Ce territoire, reconquis par l'Azerbaïdjan en 2020, est peuplé de villes fantômes et d'ossements abandonnés. Des recherches y sont menées avec un objectif double: collecter des preuves d'éventuels crimes de guerre et rendre les restes des disparus à leurs proches.
Par Guillaume Origoni* pour Slate.fr - À Bakou et au Haut-Karabakh.
À l'automne 2022, l'Azerbaïdjan annonçait avoir découvert plusieurs fosses communes dans le Haut-Karabakh, un territoire non reconnu par la communauté internationale depuis sa déclaration d'indépendance de l'Azerbaïdjan en 1991 et reconquis par les forces de Bakou en 2020.
Je suis alors contacté par une agence de relation publique au service du gouvernement de l'Azerbaïdjan, qui me propose un voyage de presse. Un peu plus tôt, un de mes reportages, réalisé en Bosnie et publié sur Slate.fr, a reçu le prix Louise Weiss du journalisme européen 2022. Pour cet article, j'étais parti à la recherche des fosses communes disséminées sur les terres du génocide bosniaque commis par les Serbes durant le conflit en ex-Yougoslavie.
Pour celles et ceux qui ignorent ce que sont les voyages de presse, cette pratique peut être résumée de la manière suivante: le thème, le financement et les modalités d'un ou de reportages vous sont proposés «clés en main». Le journaliste n'est pas rémunéré, mais tous ses frais sont pris en charge. Pour un reporter indépendant comme moi c'est une aubaine, car les reportages à l'étranger sont souvent montés avec des bouts de chandelles.
On l'aura compris, le danger d'un tel accord est de perdre de vue le fait que vous n'aurez droit qu'à une seule version de l'histoire: celle de celui qui vous invite. À vous de ne pas tomber dans cet éventuel piège. Le deal qui m'a été proposé par l'agence était simple, voire simpliste: «Venez et dites ce que vous avez vu. Vous avez l'expérience des meurtres de masse et des crimes de guerre, nous ne pouvons pas vous raconter n'importe quoi. Et si quelque chose vous dérange, alors nous ne pourrons pas vous contraindre à publier l'article.»
J'ai accepté. De toute façon, il est impossible de se rendre dans la partie reconquise du Haut-Karabakh sans l'accord du gouvernement d'Azerbaïdjan. Entrer sur ce sol est quasiment interdit: si votre nom ne figure pas sur les tablettes des militaires qui contrôlent les checkpoints, vous ne passez pas. En outre, il s'agit de l'un des territoires les plus minés au monde. Il est donc impossible de s'y aventurer ne serait-ce que sur quelques mètres, sous peine de voir militaires ou accompagnateurs vous rappeler à l'ordre sur le champ.
Dans ce décor apocalyptique, nous comprenons rapidement que la question de la recherche et de la restitution des corps, d'un côté comme de l'autre, est l'un des enjeux majeurs de cette guerre tiède entre les États arménien et azerbaïdjanais.
Corps partout, justice nulle part
C'est d'ailleurs la première chose que l'on nous montre au sein du département de médecine légale de Bakou. Son directeur, le docteur Adalet B. Hasanov, nous explique que le nombre des disparus de nationalité azerbaïdjanaise s'élève à 3.890: quelque 3.190 militaires et 700 civils ne sont jamais rentrés chez eux après la première phase du conflit (1988-1994), remportée par l'Arménie.
Vingt-six ans plus tard, à l'automne 2020, l'armée de Bakou a récupéré une partie des territoires du Karabakh à la suite d'une guerre éclair. Désormais, les Azerbaïdjanais peuvent circuler à leur guise dans ce no man's land. Une liberté nouvelle qui permet, entre autres, la recherche de corps et de fragments osseux qui pourraient prouver que des crimes de guerre ont été perpétrés par l'armée arménienne. Plusieurs fosses ont ainsi été mises au jour dans la région de Fizouli (Füzuli en azéri) ou encore dans le village d'Edilli, auparavant dédié à l'hébergement de la soldatesque arménienne et à la détention de civils azerbaïdjanais.
Adalet B. Hasanov insiste sur l'idée selon laquelle le «lobbying arménien, très actif en France et aux États-Unis» serait «un obstacle majeur à la reconnaissance du statut de victime lorsqu'il s'agit de civils et de soldats azerbaïdjanais». Cette demande de reconnaissance prend parfois le ton de la requête, voire de la supplique, et parvient même à percer les discours rodés des représentants gouvernementaux que nous rencontrons. Il s'agit, hélas, de laïus entendus et répétés dans les zones post-conflits du monde entier: la reconnaissance par la communauté internationale du statut de victime n'est pas uniquement une question de politique, de soft power ou de justice internationale.
Nul doute possible quant à la sincérité de monsieur Hasanov, lorsqu'il demande «le crime commis par cette petite fille de 4 ans retrouvée dans cette fosse à Edilli». De la même façon, il serait faux et inconvenant de nier la profonde tristesse de Samir Poladov, président de l'organisme gouvernemental en charge du déminage, lorsqu'il retire ses lunettes, se frotte les yeux et lâche: «Regardez ce qu'ils ont fait à mon pays…» Néanmoins, les analyses ne se basent pas sur le ressenti et encore moins sur le ressentiment. Il faut des faits, des preuves, des dossiers, des chiffres et des statistiques. C'est dans ce but que nous sommes conduits dans les salles de presse où sont exposés les ossements de douze soldats ayant été retrouvés, les mains attachés dans le dos, dans une fosse à Füzuli.
Malgré un éclairage vif, l'ambiance est sinistre. Lorsque nous pénétrons dans la pièce, une douzaine de laborantins s'affairent autour des squelettes. «Ces corps constituent l'illustration de la barbarie arménienne», nous dit-on. Sur les murs, en hauteur, des photos encadrent cette scène macabre. On y voit d'autres corps suppliciés d'enfants. «Ces images ont été accrochées afin que nous n'oublions pas pourquoi chacun à sa manière doit accomplir son travail contre l'ennemi.»
«Nous ne serons plus jamais faibles!»
Œuvrer dans les régions où les frontières ne sont pas réellement définies, comme ici, dans cette portion du Caucase, c'est aussi faire l'expérience de représentations du corps différentes. Dans cette capitale énergique, assez majestueuse et entièrement dédiée à l'automobile qu'est Bakou, les corps sont libres. Il n'y a pas ou peu de femmes voilées, et on y retrouve le même fétichisme pour les marques mondialisées que dans n'importe quelle capitale occidentale. Les religions cohabitent pacifiquement dans ce pays majoritairement chiite. Officiellement, l'athéisme ne pose pas de problème.
Si chacun peut se faire l'idée qui lui convient de la transcendance, l'omniprésence du «corps du prince» semble toutefois là pour rappeler que la politique n'est pas l'affaire de tous. En effet, il est impossible de faire un pas sans avoir Heydar Aliyev, le père de l'actuel président de la République d'Azerbaïdjan, Ilham Aliyev, dans son champ de vision. Une permanence du corps qui assure la légitimité d'une dynastie en devenir.
«Comprenez-nous bien, nous n'avons pas de problèmes avec les Arméniens. Mais le Haut-Karabakh nous a été volé, il est normal que nous reprenions ce qui est à nous.»
Un interprète azerbaïdjanais du voyage de presse
Nos interlocuteurs ne sont pas dupes quant à la lecture que nous faisons de ce culte de la personnalité. L'un d'eux se hasarde même à une question faussement dissimulée derrière le voile de la naïveté: «Vous pensez que nous sommes une dictature n'est-ce pas?»
En l'absence de réponse, il continue et enfonce le clou: «L'Azerbaïdjan est un pays libre dans lequel cohabitent plusieurs nationalités et plusieurs ethnies, et toutes ont les mêmes droits. Nous sommes un État multiculturel et multiconfessionnel. En Arménie, il n'y a qu'une seule ethnie et qu'une seule religion. Alors, qui est le plus libéral?» Nous nous contentons de répondre qu'il ne nous appartient pas de définir quel régime est dictatorial. Cependant, les ONG les plus reconnues, telles que Reporters sans frontières, sont plus que critiques concernant les libertés fondamentales en Azerbaïdjan.
Nous laissons ensuite Bakou pour nous rendre dans les territoires reconquis du Haut-Karabakh. La Mercedes Vito fonce à travers les steppes, direction Susha (le nom azerbaïdjanais de Chouchi), ville symbole du Haut-Karabakh pour laquelle se sont déroulés des combats acharnés durant les deux guerres, et qui a été reconquise par l'armée d'Ilham Aliyev en 2020.
Le trajet donne l'occasion d'avoir des échanges moins normés avec nos interprètes, de jeunes hommes cultivés. L'un d'eux a fait ses études à Lyon. Il aime la France et y a gardé de solides amitiés avec ses compagnons d'études. La discussion s'anime et quelques verrous sautent.
«Comprenez-nous bien, nous n'avons pas de problèmes avec les Arméniens. Mais le Haut-Karabakh nous a été volé, il est normal que nous reprenions ce qui est à nous. L'Azerbaïdjan reste un point aveugle pour vous. Vous ne nous voyez qu'au travers de ce que les Arméniens disent de nous en France, mais d'ici quelques heures, lorsque nous allons passer les premiers checkpoints, vous allez comprendre ce que nous avons enduré depuis la fin de la première guerre du Haut-Karabakh», affirme-t-il.
«Aujourd'hui, nous sommes forts, nous sommes vainqueurs et nous avons en la Turquie un allié fraternel. Mais lorsque nous étions les vaincus, la France et les États-Unis ne prenaient pas en compte les souffrances de notre peuple. Nous ne serons plus jamais faibles!»
Une ambiance glaciale
Après quelques heures de route, le trafic est pratiquement réduit à néant. Le premier checkpoint passé, seuls les camions et les véhicules militaires circulent. Nous voici dans le Haut-Karabakh, dans l'un des no man's land les plus étendus de la planète. Ici, il n'y a personne. Les corps sont absents, ils se sont volatilisés après la victoire des Arméniens en 1994. Les Azerbaïdjanais ont été chassés il y a un quart de siècle de cette portion de territoire qui a servi de glacis en prévision d'une contre-attaque de l'armée azerbaïdjanaise, contre-offensive qui a bien eu lieu vingt-six ans plus tard.
Le résultat de cette stratégie est là, sous nos yeux. Maisons, hameaux, villages, villes déserts, en ruine et truffés de mines défilent pendant des heures, de manière ininterrompue, de part et d'autre des fenêtres du van. Cette destruction massive résulte bien plus de l'abandon et du pillage que d'actions militaires: une fois vidées de leurs habitants, les maisons se sont peu à peu effondrées, la nature a repris ses droits.
Nous nous enfonçons dans les terres des environs de Füzuli. Les deux côtés du chemin sont toujours envahis des ruines. Le van s'arrête au niveau du site de fouilles d'où ont été extraits les douze corps que nous avons vus dans l'institut de médecine légale de Bakou. La Croix-Rouge y a établi un camp de campagne. La terre est éventrée sur de grandes longueurs et déverse régulièrement des restes humains. Aujourd'hui, elle a rendu un fragment de boîte crânienne, un fémur et un morceau de hanche.
L'équipe gouvernementale qui assure ce travail est composée de militaires, de démineurs de l'Agence nationale azerbaïdjanaise pour l'action contre les mines (Anama) et d'un archéologue de l'université de Bakou. Impossible de se mouvoir librement dans ces immenses espaces: nous sommes surveillés comme le lait sur le feu. La crainte omniprésente qu'un journaliste français mette le pied sur une mine antipersonnel conduit nos accompagnateurs à ne pas s'éloigner à plus d'un mètre de nous.
La terre est tamisée par deux jeunes soldats qui cherchent des yeux ces pépites osseuses. Ici, le travail de recherche commence à peine. Tout comme en Bosnie, en Irak ou au Mexique, l'objectif est double: collecter des preuves d'éventuels crimes de guerre; et, surtout, rendre aux familles tout ou partie de ce qu'il reste de l'un de leurs membres disparus.
Pour l'instant, la Commission internationale des personnes disparues (ICMP) n'est pas présente en Azerbaïdjan. Cette organisation intergouvernementale assiste les autorités des États qui en font la demande, participant à l'exhumation de fosses communes, la collectes de preuves, et proposant le recours aux technologies utilisant l'ADN pour identifier les victimes.
On nous a pourtant assuré, dans les ministères de Bakou, que des contacts sont avancés avec l'ICMP. Sa directrice générale, l'énergique Kathryne Bomberger, confirme, depuis le siège de La Haye, s'être rendue à plusieurs reprises en Azerbaïdjan à la demande du gouvernement. Mais elle est formelle: «Pour le moment il n'existe aucun accord entre l'Azerbaïdjan et l'ICMP, pas plus qu'il n'en existe avec l'Arménie, sur la question des disparus du Haut-Karabakh.»
À l'entendre, ce processus sera long, mais pas impossible. «Nous intervenons avec une démarche et des process très définis. L'ICMP n'est pas un prestataire au service des États, précise-t-elle. Notre raison d'être réside dans l'aide à la justice transitionnelle [les mécanismes mis en œuvre pour tenter d'établir les responsabilités d'exactions massives commises dans le passé, de rendre la justice et de permettre la réconciliation, ndlr]. Si les gouvernements arménien et azerbaïdjanais ne s'accordent pas sur l'intérêt de la paix, alors nous ne pourrons pas travailler.»
Des crimes de guerre ont-ils été commis par l'armée arménienne lors du premier conflit entre les deux États? Difficile de l'affirmer avec certitude tant que la justice internationale ne s'est pas prononcée. Or, il est indispensable que la question des disparus et de la restitution des corps puisse être posée avec un minimum de quiétude pour envisager une enquête internationale.
«J'ai 32 ans et je rêve de ce moment depuis toujours»
Lorsque nous arrivons à Susha (ville que nous, Occidentaux, connaissons sous le nom arménien de Chouchi), des soldats russes sont également présents au niveau du checkpoint. L'ambiance se tend un peu. Malgré nos laissez-passer et notre escorte qui comporte des officiers azerbaïdjanais, la possibilité d'un refus de la part des Russes est toujours là. Nous attendons quelques minutes que les casques bleus de Moscou vérifient nos passeports. Une vieille Mercedes grise avec un autocollant des Loups gris, une organisation armée ultranationaliste turque, stationne quelques minutes à côté de nous.
Lorsque nous pénétrons finalement dans Susha, le jour décline et les températures baissent. Nous déambulons sans surveillance –ce genre de moment a été rare au cours de notre séjour– dans cette ville fantôme toutefois sujette à un renouveau proche, tant s'y multiplient les chantiers. Ilham Aliyev veut en effet faire vite et bien: Susha et l'ensemble de la région sont constellés de travaux de grande ampleur visant à désenclaver le «joyaux du Haut-Karabakh».
Routes, autoroutes, galeries, aéroport, irrigation, logements... Le territoire récupéré par l'Azerbaïdjan doit être connecté le plus vite possible au reste du pays. Au vu de l'énergie et des moyens déployés, il ne fait aucun doute que d'ici quelques mois, cet objectif sera atteint. Mais pour le moment, Susha n'est peuplée que d'ouvriers et de techniciens qui succèdent aux équipes de déminage.
Le gouvernement d'Ilham Aliyev multiplie les travaux de désenclavement des villes du Haut-Karabakh. C'est ici le cas à Agdam. | Guillaume Origoni / Hans Lucas
Cette ville représente pour les deux États le berceau de leurs cultures respectives. Nos interprètes sont d'ailleurs très émus. «Ici, c'est notre paradis! J'ai 32 ans et je rêve de ce moment depuis toujours. C'est ici, à Susha, que notre culture s'est développée. Je ne sais pas comment vous expliquer ça... Imaginez que vous récupériez Montmartre, après trente-cinq ans d'occupation par l'ennemi.»
Susha ou Chouchi, c'est un peu le pont de Do Lung d'Apocalypse Now. Un poste avancé en amont du corridor de Latchine, route qui permet à Stepanakert (Kakhendi en azéri), la capitale du Haut-Karabakh, d'être reliée à l'État arménien. Tant que flotte sur Susha le drapeau de l'Azerbaïdjan, cela permet d'affirmer à Ilham Aliyev que la route est ouverte. Mais rien n'est moins sûr, tant une partie des Arméniens présents dans cette région redoutent cette paix chaude ou cette guerre froide dont les températures sont confiées à la force d'interposition russe, qui ne restera pas sur place éternellement.
Nous profitons donc de cette relative liberté pour visiter Susha, encore soumise à un couvre-feu.
Les bâtiments sont inoccupés depuis longtemps. Les Arméniens en avaient fait une ville de garnison dans laquelle habitaient principalement des militaires et leurs familles, soit quelque 6.000 personnes au total. Peu à peu, comme dans le reste des territoires conquis par l'armée d'Erevan, l'ensemble de la ville s'est délabré, jusque dans ses quartiers historiques qui ne présentent aujourd'hui que des pans de murs et des façades éventrées par le temps.
Partout sur les murs, les soldats azéris ont tagué leurs noms et les numéros de leurs brigades, comme pour signifier que la conquête arménienne n'était qu'une parenthèse historique. Des inscriptions qui évoquent une scène du film Valse avec Bachir, d'Ari Folman, quand Frenkel, fusil d'assaut en main, montre à ses ennemis qu'il n'a aucune intention de leur laisser la rue, qu'il compte bien y rester. Pour toujours.
Une voiture de police s'approche tous feux éteints. Un officier s'extrait du 4x4 en souriant, demande passeport et carte de presse. Il ne parle pas un mot d'anglais et invite courtoisement à prendre place à côté de lui dans le véhicule. Nous parcourons quelques centaines de mètres avant qu'il ne s'arrête.
Une autre voiture, civile, arrive aussitôt. Un colosse à la voix caverneuse s'en extrait et se présente. «Hello, I'm Marwan, welcome my friend!» L'homme, un ancien reporter de guerre, est amical et propose de se mettre à notre service pour nous «aider dans [n]otre travail». À ce jour nous n'avons toujours pas vraiment compris quelle était la fonction de Marwan. Mais en deux mots, il a convaincu des militaires armés jusqu'aux dents de nous laisser tranquille.
«Nous avons besoin d'une historiographie critique»
Il fait nuit quand Marwan nous montre Stepanakert, la capitale de l'Artsakh, république autoproclamée des Arméniens du Haut-Karabakh: «Tu vois, c'est juste là, à 10 km à vol d'oiseau. Nous ne pouvons pas y aller et c'est très bien comme ça. Ce sont les Russes qui contrôlent ce territoire pour le moment. Les Arméniens ont droit à leur sécurité. Nous pouvons vivre en paix avec eux.»
Ces discours apaisés, nous les entendons souvent. Tout comme ceux qui stigmatisent les communautés arméniennes française et nord-américaine. «Ce sont eux qui attisent les braises, estime-t-il ainsi. Les jeunes arméniens d'Erevan ont très bien compris qu'il vaut mieux faire du business avec nous, plutôt que de nous combattre. Ils en ont marre et de toute façon, ils ne sont pas en mesure de livrer une contre-offensive.»
Des propos qui laissent sceptique Taline Papazian, docteure en science politique et directrice générale du fonds de dotation Armenia Peace Initiative: «Ce type de déclaration, c'est très joli. Mais dans les faits, monsieur Aliyev ne prépare pas la paix, il veut asservir. Je ne sais pas dans quel contexte on vous a affirmé cela, mais il n'est nullement question d'un quelconque partage de richesses ou d'un accord commercial de la part du gouvernement de l'Azerbaïdjan.»
Les faits récents semblent lui donner raison. Depuis le 12 décembre dernier, des citoyens azerbaïdjanais bloquent en effet le corridor de Latchine, sous couvert de manifestations pour l'environnement qui ne bluffent personne. Le résultat de ce blocus a été immédiat: impossible de ravitailler l'enclave arménienne du Haut-Karabakh autour de Stepanakert, dans laquelle on manque de tout et surtout de l'essentiel –médicaments, denrées alimentaires, énergie.
Le travail et la parole de Taline Papazian sont précieux pour qui cherche à comprendre à la fois les dynamiques profondes du conflit et la meilleure façon de s'en extraire. Ses prises de position critiques voire virulentes contre «la nature belliciste du régime en Azerbaïdjan» n'occultent pas les errements ni les fautes de l'armée arménienne, autrefois victorieuse. «Il est indéniable que nous avons besoin de part et d'autre d'une historiographie critique. Aujourd'hui elle n'est pas disponible, regrette-t-elle. C'est un travail qui reste à produire afin que les deux sociétés puissent aller l'une vers l'autre et se comprendre. Les récits actuels sont construits et accaparés par les élites politiques des deux côtes.»
Selon elle, c'est dans ce dialogue rompu que se nichent les représentations, les rancœurs et parfois les haines. Au cours des vingt-cinq ans de cet état de guerre, la connaissance de l'autre a été balayée au point de ne plus lui reconnaître le statut de victime. Et cette négation, omniprésente, surgit parfois sans prévenir. Ainsi, au cours d'une discussion à bâtons rompus nous avons entendu, effarés, le typique argumentaire révisionniste turc sur le génocide arménien.
«Il y a eu durant toutes ces années l'interdiction même d'appeler les lieux par leurs noms arméniens. Que signifie cette volonté d'effacement
si profondément ancrée?»
Taline Papazian, politiste
De la même façon, l'important urbicide subi par les Azerbaïdjanais sur ce territoire est présenté comme une nécessité pour prévenir les attaques et les pogroms anti-arméniens. Or, qu'est ce qui peut justifier l'état d'Agdam, surnommée «le Hiroshima du Caucase»? Il ne reste rien de ce qui avait été bâti par les Azéris dans cette ville à vingt-cinq kilomètres de Susha. Son martyre saute aux yeux et à la gorge.
À l'évocation de ces territoires fantômes et réduits à l'état de gravats, Taline Papazian s'interroge, insistant toutefois sur le fait qu'elle «ne justifie en rien la destruction d'Agdam, qui demeure un véritable drame humain»: «Les urbicides arméniens répondent aux pogroms, à la destruction des lieux saints, des cimetières. Il y a eu durant toutes ces années l'interdiction même d'appeler les lieux par leurs noms arméniens. Que signifie cette volonté d'effacement si profondément ancrée?»
L'abomination et l'indignité
Au cœur de ces chaos émotionnels continue à se poser la question des corps. Nous avons rencontré des témoins qui nous ont raconté ces histoires à la fois affreuses et banales des sociétés et des communautés qui se délitent, dans lesquelles les voisins deviennent défiants, puis hostiles, pour finir bourreaux.
Farida nous a notamment reçus dans un appartement des grands ensembles bâtis par le gouvernement d'Ilham Aliyev en banlieue de Bakou, et gracieusement mis à la disposition des réfugiés du Haut-Karabakh. Son mari, Azad, a disparu en 1992. Il avait demandé à sa femme de ne pas retourner dans leur village: l'endroit n'était plus sûr pour personne. Farida a toujours pensé que son mari était mort. Mais dans le même temps, elle a espéré son retour jusqu'en 2012.
Cette année-là, employée par le Comité international de la Croix-Rouge, elle a fini par accepter que le sort d'Azad devait être similaire à celui de l'ensemble des disparus. Pratiquement aucun d'entre eux n'est revenu ou n'a été retrouvé et la restitution des corps reste, de part et d'autre, un sujet entre les mains des décideurs politiques.
Ces derniers mois, l'Arménie a peu à peu commencé à donner les coordonnées des fosses communes, ouvrant ainsi l'espoir chez Farida de retrouver des fragments du corps de son mari. Mais en attendant ce jour, elle affirme sans colère qu'elle «ne veut pas vivre avec “eux” à [s]es côtés». «Ils étaient nos amis et se sont transformés en bourreaux. Je ne souhaite ni la mort ni la disparition des Arméniens, mais je les veux loin de moi…»
Le Caucase, tout comme les Balkans, fait partie de ces régions qui sont de véritables volcans en activité au cœur ou en bordure de l'Europe. Et dans ce magma qui bouillonne, il reste difficile de rendre compte des souffrances sans être assigné à un camp ou à un narratif officiel.
Il est probable que ce reportage, réalisé à la fin de l'année 2022, irrite l'un ou l'autre des cobelligérants du Haut-Karabakh, tout comme les lecteurs dans leur diversité.
Il serait illogique de penser que tous les régimes se valent. La démocratie doit rester l'horizon de toute société, car la liberté n'est pas un concept occidental ethnocentriste: c'est l'essence même de l'humanité. Mais, il serait tout autant incorrect d'opérer une sélection morale des victimes en fonction du régime étatique dont elles sont originaires.
Une fosse commune dans laquelle se trouvent des civils, des enfants, des femmes, des hommes, ou des soldats avec les mains attachées dans le dos, reste une abomination. Relativiser ces crimes ajoute de l'indignité à l'atroce.
Source Slate. fr
* Guillaume Origoni est un journaliste marseillais, également doctorant à l'université ParisX - Nanterre. Il est lauréat du prix Louise Weiss du journalisme européen 2022 dans la catégorie "reportage" pour l'article : «“C'est ça, la purification ethnique”: les secrets enfouis des fosses communes du génocide de Srebrenica», paru sur Slate.fr.