Initiées et réalisées par la fondation HiC, "Histoire et Culture", la traduction et la publication en arménien de l’un des ouvrages majeurs du sociologue français du XXe siècle, Pierre Bourdieu, La domination masculine, est l’une des parutions les plus remarquées de cet automne éditorial en Arménie.
Par Lusine Abgaryan
Pierre Bourdieu, l’éminent sociologue français du XXe siècle, n’avait jamais été traduit en arménien. La fondation HiC (Histoire et Culture) pallie aujourd'hui à ce manque en publiant l'un de ses essais intitulé La Domination masculine. Ce travail s'inscrit dans le fil des trois orientations de la fondation créée en 2019 : traduire et publier des ouvrages de sciences humaines et sociales d'auteurs européens ou occidentaux, organiser des festivals, des ateliers d’écriture et de lecture, et enfin, promouvoir l’exploration culturelle de l’Arménie à travers le tourisme thématique. La Covid ayant perturbé la réalisation de certains projets prévus, la fondation a repris son activité par la poursuite de son premier objet, la traduction et la publication d'auteurs étrangers. D’autres ouvrages de Bourdieu ne tarderont pas à être posés sur les bureaux des lecteurs arméniens.
A l’occasion de la parution de cet essai philosophique, nous avons rencontré le traducteur de l'ouvrage qui est aussi le directeur de la Fondation HiC, Armen Baghdasaryan, afin de révéler certains enjeux de son ambitieux projet.
Contrairement à la littérature de fiction, des autobiographies, etc., les ouvrages de sciences humaines et sociales ne sont pas nombreux à être traduits en arménien Que freine les éditeurs dans cette démarche selon vous ?
Les éditeurs suivent les règles du marché. Tout ce qui est science-fiction, littérature classique ou moderne, cela se traduit et se publie facilement. Ils font du marketing et cela marche bien. Une maison d’édition est une entreprise commerciale, il faut la faire tourner. C'est le plus souvent la raison qui dicte ce choix.
En ce qui concerne les sciences humaines et sociales, c’est un pari difficile qui nécessite un réel engagement. À commencer par le travail de traduction, parce qu’il s’agit aussi de recherche scientifique d’une certaine façon, ne serait-ce que pour trouver les termes justes, les définitions exactes ou les concepts appropriés. Et puis, pour intéresser le lecteur, éveiller son intérêt et sa conscience - cette mentalité de consommateur et du consumérisme s’étend également au choix des livres - il faut que l'ouvrage réponde à des questionnements tels que : comment vit-on ? Pourquoi ? Et surtout, comment cohabite-t-on ?
En fait, le recours aux auteurs comme Bourdieu, Foucault ou d’autres, nous permet justement d’avoir une réflexion sur ce genre de questions et sur des tabous traditionnels inhérents à nos sociétés. Il faudra bien que vienne un moment où l’on pourra enfin les briser pour parler directement et ouvertement des problèmes qui traversent notre société mais dont nous n'avons pas conscience la plupart du temps.
L’essai scientifique que vous venez de traduire est effectivement très parlant à ce sujet et je constate que le livre est assez demandé par les lecteurs. Comment expliquez-vous cet engouement ?
Le problème de notre société, du moins sur une époque récente ou "moderne", est l'absence de repère et de pensée philosophique. Nos idées, nos réflexions ou nos jugements se construisent dans le vide. La pensée philosophique arménienne de la période moderne est inexistante. Elle existait peut-être au Moyen Âge, mais là encore, elle allait plutôt de pair avec la théologie, très marquée par ses dogmes et donc très moraliste aussi. Nous n’avons pas de pensée philosophique pure. Le peu de philosophes que nous ayons, pour ne citer que les noms de Grégoire Magistros, Mkhitar Goch, Grégoire de Tatev sont soit théologiens, soit poètes ou fabulistes, … Pour parler d’une époque plus récente, Sayat-Nova est aussi un philosophe dans son genre, comme Gurdjieff ou Paradjanov… Je peux comprendre que les artistes soient aussi philosophes dans leur rapport au monde, mais leur œuvre reste de la création artistique. Elle alimente la pensée, évidemment, mais demeure ce qu'elle est. On ne peut pas la comparer à celle de Kant, Descartes ou d’autres grands penseurs européens, c’est une catégorie complètement différente.
La société arménienne essaie toujours de tendre vers ce qui est poétique, ce qui est artistique, vers ce qui est création et imaginaire. Mais la réflexion, il faut la faire marcher aussi. C’est ce manque qu’il faudrait combler. Il ne faut pas réinventer le monde, il faut tout simplement connaître et se référer aux ouvrages déjà écrits et à leurs auteurs qui ont consacré la plupart de leurs recherches à l’étude des problèmes de cohabitation sociale.
Et si on évoquait la société arménienne à travers les pages de Bourdieu ?
Le titre est très évocateur pour la société arménienne. Les étrangers nous voient souvent comme une société très patriarcale. Eh bien c’est vrai. Bourdieu fait usage du terme "androcentrique", centré sur l’homme. Nous sommes une société "androcentrique" : c’est l’homme qui établit les règles du jeu, qui organise tout autour de lui. La société finit par les adopter et les appliquer. C’est de cela que parle Bourdieu dans son ouvrage. Il y a beaucoup d’exemples qu’on peut évoquer ici, mais j’invite nos lecteurs arméniens à lire l’ouvrage.
Il parle beaucoup de différentes expressions de la virilité ou du pouvoir symbolique…
Bourdieu fait des parallèles très intéressants, en recourant parfois à des métaphores. Il dit que l’homme est tout ce qui est extérieur, public, visible. La femme, au contraire, c’est tout ce qui est intérieur, à la maison, invisible. Cela se traduit par la répartition des tâches entre les sexes. Cette répartition artificielle, Bourdieu l’appelle « historique », parce que selon lui, ce n’est pas une distinction naturelle mais historique dans le sens où elle a été intégrée par les sociétés qui ont ainsi adopté le point de vue masculin. On a fini par incorporer cette répartition de rôles masculins et féminins et on vit avec.
Bourdieu parle de la violence symbolique, du pouvoir symbolique de l’homme. Symboliques, parce qu'ils ont été inventé par une société androcentrique où ce sont les règles masculines qui s’imposent et le regard masculin qui fait foi.
Les observations de Bourdieu sont faites à partir de la société kabyle. Il évoque des rites qui s’apparentent aussi à ceux que nous pouvons rencontrer ici, dans notre société. Et qui sont parfois destructeurs…
Son ouvrage se base effectivement sur des recherches menées autour de la société et des rites kabyles. Il présente notamment d’une manière très intéressante le rite de la séparation du fils et de sa mère, autrement dit, du monde féminin. C’est le jour du marché. Il faut que le garçon de six ans aille au marché avec son père et pour ce faire, il doit revêtir une tenue spéciale et se faire couper les cheveux ... Il doit aussi porter un couteau en travers de son costume et au marché, ils vont acheter une tête de bœuf. Autant de symboles pour séparer le garçon du monde féminin et l’habiller de masculinité. Si nous n’avons pas de rites semblables à ceux de Kabylie, cela n’empêche pas une sorte "d’adoration" de la masculinité qui aboutit sur la préférence d'enfants garçons plutôt que filles. Les avortements sélectifs qui sont un véritable fléau de notre société et la disproportion entre les nouveau-nés de sexe masculin et féminin en disent long. L’essai de Bourdieu contient d’autres exemples très parlant pour nous, des exemples dont nous connaissons parfois les manifestations dans notre entourage très proche et qui freinent, effectivement, le progrès de la société arménienne.
Bourdieu évoque la notion de « violence douce ». De quoi s’agit-il exactement ?
La violence douce est propre à toutes les sociétés. Bourdieu prend l’exemple des médecins-hommes dirigeant les services d'un hôpital et note que les hommes ont souvent une approche paternelle envers leurs équipes : ils les protègent, leur donnent des indications. On retrouve aussi ce paternalisme dans la société arménienne. C’est cet homme qui suggère les solutions, c’est lui qui dirige. Même les gestes comptent quand on est dans cette posture du père, à la tête de la maison ou d’une entreprise. Quand on a une attitude paternaliste envers quelqu’un, on l'infantilise, en lui caressant la tête ou en posant la main sur son épaule. Ces gestes sont une manifestation de la violence douce, pour dire « c’est moi qui décide, tu n’as qu’à obéir ». La violence douce, c’est de la violence psychologique.
Quel phénomène social traité dans l’ouvrage qui vous a le plus marqué?
Toujours en évoquant la société kabyle, il parle des hommes qui se marient et vont vivre avec les parents de leur épouse. Nous savons tous très bien comment on traite ces gens-là dans notre société, en Arménie. Dans la société kabyle, un homme qui va vivre avec les parents de son épouse perd en quelques sortes sa masculinité, il est désormais traité comme un objet. Et d’ailleurs, les femmes elles aussi sont considérées comme des objets symboliques, objets d’échange de la grande « économie des biens symboliques », selon les termes de Bourdieu. La femme fait partie de l’image de l’homme. Si c’est une bonne femme, alors l’homme a une bonne image, parce qu’il a su trouver la bonne personne et organisé son foyer de manière à ce que son économie domestique fonctionne bien. La femme fait partie du capital social et symbolique de l’homme, dans la société kabyle elle peut être échangée contre un autre objet. Ces modèles symboliques sont souvent valables pour notre société sans qu’elle en soit consciente ou qu’elle souhaite en être consciente.
Cet ouvrage aurait-il pu être écrit par une femme ?
Oui, mais je me demande s’il aurait pu avoir le même impact ou le même poids.
Quel est, selon vous, l’état de la recherche en sociologie en Arménie ? Connaît-on Bourdieu, par exemple ?
Oui, nos sociologues connaissent Bourdieu. Mais la connaissance de son œuvre se limite seulement à cette seule catégorie de spécialistes. Notre souhait est que de plus en plus de gens connaissent ses théories et ses ouvrages parce qu’il est temps qu’il y ait un vrai débat sociétal chez nous sur nombre de problèmes qui nous concernent et qui nous touchent.
L’impression que j’ai est qu’en Arménie, la sociologie est trop repliée sur elle-même, trop académique, sans véritable contact avec le monde réel. Dans le cas de l’ouvrage de Bourdieu, il s’agit d’un essai scientifique qui ouvre sur une réflexion philosophique. C’est ce créneau et celui du débat sociétal qu’il faut occuper, afin que la société arménienne se trouve prête à parler et à débattre, par exemple, autour des sujets que Bourdieu aborde dans ses ouvrages.
De quoi la sociologie arménienne a besoin aujourd’hui selon vous ?
Il y a sûrement de la recherche sociologique en Arménie. Le problème c’est de savoir à quel point elle influence ou communique avec les autres domaines de la vie sociale. Si elle reste repliée sur elle-même, elle ne pourra résoudre aucun problème, bien évidemment. Tout débat doit s'appuyer sur les acquis des grands courants de la réflexion philosophique de l’époque récente et ne plus seulement se référer à Davit Anhaght (Davit l’Invincible). Il fait partie de notre histoire, de notre patrimoine, mais c’est tellement archaïque… Nos catégories de pensée le sont aussi car elles s’appuient sur une réflexion qui n’a rien à voir avec la vie d’aujourd’hui. Il faut combler ce manque avec des réflexions beaucoup plus modernes et actuelles, reflets de leur temps. Il faut mettre au centre de toute réflexion, l’homme en tant que membre de la société, en tant qu’agent de la cohabitation sociale. Je me demande si ce sont des questions que se pose, par exemple, la sociologie arménienne ?
Quels autres ouvrages souhaitez-vous traduire ?
Il y a deux autres ouvrages de Bourdieu qui seront traduits d’ici 2024, je l’espère bien. Ils portent sur la parole et la théorie de l’action. J’essaie d’enchaîner les ouvrages traduits de manière à ce qu’ils créent un corpus représentatif et cohérent des réflexions bourdieusiennes.
Pour soutenir les projets éditoriaux de la Fondation HIC, Armen Baghdasaryan : meetathic@gmail.com