Naïra Manoukian- La langue française pour passion

Arménie francophone
25.01.2022

Elles sont professeur, journaliste, chercheuse, politicienne... Naïra, Ani, Constance, Thénie et les autres ont l'amour de la langue française en partage. Le Courrier d'Erevan les a rencontrées et leur a laissé la parole. Elles nous racontent leur histoire, en français dans le texte, simple et extraordinaire. Portraits de femmes, exemplaires, touchantes, dérangeantes, une autre image de l'Arménie. 

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Naïra Manoukian est professeur de Français à l’université d’État Valery Brusov à Erevan. Elle en a dirigé la chaire à plusieurs reprises après avoir été successivement chercheuse, traductrice puis interprète. Depuis son plus jeune âge, elle œuvre au partage et à la diffusion de la langue française en Arménie.

Par Aurélia Bessède

 

« Merci de me donner cette occasion de parler en français de la langue française. Je me suis adonnée à cette langue en tombant amoureuse de sa musique et de sa littérature. Cette passion m’a amené à trahir une autre langue étrangère, l’allemand. Je l’apprenais à l’école mais à la maison, deux fois par semaine, je prenais des cours particuliers de français.

« Le français était en moi, dans ma peau plutôt que dans ma tête »

« J’avais une institutrice formidable et singulière. Elle avait appris le français en Grèce, enfermée dans un couvent, et l'avait assimilé sans avoir aucun accès sur le monde extérieur. Elle n’y a rien compris pendant quatre mois avant d'en distinguer enfin les sons, d'en percevoir les mots, le sens. C'est ainsi que j'ai appris le français moi aussi, de la même manière, directe, sans recours à ma langue maternelle. Mon institutrice me lisait du Dumas, du Saint-Exupéry, ou du Maupassant, elle savait que je ne comprenais pas, mais la musique de la langue m'emportait déjà. C’est aussi la musique qui m’a ouvert la voie vers cette langue, la chanson française très exactement. Charles Aznavour, Edith Piaf, Jacques Brel ou Jean Ferrat que j’affectionne particulièrement, ce sont eux qui m’ont donné cet amour viscéral pour le français ».

« J’ai retrouvé le goût de ma langue maternelle »

« Ma première idée a été d’aller à l’université Brussov, à la section des langues étrangères où je suis devenue professeure de français. Mais avec mon diplôme universitaire, sous l’Union soviétique, j’ai eu du mal à trouver un travail dans cette langue. Comme j’avais terminé la faculté des langues russe et étrangères et que toute mon instruction avait été en russe, j'en ai profité pour parfaire ma connaissance de l’arménien. J’ai rejoint l’Union des écrivains arméniens et j'ai alors bénéficié d’une expérience incroyable. Lors d’une soirée consacrée à la poésie contemporaine, j’ai entendu Henrik Edoyan, figure de proue de la poésie arménienne des années 60 -70, faire l'éloge du poète Saint-John Perse. C’est grâce à ce milieu de poètes et d'écrivains que j’ai comblé les lacunes de mon bagage littéraire dans ma langue maternelle. Par la suite, j’ai effectué un stage à Moscou à la chaire de phonétique du français à l’université des langues étrangères Maurice Thorez. J’ai malheureusement fini par refuser un poste de chercheuse sur la langue française car c’était six ans ou rien ».

L’ombre de Saint-John Perse

« Le poème " Vents" c’est l’histoire de la naissance de la poésie dans le cœur du poète. L’instance où la poésie et le cosmos s’entremêlent »

« Après la chute de l’Union Soviétique, j’ai rencontré mon ancien professeur d’université Aram Barlézizian - je lui en serai reconnaissante toute ma vie - qui m’a confié chercher un spécialiste du français et du russe. Je suis donc redevenue professeure à Brussov, puis responsable de la chaire de français à deux reprises. De 2006 à 2009, lors de l’entrée de l’Arménie au sein de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), puis de 2013 à 2018 où nous avons ouvert le Centre de réussite Universitaire (CRU). membre de l’Agence Universitaire de la francophonie (AUF) depuis 2006. Ces plates-formes sont formidables pour maintenir un lien constant avec les universités françaises mais aussi avec nos collègues francophones d’Europe Centrale et Orientale.

C’est donc à l’université Brussov que j’ai soutenu ma thèse, "Les transformations lexico-sémantiques dans la poésie française contemporaine". C'est en réalité une analyse sémiotique des œuvres de Saint-John Perse et notamment du poème "Vents" qu'il composa en 1945, le sixième été de son exil aux États-Unis. Je voulais comprendre d’où venait la polyphonie de ses images, cette surprenante capacité des mots à s’investir de sens nouveaux dans le tissu poétique. La poésie de Saint-John Perse permet des associations extraordinaires. Pour ma part, j’ai perçu dans son œuvre un lien avec la poésie et les chants païens arméniens. Cela témoigne bien de l’imaginaire poétique qui recèle d’images archétypales en dehors du temps et de l’espace. Quelque part, cette étude m’a aidé à mieux comprendre mon arménité. Et une question m’obsède depuis : comment le français a-t-il permis une meilleure introspection de ma propre identité ?  Après cette étude, je me suis dit que rien ne serait plus indéchiffrable dans ma vie ».

L’interprétariat

« J’ai été amenée à traduire nombre de textes techniques, politiques ou scientifiques. J’ai même eu l’honneur de travailler avec des experts de la RATP et de la SNCF lors de la rénovation du métro à Erevan en 1993.  Ces experts étaient des personnes formidables. Je ressentais toute l’estime et le respect qu'ils avaient pour le peuple arménien à une période marquée par la première guerre du Haut-Karabakh où l’eau, l’électricité, la nourriture, tout manquait. Il n’y avait rien sauf l’espoir et le désir de reconstruire le pays et son identité.

Côté politique, on a fait appel à moi pour traduire les réformes judiciaires et constitutionnelles à la fin des années 1990. J’ai aussi été experte auprès du Conseil de l’Europe de 2015 à 2018, au sein du comité des minorités linguistiques. J'y représentais l’Arménie. C’était une expérience singulière car à Strasbourg, l’ambiance était plutôt anglophone alors que j’avais une mission de représentation en français. Ce retour à l’interprétariat m'a permis de me retrouver, à certaines occasions, dans une matrice où se forgent les idées et les réflexions sur les projets de lois de demain. Les interprètes sont des observateurs qui sentent les choses mais restent effacés. Leur but est d’essayer de comprendre et favoriser la meilleure communication possible ».

Les mots de la fin - projet littéraire et de vie

Je prépare en ce moment la publication d’un ouvrage sur l’analyse sémiotique de la polyphonie poétique. C'est le fruit de longues années de travail, une lecture sémiotique de la poésie française médiévale jusqu’aux poèmes d’André Breton et bien sûr, Saint-John Perse.

Mais j’aimerais aussi beaucoup créer un atelier de traduction littéraire. Je voudrais faire vivre la langue française dans un milieu créatif. La langue française est la meilleure œuvre d’art possible, selon moi, pour bien ressentir la langue arménienne et redonner le goût de leur langue maternelle aux Arméniens.

Vous le savez, nous sommes très francophiles en Arménie. Malgré tout, nous n’arrivons pas toujours à ressentir ce côté rationnel que je retrouve dans la langue française. Ce côté logique, cartésien. Celui de la clarté de l’esprit. C’est ça qui m’intéresse : que notre arménité s’enrichisse par cette rigueur de la réflexion à la française. La langue arménienne à l’image d’un grand arbre se nourrit des profondeurs du cœur, du bas, de ses racines. Nous avons parfois besoin de plus de lumière, de cette clarté dans la formulation des idées, propres au génie du français : dire avec des mots justes et précis ce que nous éprouvons. Et pour ce faire, il est nécessaire de s’ouvrir, de se décomplexer, tout en restant humble et vaillant pour faire face aux défis du monde en mutation permanente.