La 7e Nuit des idées organisée par l'Institut français se tenait simultanément ce jeudi 27 janvier dans plus de 100 pays sur les cinq continents. "Re-construire ensemble", le thème retenu pour cette année 2022 a trouvé en Arménie une résonnance toute particulière.
Par Olivier Merlet
Lors d’une soirée exceptionnelle en 2016, le ministère français des Affaires étrangères et du Développement international, par le biais de l'Institut français, réunissait à Paris les plus grandes sommités de l'intelligentsia mondiale, conviées à̀ échanger autour des grands enjeux de notre temps. Chaque année depuis, le dernier jeudi du mois de janvier, l’Institut français invite tous les lieux de culture et de savoir de par le monde entier, à un grand rendez-vous dédié à la circulation internationale des idées, au dialogue et à la pensée contemporaine en proposant le même soir, conférences, rencontres, forums et tables rondes autour d’une thématique que chacun décline à sa façon.
Pour cette 7e édition de la "Nuit des idées", la quatrième en Arménie, le thème retenu était celui de « (re)construire ensemble, d'explorer la résilience et la reconstruction de sociétés confrontées à des défis singuliers, les solidarités et coopérations entre les individus, les groupes et les États ». L'UGAB, hôte de l'évènement organisé conjointement avec l'ambassade de France, avait conviée trois chercheuses et représentantes de la société civile à réfléchir et discuter autour de cette question, sous la direction de Maria Titizian, rédactrice en chef du magazine en ligne "EVN Report" et modératrice des débats.
Shushan Doydoyan et Gulnura Shahinian, respectivement présidentes-fondatrices du Centre arménien pour la liberté de l'information (FOICA) et de l'ONG "Democracy today" ainsi qu'Aude Merlin, professeur de sciences politiques spécialiste de la Russie et du Caucase à l'Université libre de Bruxelles, sont tour à tour intervenues pour passer en revue les enjeux et perspectives pour la société civile arménienne.
La "Révolution de velours", en 2018, en avait cristallisé tous les espoirs. Cette société civile constituée d'associations, d'organismes de presse, de syndicats et surtout de simples citoyens avait uni toutes ses forces vives pour réclamer et obtenir pacifiquement le remplacement d'un gouvernement marqué par la corruption et la pauvreté endémique dans le pays. Pour les trois intervenantes, force est de constater près de 4 ans plus tard, le désintérêt, ou tout au moins la baisse flagrante de la participation de cette société civile à la chose publique, la forte abstention aux élections de juin dernier en marque l'expression criante. Les raisons en sont multiples, selon les oratrices, à commencer par son découragement face à l'impéritie chronique des nouveaux dirigeants. La perte de ses leaders ensuite, souvent intégrés aux nouvelles instances et de fait, tenus à la réserve que leur imposent leurs fonctions ou limitant leur liberté d'action. Enfin, principale cause mise en avant par les trois spécialistes, la désinformation croissante en Arménie.
Shushan Doydoyan fait remarquer à ce sujet que les organisations de journalistes se sont mobilisées à l'unisson pour critiquer le gouvernement lors de la récente promulgation de deux textes de lois visant à contrôler leurs déplacements au sein de l'Assemblée nationale et à les sanctionner de fortes amendes en cas de publications jugées injurieuses vis à vis des politiques. Malheureusement, déplore-t-elle, « les citoyens ne se sentent pas concernés ou s'estiment impuissants et ne prennent pas le relais de ces contestations. Or, la mobilisation de la société civile est plus que jamais nécessaire. Des outils de participation existent grâce auxquels les citoyens peuvent exprimer leur mécontentement. Un site internet y est dédié, contraignant pour le gouvernement, tenu de répondre publiquement aux doléances que les citoyens lui adressent. Il faut s'en servir » exhorte-t-elle, « et aider le gouvernement à mieux agir, même si on en est mécontent. Je ne vois pas actuellement d'autre solution. Il faut le tirer par les cheveux vers où on veut aller ! »
« La tendance est dangereuse » reprend Gulnura Shahinyan, « quand le gouvernement s'isole, le dialogue devient difficile. Mais il ne faut pas baisser les bras : dans un environnement régional autoritaire, l'Arménie parle d'une autre voix, celle de la démocratie. Il faut forcer la coopération avec le gouvernement pour le contraindre à agir dans le sens de l'intérêt public, c'est indispensable. » Interpellée sur l'intérêt in fine de cet élan démocratique porté au gouvernement par la société civile en 2018 dans un contexte de menace à la sécurité nationale, l'ex-diplomate met en garde contre le fait d'opposer les deux impératifs, rappelant qu'au contraire, à l'instar des pays d'Europe de l'Ouest, « la démocratie est garante de la sécurité ».
La problématique de cette Nuit des idées aurait sans doute exigé bien davantage que l'heure et demie qui lui a été consacrée. Les constats et défis à relever ont bien été posés certes, dûment et clairement argumentés, parfois de façon inattendue, mais les « recommandations concrètes » pourtant annoncées, ont peut-être manqué de détail. Le débat est loin d'être clos, l'actualité arménienne ne devrait pas manquer de le réouvrir régulièrement.
« Les sociétés civiles sont très différentes d'un pays à l'autre, mais leur droit à l'information est un besoin également partagé, un rayon à l'ombre duquel ne se développent que moisissures ». Shushan Doydoyan.