Une soupe chaude et un avenir : l’engagement de Lumière française en Arménie

Société
30.12.2024

Dans les rues enneigées de Gyumri, une ville encore marquée par le séisme de 1988, l’Association Lumière française agit au quotidien pour aider une population fragilisée par les crises. Entre les familles déplacées suite au conflit en Artsakh/Karabagh et les habitants locaux confrontés à une précarité, les besoins sont immenses. Distribution de repas chauds, soutiens psychologique et médical, soutien scolaire pour les enfants et formations professionnelles pour les femmes : l’association déploie des solutions concrètes pour répondre à l’urgence, tout en construisant des bases solides pour l’avenir. Plongeons au cœur d’un engagement humanitaire qui fait la différence, grâce à l’entretien avec le fondateur de l’association Levon Katchatryan.

 

Par Layla Khamichli - Riou

De la salle d’opération aux missions humanitaires

Tout commence pendant la guerre au Karabagh en 2020, lors d’une mission chirurgicale menée en urgence. « Nous avons fait une première mission chirurgicale lors de la guerre, sans penser que c'était une première d'ailleurs. Et puis, après cette mission, nous avons compris qu'il faut continuer. » Rapidement, l’évidence s’impose : l’aide médicale seule ne suffit pas à répondre aux besoins criants des populations affectées. « Nous nous sommes convertis à ne pas faire seulement de la médecine. On a commencé à faire du social et de la psychologie. Pourquoi ? Parce que nous avons compris qu'on doit englober tout. On ne peut pas faire que la médecine, parce que ça ne serait pas assez efficace. »

L’association élargit alors son action pour répondre à une réalité complexe où les familles déplacées cumulent des besoins médicaux, sociaux et psychologiques. Installée à Gyumri, l’association prend rapidement conscience de l’ampleur de la tâche. « Imaginez maintenant la situation des déplacés là-bas... la première chose que nous avons faite, c'était l'ouverture de notre centre pour pouvoir distribuer de l'aide humanitaire, la nourriture, les vêtements. Et une cantine caritative aussi pour les mois hivernaux. » Cette cantine, pensée pour les périodes les plus froides, devient alors un symbole de l’engagement de l’association. « On s'est dit, on va essayer de donner une soupe chaude aux gens le soir. C'est déjà ça, quoi. »

 

Mais la culture et la fierté arménienne posent des défis inattendus : « Les gens ne venaient pas. Après, nous avons compris que c'était par la honte qu'ils ne venaient pas. Ce n'est pas dans les traditions et dans la culture arménienne d'aller se servir dans les cantines caritatives. »


Levon Katchatryan (au centre) avec les bénéficiaires du programme

 

Face à cette barrière culturelle, l’association adapte son approche et mobilise des psychologues pour établir une relation de confiance avec les bénéficiaires. Peu à peu, le centre humanitaire a trouvé sa place. « Au mois d'avril, ça a fonctionné jusqu'au mois d'avril et on a eu à peu près 350 personnes qui se sont servies de cette cantine. » Parallèlement, le centre distribue des vêtements, de la nourriture et quelques médicaments, malgré les difficultés d’approvisionnement. « Pour les médicaments, on était très, très vigilants parce que ça coûte cher les médicaments en Arménie et qu'on essayait de vraiment sélectionner les gens qui en avaient réellement besoin. »

Ainsi, en quelques mois, l’association est passée d’une simple mission chirurgicale à une structure capable de répondre aux besoins multiples d’une population démunie. « On essaie de faire une chose qui va donner des résultats palpables et pratiques. Pas du genre « nous avons sauvé l'Arménie depuis des décennies », mais quelque chose de concret. »

 

Au-delà de l’aide immédiate : reconstruire des vies

L’Association Lumière française ne se contente pas de répondre aux besoins immédiats des populations déplacées. Très vite, l’équipe a compris que l’urgence doit laisser place à une reconstruction durable, et que cela passe par des projets éducatifs et professionnels concrets. « Après le soutien scolaire, nous avons ouvert également une activité physique, la gymnastique, pour les enfants. Donc deux fois par semaine, les enfants viennent pour faire la gymnastique avec un coach spécialisé dans la gymnastique. Et apparemment, c'est aussi quelque chose qui attire beaucoup d'enfants. »​. À travers ces séances régulières, les enfants déplacés trouvent un moment pour souffler, jouer et se reconnecter avec une forme de normalité. « À partir de septembre, nous avons commencé ce qu'on appelle le soutien scolaire, les classes de soutien scolaire. Donc les enfants viennent à faire leurs écoles chez nous. Et les spécialistes, les travailleurs sociaux et les psychologues travaillent avec eux pour les soutenir à faire les devoirs. »​. Mais ce n’est pas seulement l’apprentissage académique qui est visé. À travers ces sessions, l’association cherche également à renforcer la confiance en soi et à briser les barrières invisibles entre les enfants déplacés et les locaux. « Nous avons compris qu'on ne peut pas continuer comme ça, parce que ça crée une sorte d'hostilité entre deux populations, les déplacés et la population locale. Et pour qu'on évite ce phénomène, nous avons mixé les enfants. »​.

L’association porte également une attention particulière aux femmes déplacées, souvent laissées pour compte dans des situations de crise. Une formation culinaire a été mise en place spécialement pour elles. « À partir de novembre, nous avons commencé une activité qui est la formation en cuisine pour les femmes déplacées. Pourquoi je dis pour les femmes ? Je ne suis ni sexiste, ni féministe, ni homiste. Tout simplement, en Arménie, trouver des hommes qui sont vraiment très intéressés pour faire la cuisine, c'est vraiment extrêmement rare. »​. La formation s’organise avec sérieux et ambition : « Nous avons 8 femmes. Donc on a divisé en deux parties. Premier semestre et deuxième semestre. »​. Ici, chaque recette préparée devient plus qu’un plat : c’est un pas vers une autonomie retrouvée. « On voulait avoir des femmes qui voulaient vraiment faire ce métier-là. Pas juste remplir leur temps, etc. Mais qui vont après, vraiment, après la spécialisation, se lancer pour trouver un job. »​. Le programme va au-delà de l’apprentissage culinaire classique. Les femmes sont accompagnées pour comprendre les réalités du marché de l’emploi local et pour développer des compétences adaptées à leurs besoins. « On essaie de se spécialiser dans ce qui est plus ou moins facile à faire, compte tenu des actualités économiques et financières de ces femmes-là. Donc on essaie de les former adaptées pour qu'elles trouvent plus ou moins facilement du travail. »​.

 

 

Enfin, l’association garde toujours en tête un objectif clair : « Il est possible que nous allons embaucher une ou deux après pour créer notre propre cuisine à nous, pour peut-être continuer la cantine caritative dans l'avenir. »​. Ce projet ambitieux montre bien la volonté de ne pas s’arrêter à une simple assistance humanitaire, mais de créer des opportunités réelles et durables pour les bénéficiaires.

À travers ces initiatives, l’Association Lumière Française construit bien plus que des projets : elle bâtit des ponts entre les communautés, elle restaure la dignité des femmes déplacées, et elle offre aux enfants un cadre stable pour se projeter dans l’avenir.

 

Obstacles et résilience : une course contre le temps

Malgré son engagement sans faille, Lumière française évolue dans un contexte complexe, marqué par le manque de soutien institutionnel et les défis socioculturels persistants. « Nous n'avons aucun lien avec les autorités locales. En fait, si vous voulez, local en disant, la vie de Gyumri nous soutient. Tant qu'il y avait le maire, le maire soutenait beaucoup. Après, le maire a disparu, comme ça se passe assez souvent dans certains pays. Donc, le nouveau maire, nous ne le connaissons pas, mais on essaie de faire en sorte que nous, on essaie de fonctionner autonomes, sans être dépendants de la bureaucratie administrative qu'il y a. »​.

L’intégration des déplacés au sein de la population locale est un autre obstacle majeur. « Nous avons compris qu'on ne peut pas continuer comme ça, parce que ça crée une sorte d'hostilité entre deux populations, les déplacés et la population locale. » Pour éviter cette fracture sociale, l’association a pris une décision claire : « Nous avons mixé les enfants. »​. Pourtant, cette démarche n’est pas sans risque. « Socialiser ces populations, c’est aussi prendre le risque de les déraciner de leur culture et de leurs traditions. »​. Cette réflexion met en lumière un dilemme poignant : comment intégrer sans effacer les racines ?

En outre, Lumière française est aussi confrontée à la dure réalité économique du pays. « Trouver un travail, ce n'est pas facile non plus en Arménie. Je ne sais pas si vous connaissez le taux de chômage, et surtout qui a aggravé avec l'arrivée de 100 mille déplacés. »​. Malgré ces difficultés, l’association persévère, convaincue que l’éducation et la formation sont les clés pour un changement durable. « Nous faisons de notre mieux pour offrir une éducation adaptée et des compétences pratiques. Parfois, il est possible que nous allions embaucher une ou deux femmes après leur formation pour créer notre propre cuisine à nous, pour peut-être continuer la cantine caritative dans l'avenir. »​.

Cependant, ces défis nombreux ne freinent pas la détermination des membres de l’association. Ils restent animés par une vision claire et une approche pragmatique. « On essaie de faire une chose qui va donner des résultats palpables et pratiques. Pas des genres, nous avons sauvé l'Arménie depuis des décennies. »​. À travers chaque repas servi, chaque enfant soutenu et chaque femme formée, l’association montre que même face à des obstacles structurels et culturels, la résilience et la détermination peuvent créer un véritable impact.

Ainsi, loin des projecteurs et des grandes déclarations, l’Association Lumière française continue son combat, un pas après l’autre, convaincue qu’une transformation durable commence par des gestes simples mais essentiels.

 

Une vision tournée vers l’avenir

Loin de se limiter aux actions immédiates, l’association nourrit une vision résolument tournée vers l’avenir, avec des projets ambitieux pour renforcer durablement le tissu social et économique des populations qu’elle accompagne. « Après avoir réalisé les projets que nous réalisons, nous avons pensé à créer une sorte de polyclinique gratuite. C'est un dispensaire qui va recevoir des patients. »​. Ce projet médical s’inscrit dans une logique de continuité avec les interventions chirurgicales menées lors des premières missions humanitaires. Mais l’accès aux soins reste un défi majeur en Arménie : « La gratuité des soins en Arménie, c'est quelque chose qui est surprenant, je trouve. Et malgré les déclarations des autorités du ministère de la Santé, on sait très bien que si tu n'as pas d'argent, tu n'as pas de soins, tout court. »​.

L’association espère ainsi pallier une partie de ces défaillances structurelles en mettant en place un système accessible à tous. « Dans un premier temps, on va organiser des consultations, et dans un deuxième temps, peut-être on sera en mesure d'organiser également des soins. Que ce soit à domicile ou hospitalisé, on verra. »​.

Mais l’avenir ne se limite pas à l’aide médicale. Pour préparer les jeunes générations aux réalités d’un monde en constante évolution, l’association mise sur des formations technologiques et numériques. « Dans l'avenir proche, on va avoir aussi une place de formation en informatique. »​. Un projet qui repose sur des bases solides : « J'attends juste les ordinateurs portables qu'on va essayer de transférer en Arménie. »​. Une fois les équipements reçus, des bénévoles spécialisés interviendront pour former les enfants et adolescents à des compétences pratiques et modernes. « On va essayer de former ces jeunes pour que dans l'avenir, ils trouvent plus ou moins facilement un travail. »​.

De plus, au-delà des compétences techniques, elle vise également à insuffler une notion de patriotisme et de résilience dans ses programmes. « Tout ce que nous faisons, derrière, il y a aussi quelque chose de très important, c'est le patriotisme. Donc, on essaie en formant, que ce soit en psychologie, que ce soit en secteur scolaire, même en activité sportive, on essaie d'infiltrer les gens, les enfants, avec les notions de patriotisme. »​.

Levon Katchatryan reste convaincu que l’avenir passe par l’éducation et la formation des nouvelles générations : « Si on veut reconstruire l’avenir, il faut offrir aux enfants les outils pour y parvenir. »​.

 

Une leçon d’humanité

Dans cette lutte quotidienne, certaines scènes restent gravées dans les mémoires, des instants où la dignité humaine défie les circonstances les plus sombres. « Ce qui m’étonne toujours, c’est la dignité de ces gens. Ils ne pleurent pas, ils ne se plaignent pas. Ils avancent. »​. Malgré une précarité extrême, une détresse parfois indicible, les bénéficiaires de l’Association Lumière française font preuve d’une résilience admirable. « Parfois, j'essaie de comprendre pourquoi ils sont comme ça. Est-ce que c'est une sorte de modestie, une sorte de comportement pas normal ? Mais en tout cas, on voit très bien qu'il y a une dignité intérieure de ces gens-là. (…) La plupart de ces gens-là, ils vivaient très dignes, corrects. Ils arrivaient à boucler leurs mois correctement et ce n'était pas décrochable. »​. Aujourd’hui, même lorsque tout semble perdu, cette fierté persiste, silencieuse mais omniprésente. « Ces gens-là, ils restent dignes, même si on voit très bien qu'ils vivent dans des conditions extrêmement difficiles. Extrêmement difficiles. »​.

 

Mais derrière cette résilience, il y a aussi des moments de surprise, de chaleur humaine inattendue. « Une fois, je vois même leur étonnement lorsqu'ils sont envers nous. Ils voient la chaleur des gens envers eux. Ils s'étonnent. Comment ça se fait que vous êtes chaleureux envers eux ? »​. C’est cet étonnement, ce mélange de gratitude et de réserve, qui témoigne du fossé émotionnel laissé par les déplacements forcés et les traumatismes accumulés.

 

Chaque geste compte pour apaiser ces blessures invisibles. « Nous avons compris que ces gens-là ne crient pas qu'ils ne vont pas bien. Ils ne viennent pas supplier. Ils ne pleurent pas. Ils vivent leur souffrance en silence. »​. Pourtant, au détour d’un sourire d’enfant, d’un repas chaud partagé ou d’une discussion avec une mère en formation culinaire, des signes d’espoir apparaissent. « Si nous parvenons à ce que les réfugiés ne s’étonnent plus de recevoir un accueil chaleureux, alors nous aurons gagné une bataille. »​. L’engagement de l’association va au-delà de l’aide matérielle ; il touche à l’essence même de l’humanité. Derrière chaque repas distribué, chaque vêtement offert, chaque activité organisée, il y a une main tendue, un regard bienveillant et une conviction inébranlable.

 

À Gyumri, l’hiver est rude, mais une lumière persiste. Celle de l’Association Lumière française, qui rappelle que derrière chaque statistique, il y a des visages, des histoires et une humanité à préserver. Chaque jour, 350 repas chauds sont distribués pendant l’hiver, offrant un peu de réconfort aux familles démunies. Huit femmes suivent une formation en cuisine professionnelle, leur donnant les outils nécessaires pour reconstruire leur avenir avec dignité. Plus de 100 enfants bénéficient chaque semaine du soutien scolaire et d’activités extrascolaires, brisant ainsi les barrières sociales et culturelles qui les isolent.