international, dure déjà depuis plus de deux ans.

 

Un statu quo qui arrange

Car plusieurs rapports, notamment de l’ONG Humans Rights Watch, documentent des cas de violence contre les prisonniers, considérées, dans certains cas, comme des actes de torture, le signal d’alarme a bien été tiré sur des “traitements cruels et dégradants”. La communauté internationale est restée curieusement passive, y compris face à des actes caractérisés de tortures.

Si le Conseil de l’Europe a condamné ces pratiques et exigé une enquête indépendante, les prisonniers demeurent soumis à des abus systématiques tels que l’isolement prolongé, l’accès limité à un avocat et l’absence d’information aux familles sur leur état de santé.

 

Isolés et maltraités, plusieurs des prisonniers ont tenté de mettre fin à leurs jours, à l’instar de Vigen Euljekjian, condamné à vingt ans de prison par un tribunal azéri.. L’opacité entretenue par Bakou empêche toute appréciation indépendante de la situation. Depuis l’expulsion du Comité international de la Croix-Rouge du territoire azéri, aucune organisation humanitaire n’a pu accéder aux lieux de détention. Les rares informations filtrent via les proches des détenus et mettent parfois des semaines à être documentées.

 

Hors d’Arménie, peu de chancelleries se risquent à évoquer le sort des prisonniers, par peur de froisser un partenaire énergétique devenu incontournable. Les nations européennes continuent d’acheter du gaz azéri tout en assurant “suivre la situation”. Le Parlement européen a adopté une résolution le 13 mars 2025 intitulée “Unlawful detention and sham trials of Armenian hostages, including high-ranking political representatives from Nagorno-Karabagh, by Azerbaïdjan”, qui dénonce la détention illégale de 23 Arméniens et exige leur libération immédiate. Pourtant, cette résolution non contraignante qui invite simplement l’Azerbaïdjan à s’ouvrir à des perspectives d’amélioration des droits humains, ne s’accompagne d’aucune sanction à ce jour.

Quant au États-Unis, Washington évoque sporadiquement la question mais n’a pris aucune mesure coercitive contre Bakou en jouant sur le flou politique pour éviter de se positionner de manière polarisante. La Cour pénale internationale, elle, a été saisie par plusieurs ONG, notamment le Center for Truth and Justice qui a demandé, le 15 janvier 2025, l’autorisation d’envoyer des observateurs internationaux aux procès des prisonniers arméniens.

Toutefois, l’Arménie n’a déclenché aucun contentieux officiel contre l’Azerbaïdjan devant la CPI, bien qu’y adhérant depuis février 2024. La raison réside certainement dans l’indifférence de l’Azerbaïdjan vis-à-vis des instances chargées du droit international. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a publié une résolution le 12 octobre 2023 sur “la situation humanitaire au Nagorno-Karabagh”, appelant l’Azerbaïdjan à libérer les prisonniers de guerre autant que les représentants de l’Artsakh. Ces prises de positions sont restées vaines face à ce statu quo tacitement accepté. Aucune démarche en vigueur, donc, ne répond du sort des détenus.

 

Prosélytisme univoque

A travers ces prisonniers, le gouvernement azerbaïdjanais travaille aussi au maintien d’une ferveur nationaliste active pour intimider l’Arménie.. L’Azerbaïdjan n’a assurément pas la dent rassasiée, puisque les déclarations du président Aliyev entraînent les consciences dans le sens d’une possible revendication du sud arménien, bien au-delà de la “Trump Route” entérinée en août dernier à la Maison Blanche.

 

Plus encore, le discours de haine envers l’Arménie est une façon habile de justifier la détention des ressortissants arméniens en présentant leur captivité comme la suite logique de leur culpabilité. Bakou préfère le terme de “terroriste” pour désigner les soldats, une disruption sémantique savamment nourrie par les médias publics, qui transforme une question humanitaire en croisade morale. Un manichéisme qui innerve aussi chacun des discours du président Aliyev où la détention apparaît comme le châtiment d'avoir combattu pour “l’ennemi”. Selon cette rhétorique, leur libération ou tout autre forme d’indulgence serait perçue comme une concession à l’ennemi plutôt qu’un devoir humanitaire.

 

Cette impasse bénéficie également à Bakou en matière de politique intérieure, où la propagande canalise les frustrations de la société civile, encline à développer une communication bilatérale capable de mettre fin à la répression. La haine, devenue le ciment d’une identité nationale construite contre le voisin honni, apparaît comme une contradiction de plus. L’Azerbaïdjan refuse de rendre des comptes sur les prisonniers arméniens mais en réclame pour les prisonniers azéris détenus au Monténégro. Deux geôles, deux justices.