Elles sont professeur, journaliste, chercheuse, politicienne... Naïra, Ani, Constance, Thénie et les autres ont l'amour de la langue française en partage. Le Courrier d'Erevan les a rencontrées et leur a laissé la parole. Elles nous racontent leur histoire, en français dans le texte, simple et extraordinaire. Portraits de femmes, exemplaires, touchantes, dérangeantes, une autre image de l'Arménie.
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Diplômée en psychologie et engagée dans la défense des droits humains, Darya Jumel, artiste avant tout, a conçu un programme d’art-thérapie à destination des soldats arméniens revenus du front.
Par Aurélia Bessède
Darya s'était engagée dans l’accueil des primo-arrivants dans la ville de Rennes avant de s’envoler pour l’Arménie en 2019 pour effectuer son Service Volontaire International auprès de la fondation KASA, chargée de faciliter l’aide et l’asile aux réfugiés. Très vite, elle s’attache à ce petit pays enclavé du Sud-Caucase mais doit bientôt regagner la France. Lorsqu'éclate la seconde guerre du Karabakh, elle est tenaillée par l’envie de rejoindre le pays qu'elle a quitté et l’envie de se rendre utile. Sa formation de psychologue l'amène à réfléchir à une forme de thérapie associant la pratique artistique aux soins cliniques. Elle rejoint Erevan à l’automne 2020 et propose ses services à différents hôpitaux militaires avant de s’associer à une ONG américaine ‘’ Frontline Therapists ‘’ en tant qu'art-thérapeute.
Pouvez-vous nous raconter la genèse de votre projet ?
Quand la guerre a éclaté, c'était en septembre 2020, trois jours avant mon départ pour la France, j’étais traversée tant par la douleur, que l'incompréhension d'une situation que je n'avais jamais vécue. Après des semaines à ressasser ma colère, j’ai réfléchi à un projet qui me permettrait d’agir. J'ai préparé mon retour et j'ai contacté AVC Armenia pour bénéficier d'un accompagnement en lien avec les associations humanitaires. J'ai d'abord commencé des missions d'urgence telles que l’aide alimentaire au logement des familles arméniennes déplacées d’"Artsakh", et finalement, j'ai obtenu mon premier rendez-vous avec deux officiers responsables du pôle psychiatrique d'un hôpital militaire. Ensemble nous avons convenu que je viendrais animer des ateliers artistiques de deux heures auprès de soixante-dix ex-combattants le mardi et le vendredi.
Comment avez-vous été amenée à utiliser des méthodes d’Art-thérapie dans un pays où la psychologie clinique n’existait pratiquement pas sous l’Union-Soviétique ?
Je m’exprime à travers l’art depuis toujours. J’ai grandi avec une mère artiste qui touche à tout : à la céramique, à la peinture sur soie ou encore la confection de vêtements haute-couture. Elle m’a transmis sa passion et je me rappelle encore peindre, enfant, sur un drap blanc étendu au sol avec mes empreintes de pieds imprégnés de peinture. Il y avait là un jeu intéressant entre ma création, l’imprévisible et la liberté de mes gestes sur le linge immaculé.
Aussi, j’ai longtemps travaillé avec des personnes réfugiées, exilées, et comme eux, les soldats qui reviennent de la guerre doivent faire face à la perte des leurs et au traumatisme que la guerre impose. Psychologiquement, les garçons se trouvaient prisonniers du passé, et ne croyaient plus en l'avenir. Après avoir survécu à l'horreur de la guerre, la plupart des garçons rêvaient de rentrer chez eux. Mais c'est un fait, la loi imposait de finir le service militaire. Ainsi, leur quotidien les balançait de part et d'autre, entre ces deux ambivalences. Nous avons choisi de dérober quelques heures du présent difficile pour y déposer de la bonne humeur, des couleurs, et de l'empathie. Pendant dix mois à leurs côtés, je n'ai cessé de rechercher comment, avec des méthodes d’art thérapie, les soldats pouvaient raconter leurs récits personnels et y trouver une catharsis.
Ce projet a permis d’aider les soldats à exprimer leur histoire à travers le dessin, les pousser à s’exprimer et se réapproprier leur corps. Cette pratique les stimule car leurs corps entrent en résonance avec la création artistique sous toutes ses formes. L’art est indispensable à notre vie. Il est tuteur de résilience et élargit notre vision du monde. Dans ce sens, il accompagne le processus de guérison. Évidemment, cette pratique questionne et intrigue. C’est une activité nouvelle venue d’Occident, et rien n’a été facile pour l’adapter dans le milieu militaire. La faiblesse, la folie et la psychologie sont des sujets encore tabous dans la société arménienne. La prise en charge psychologique des traumatismes dont les troubles de stress post-traumatique (TPST) est encore en voie de développement. Aussi, j’ai eu de la chance d’avoir été acceptée dans un milieu particulièrement fermé pour travailler avec les soldats de différents hôpitaux appartenant au ministère de la défense. Malgré l’interrogation que suscite ma pratique ici, je suis reconnaissante de la confiance qui a pu m’être accordée lorsque l’on m’a ouvert les portes de ces bâtiments.
À quoi se réfèrent les productions artistiques des jeunes soldats qui ont participé à vos ateliers ?
Leurs dessins expriment tout d'abord la culture populaire arménienne : le mont Ararat, les croix de l'église arménienne, les symboles de la mafia russe. Les garçons dessinent et s'identifient - ou non- aux "Kyartous", ces hommes habillés de noir et coupés au bol portant lunettes de soleils au volant de Lada Niva, sur fond de musique "Rabiz" traditionnelle arménienne. Mais on découvre aussi des œuvres plus engagées, réalisées par exemple lors de la réélection du premier ministre Nikol Pashinyan. Certains de ces garçons en étaient vraiment révoltés et indignés, il leur faisait revivre des douleurs liées à la guerre. Avec d’autres volontaires arméniennes de la diaspora, nous observions des caricatures satyriques, un monde condamné ou des évasions vers d’autres planètes… Le thème de l’injustice était une constante dans leurs dessins. Comme la marque d'un destin irréparable. Cet atelier a rendu possible l’expression enragée des jeunes soldats et, je l’espère, d’apaiser une colère refoulée. Il était commun de les entendre dire : " je ne sais pas peindre". Mais au fur et à mesure des séances, des tracés, des jets de peintures sur le papier blanc, des histoires liées à leurs guerre se narrait dans le noir et le rouge vif. "
Comment s’inscrit ce projet dans votre démarche artistique ?
J'ai été guidée par Etienne Andikian, un art thérapeute français d'origine arménienne, expérimenté depuis de longues années qui m'a accompagné et qui m'a suggéré ce projet. Il se traduit d’abord par une recherche sur les effets de l’art dans des lieux de soins et auprès d’un public précis : les soldats blessés de guerre en Arménie. Comme lui, Je m’inspire du « principe de Bertil » pour réveiller le désir chez ces jeunes. Il m’a appris que " donner ne suffit pas pour qu’il y ait véritablement échange. Il faut laisser une place à l’autre pour lui permettre de choisir, d’agir, et de s’investir". Ainsi, j’adapte mes interventions artistiques après chaque séance afin de pallier aux envies artistiques de chacun. Je leur propose une grande variété de pratiques et techniques d’expressions - du collage, au street-art à l’utilisation des mains et des doigts pour peindre, j’utilise aussi l'écriture etc. Ce projet d’accompagnement s’inscrit sur le long terme, c’est important pour ne rien précipiter. Chacun, à son rythme, choisit le moment de la rencontre avec l’artiste. Certains hésitent, avancent et rebroussent chemin avant de revenir. Je m’efforce donc de promouvoir “l’affirmation de soi” grâce au pouvoir expressif de l’art.
Nous avons également constaté pendant et en dehors des ateliers que l’art créé du lien et des relations plus positives entre les soldats et le personnel de l’établissement. Je suis heureuse d’avoir réussi à démontrer que la présence d’un artiste peut transformer la situation stressante liée à la guerre et à leur quotidien, notamment par l’animation que cela créé.
Quelle place occupe l’interculturalité dans le cadre de votre travail ?
L'interculturalité était le fil rouge de nos ateliers. Ce n'était pas toujours facile, parfois même épuisant de jongler entre l'encadrement des bénévoles, le déroulement de l'atelier, et les règles militaires et hospitalière des lieux auxquelles il fallait se conformer. Lors des rencontres, nous utilisions le français, l'anglais, l'arménien, le russe. Mais je suis partie du postulat que mon étrangeté serait une source de curiosité et de stimulation pour les garçons. Malgré nos perceptions divergentes sur certains sujets, rien n’empêche de converger vers une compréhension commune et ce, sans avoir à parler la même langue. Lorsque j’admire d’un air bienveillant l’application qui habite un garçon qui peint sa toile, sans un mot, mon regard est une forme de communication. De même pour un jeune homme qui se replie au fond de la pièce, je lui partage un regard amical, complice et je lui souris. Parfois, il n’y a pas besoin de mots pour se comprendre. J’ai eu la chance de découvrir plusieurs jeunes talents sensibles à cette pratique et d’avoir pu créer avec eux.
Quid de l’association "Frontline Therapists" ? En quoi consiste votre travail pour elle ?
Après être intervenue sur le terrain pendant et après la guerre dans les régions en besoin de services de santé mentale auprès des soldats et de leurs proches, l'association s’est récemment établie dans la rue Buzand à Erevan. La fondatrice de cette ONG s’appelle Arpe Asaturyan. Thérapeute arménienne originaire de Los Angeles, elle s'est rendue en urgence en Arménie pendant la guerre pour accompagner les professionnels et les soldats dans les hôpitaux militaires. Elle a aidé tout au long du conflit de nombreux soldats, et a décidé de continuer sa mission. Par la force des choses, elle m'a invité à travailler avec elle. J'ai accepté et je suis restée vivre en Arménie. Je continue ainsi mes activités d'art thérapie pour les soldats et les mères qui ont perdu leurs enfants à la guerre. Ces ateliers ont lieu tous les jeudis.
Notre ONG permet la prise en charge des personnes traumatisées par la guerre sur le long terme et la majorité de ses financements provient des dons. L'équipe est constituée de spécialistes : psychologues et psychiatres qui sont des Arméniens originaires des États-Unis et du Liban. Ils proposent des séances gratuites de thérapies individualisées et en groupe. Ainsi, Talin, un diplômé et psychologue donne des conférences dans nos locaux sur la prévention du suicide. L’association sensibilise également sur les formes de stress post-traumatiques et crée des programmes pour les jeunes soldats isolés géographiquement. Frontline Therapist souhaite aussi coopérer avec les hôpitaux et les centres de réhabilitation militaires pour que les soldats, après leur service, puissent continuer à se soigner gratuitement.
Au travers de l'art avez-vous pu nouer des relations privilégiées avec les jeunes soldats ?
Après coup, je pense que ces ateliers ont permis de révéler la résilience de certains. J'en suis fière et ravie. Je garde contact avec certains soldats que j'ai rencontré entre ces quatre murs. Certains ont repris leurs études, tandis que d'autres restent isolés dans leur famille. L'accompagnement doit continuer sur le long terme, le traumatisme de la guerre ne disparaît pas, ni ne s’estompe rapidement. Il ne faut pas abandonner ces combattants.
Sur le plan émotionnel, c'était parfois rude. La guerre est encore récente et elle nous a plongé dans une société endeuillée. Il a fallu créer des moments plus plaisants pour nous donner l'énergie de continuer. Je n'oublierais jamais ces dix mois passés au côté des combattants. J'ai rencontré une jeune génération de garçons incroyables, dotés d'humour et de bienveillance qui ont su nous faire confiance, et se sont essayés à la peinture. J’ai vécu un moment douloureux de l’histoire arménienne et je ne regrette rien. Je n'aurais pu réaliser ce projet sans une équipe incroyable et passionnée aujourd’hui auprès de "Frontline Therapists".