Venir à la rencontre des Arméniens, en Arménie et peut-être en Artsakh, leur parler, les soutenir, les réconforter (ils en ont aussi vraiment besoin), leur dire qu'ils ne sont pas seuls et au retour, raconter ce que l'on a vu, entendu, partager la souffrance et la peur -l'inquiétude, c'était avant -, l'espoir aussi - il en reste-, faire savoir et mobiliser.
Par Olivier Merlet
Sylvain Tesson, l'écrivain-voyageur, connaissait bien cette région du monde de l'ancienne Union Soviétique. De la Sibérie à l'Oural, de l'Altaï aux confins du Caucase, il l'a sillonnée à pied, à cheval ou à vélo. Avec son ami journaliste Jean-Christophe Buisson, il était encore en Arménie en octobre 2020. L'ancien reporter, aujourd'hui directeur adjoint de la rédaction du Figaro-Magazine l'avait invité à le suivre et couvrir avec lui la guerre des 44 jours. Les récits qu'ils en avaient cosignés et la passion de leur plume à prendre fait et cause pour le peuple d'Artsakh en danger avait ému les lecteurs français, le temps d'un automne. Il ne fallait surtout pas laisser retomber le couvercle du chaudron bouillonnant du plateau arménien. Jean-Christophe Buisson y est allé de ses tweets, assidus, quotidiens, Sylvain Tesson de la justesse de ses jolis mots et de la portée de ses paroles publiques.
Hugues Dewavrin les écoute attentivement. Homme d'affaires, grand patron français, directeur du groupe Pomona, Hugues Dewavrin occupe le temps qu'il lui reste à s'impliquer auprès des populations en difficulté dans les pays en situation de crise ou de post-crise. Il préside la Guilde européenne du raid, association reconnue en France d'utilité publique et spcialisee notamment dans l'envoi de volontaires dans les pays en difficulté. En 2002, suite à un voyage à Kaboul, il fonde les Écrans de la paix, une ONG qui imagine de faire voyager un cinéma itinérant dans les camps de réfugiés de porter les valeurs du cinéma à travers le monde. Son organisation opère également aujourd'hui en Irak, en Syrie, en Tanzanie et en République Démocratique du Congo où elle construit ou reconstruit des salles, fourni des films et participe à des programmes éducatifs ou des festivals.
Sylvain et Hugues se connaissent depuis longtemps. Ce que lui dit l'aventurier-littérateur le bouleverse et lui donne l'idée d'un projet. Puisque plus aucun journaliste, plus aucun témoin, plus personne étrangère à sa terre me semble plus pouvoir rentrer au Karabakh, ils essaieront eux d'y aller, non pour faire de la politique ou de la propagande, non pour y porter des vivres ou des vêtements -en ont-ils besoin ? -, mais pour simplement y apporter de la joie, celle de la culture populaire, de la magie du cinéma grand public, du divertissement – de la diversion – et de l'oubli, le temps de quelques projections. Paris - Stepanakert – Erevan, un festival de cinéma à deux destinations, au Karabakh et en Arménie, parce que « quand l'Artsakh est menacé, tous les Arméniens le sont ».
Le projet est lancé au printemps de cette année. Des contacts sont pris au plus haut niveau avec les autorités d'Arménie, via son ambassadrice en France, Hasmik Tolmajian, et surtout auprès d'Hovhannes Gevorkian, représentant en France de la république autoproclamée d'Artsakh. Véritable cheville ouvrière et organisateur logistique de l'évènement, Hovannhes Gevorkian se démène pour obtenir l'accord du gouvernement d'Artsakh et toutes les autorisations nécessaires, de même que l'implication et la mobilisation de partenaires locaux. À la fin de l'été, il confirme à Hugues Dewavrin que tout est prêt, les autorités civiles et militaires ont été prévenues et ont donné leur feu vert, le festival sera accueilli au Centre culturel Paul Éluard de Stepanakert, inauguré il y a à peine un an.
Sylvain Tesson demande à son complice du Figaro-Magazine de se joindre à lui. Il contacte aussi une autre de ses amies aux racines arméniennes, Valérie Toranian, directrice de la Revue des Deux Mondes. La délégation est formée, aux côtés de Nicolas Bary, président des Écrans de la paix et d'Hugues Dewavrin, leur fondateur, ainsi que Zara Nazarian, fondatrice et directrice de la publication du Courrier d'Erevan.
Du film - au figuré - de leur mission arménienne, ils ne pourront malheureusement réaliser qu'un "court-métrage", inachevé, les soldats russes leur interdisant l'accès au corridor de Lachine, seul accès pour le Karabakh en venant d'Arménie. L'équipe française fera une nouvelle tentative le lendemain, vainement, même refus, malgré l'invitation officielle des autorités d'Artsakh. Clap de fin à Goris, le festival à Stepanakert aura bien lieu mais sans eux, ils rejoindront la capitale d'Arménie deux jours plus tard.
Accueillis par Marilou Papazian au centre Tumo dont elle est la fondatrice, ils ont évoqué leur périple. Pendant ces deux jours d'attente dans le Syunik, ils ont pu visiter les environs de Goris. Ils se sont rendus dans ces grottes minuscules et froides ou sont réfugiées des familles entières. Ils ont aussi vu des maisons désertées à la hâte, des vignes abandonnées encore pleines de raisins, des vergers pleins de fruits. Ils ont senti la peur mais ils ont aussi rencontré l'espoir, la volonté et la détermination de beaucoup de villageois de Vaghatur, de Karashen, Kroznavar et d'autres qui se refusent à partir, malgré les intimidations ennemies hurlées des haut-parleurs, parfois, et malgré le feu, souvent, les balles et les bombes. C'est leur terre, depuis toujours, personne ne les en chassera, il faut le faire savoir, il faut les aider.
De retour en France, porteurs de ces message ultimes, les participants tiendront leur engagement et raconteront à la télé, à la radio, dans les journaux et les magazines toute la détresse et le péril qui menacent l'Arménie. Sylvain Tesson écrira même une lettre ouverte au président la République qui lui répondra en direct à une heure de grande écoute sur le plateau de l'émission politique d'une grande chaine de la télévision publique.
En attendant, pour le public erevanais venu assister au festival ce sont des mots de soutien qu'ils sont venus délivrer. Avant que ne démarre la projection de La panthère des neiges, le magnifique documentaire coréalise par Sylvain Tesson et le vidéaste animalier Vincent Munier, ils prennent tour à tour la parole.
Jean-Christophe Buisson : « On essaye chez nous d'influencer l'opinion publique par les médias ou la politique mais à notre niveau, notre marge de manœuvre réelle c'est la culture, le cinéma et la littérature. L'idée était de venir et de montrer aux arméniens, par le biais de la culture, qu'on ne les oubliait pas, que l'on pensait à eux. Oui, l'Artsakh existe, oui, les Arméniens d'Artsakh existent, et ils existent tellement qu'ils s'intéressent à la culture française. Et puisqu'ils s'y intéressent, nous avons voulu la leur apporter, comme nous l'apportons ce soir à Erevan. Le meilleur vecteur de la vie, c'est la culture. À partir du moment où l'on échange de la culture avec un peuple, il passe aussi un courant de vie. »
Hugues Dewavrin, à l'initiative du festival : « C'est la première fois que je viens en Arménie et je suis très ému. Je ne viens pas ici en ami mais en frère, car je pense que nous appartenons à la même famille, avec des racines très profondes et l'idée que ce pays puisse être à ce point en difficulté et à ce point en danger m'est totalement insupportable. Nous avons apporté ici cette petite pierre magique qui est la culture. Nous, nous la déclinons à travers le cinéma qui a des vertus formidables, il est fédérateur, il fait rêver, il fait rire, il rallume la lumière et redonne de la vie. C'est aussi un petit bout de vie à la française. Surtout soyez persuadés que vous n'êtes pas seuls et que nos compatriotes suivent avec beaucoup d'émotion ce qui se passe, nous n'avons pas l'intention de vous lâcher. »
Valérie Toranian : « J'essaie, dans ma petite mesure, d'apporter ma contribution pour faire exploser cette chape de plomb et de silence qu'il y a sur l'Arménie et l'Artsakh. Je le fais en tant que journaliste et femme d'origine arménienne bien sûr, mais aussi en tant que française parce que ce que j'ai appris à l'école dans mon pays, c'est qu'il y a des valeurs supérieures aux autres qui supposent que l'on peut se battre et même mourir pour elles. Si ces mots ont un sens, si la civilisation ou les valeurs que nous avons en commun ont un sens, alors il faut absolument les défendre ici aussi, parce que trop de monde et trop de pays les ignorent, les oublie et ont intérêt à que ce pays plonger dans l'oubli et ne concerne plus personne. C'est ce que j'essaie de faire. »