Bernard Franco - La littérature en question à l’ère du numérique

Arménie francophone
16.12.2021

Bernard Franco, professeur de littérature française et comparée à l’Université Paris-Sorbonne était récemment invité en Arménie en compagnie d'André Guyaux, professeur émérite à la Sorbonne et d'Andrea Schellino, maître de conférences à l’Université Roma III, dans le cadre de la 7e édition des Journées de la littérature française en Arménie, un projet littéraire, scientifique et culturel.

Par Lusine Abgarian

Cet événement fut l'occasion pour Bernard Franco, désormais accueilli comme professeur Honoris Causa, de retourner à l’Université Brusov où il avait déjà donné de nombreux séminaires et conférences. Le Courrier d’Erevan vous invite à lire l’entretien du professeur sur les sujets liés à l’actualité littéraire dans le monde, ainsi que sur les projets existants et n cours d'élaboration entre l’Arménie et la France dans ce domaine.

Quels sont selon vous, les principaux défis que doit relever la littérature aujourd’hui ? Comment le concept de littérature s’est transformé à nos jours ?

« Il me semble que le premier défi réside peut-être dans la considération qu'on lui porte, celle de "danseuse" des sciences sociales, et en particulier des sciences humaines. C’est-à-dire l’image d’une discipline inutile. Or, on se trompe : le plus vieux métier du monde c’est celui de poète, puisque toutes les sociétés ont toujours connu une littérature.

Les défis qu’elle doit relever, c’est d’abord de convaincre de son importance et aussi d’accepter, que si la littérature a toujours existé, elle n’a pas toujours existé en tant que telle, c’est-à-dire comme tradition écrite, avec auctorialité. Beaucoup de sociétés ont un rapport à la fiction ou à l’œuvre littéraire qui est extérieur à l’écrit, à la production d'un auteur. Ces relais oraux peuvent rajouter au récit, modifier une tradition narrative et le transformer en œuvre collective.

La littérature doit donc réfléchir sur sa relativité, sur le concept que nous en avons et qui est très européen. Il doit être cependant lui-même interrogé et relativisé. C’est le deuxième défi à relever. »

Comment les études littéraires sont-elles censées évoluer à l’ère du numérique ? Y aurait-il des visées et des méthodes qui vont et qui sont en train de diverger ? Quel avenir prédisez-vous aux études littéraires ?

« Le numérique a complètement bouleversé la littérature et les études littéraires. Elle en a d’abord bouleversé la production, parce que la révolution introduite par le numérique est équivalente à celle introduite par l’imprimerie au 16e siècle.

Le format numérique, immatériel, change et facilite les façons de diffuser les littératures. Il en permet une plus large diffusion, ce qui est une force supplémentaire pour la littérature.

Cela change aussi les modalités de lecture et permet à des œuvres différentes de voir le jour. J’ai discuté une fois, par exemple, avec un écrivain, François Bon, qui a arrêté d’écrire des romans pour ne plus se consacrer qu'à son blog, c’est donc un type de production différente.

Il y a aussi les œuvres multisupports, c’est-à-dire des œuvres numériques, elles-mêmes intermédiales. Des romans virtuels à plusieurs entrées, par exemple, ou des œuvres littéraires complétées par des œuvres musicales ou des graphiques qui se tissent dans le texte. Ce n’était pas envisageable avec le support papier. La production littéraire en est elle-même modifiée. Le livre est un objet éditorial mais aussi commercial. Sa commercialisation sur support numérique est nécessairement différente. Aucun coût de papier, d'impression, de brochage ou de reliure. Cela donne plus de liberté dans la création. L’éditeur est moins prisonnier des contraintes éditoriales avec le livre numérique.

Cela affecte également les études littéraires à deux niveaux et permet aussi des éditions beaucoup plus complètes. L’édition numérique peut être évolutive à tout moment. André Guyaux par exemple, qui travaille sur l’édition de la correspondance de Baudelaire, fait d’abord l’édition de ses œuvres dans la Pléiade, et celle de sa correspondance sous forme numérique, parce que si on trouve une nouvelle lettre de Baudelaire, on peut facilement mettre à jour l'édition numérique. Une édition sur papier imprimé, elle, ne bouge plus, à moins de tout réimprimer.

L’édition critique y gagne enfin. Pour les études littéraires proprement dites, il y a les méthodes quantitatives, ce qu’a théorisé Franco Moretti, par exemple. Il a pris à rebours l’expression anglaise de « Close Reading » ou "lecture minutieuse", l’analyse approfondie du texte, et parle de « Distant Reading », c’est-à-dire, "la vision de loin", à travers des travaux quantitatifs seulement permis que par le travail sur bases de données numériques. Il y a aussi l’hypertexte, c’est-à-dire la fonction "recherche", qui permet de trouver un mot particulier dans le texte, en évitant de le relire plusieurs fois pour y parvenir. Cela change forcément les études littéraires.  

À l’heure où le monde va constamment vers les nouvelles technologies, la littérature et les études littéraires retrouvent-elles leurs places respectives ?

Je pense que le besoin de faire des études littéraires ne disparait pas et qu’il n’a jamais été aussi fort. Les études littéraires ne servent pas seulement à enseigner la littérature, mais si c’était le cas, il faudrait alors l’enseigner davantage. Rappelons la fameuse citation de Baudelaire : "tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, de poésie, jamais". Les études littéraires apprennent la lecture critique, sans elle, on perd le sens critique, et sans lui, on perd aussi le sens politique. Tout citoyen se doit d'avoir un sens critique, pour juger, ou pour voter, tout simplement.

Si on parler de politique, tous les hommes politiques font appel à des "plumes", et ces "plumes" sont toutes littéraires. Donc le vrai pouvoir aujourd’hui, tout le monde le sait, c’est la maitrise du langage, et la maitrise du langage, c’est les littéraires qui l’ont. On la retrouve à tous les niveaux, pas seulement dans la politique, mais aussi dans la vie quotidienne. Un entretien d’embauche suppose une maîtrise des codes de langage, de la stylistique même, qui est utile pour agir sur son interlocuteur. La maîtrise du langage est une véritable prise de pouvoir. Je pense que notre société, malheureusement marquée par une augmentation des rapports de force, accorde en réalité de plus en plus d’importance à l’analyse littéraire. Le texte littéraire est le plus compliqué des textes. Si on sait l'analyser, on peut tout analyser.

La collaboration depuis 2013, entre l’Université de la Sorbonne et l’Université Brusov a déjà donné lieu à de nombreuses co-diplomations, au niveau master et bientôt du doctorat, ainsi qu’à des échanges de professeurs. Quelles sont les nouvelles perspectives de ce partenariat ?

Il faut d’abord remarquer que cette collaboration a bénéficié du soutien très actif des deux universités. La convention a été signée très rapidement, marque de leur grande motivation, et a été appliquée avec la même rapidité, en décernant tout de suite après les premiers co-diplômes de masters. Il y a eu ensuite un certain nombre de diplomations de très haut niveau. Ce master a donc très bien réussi, il était supposé conduire au doctorat, et une thèse arrive aujourd'hui à son terme. C'est l’exemple d’un système qui fonctionne, du début à la fin, du master au doctorat.

Les liens tissés entre les deux universités au niveau de la recherche ont également permis un rapprochement des directions scientifiques. L’avenir en ce sens est florissant. La seule limite que j'y vois, c’est l’option "édition" de notre master qui a peu de succès.

L’avenir va dans le sens d’un partenariat qui engage l’Union Européenne, au travers d'"Erasmus" ou du projet "Horizon", un projet de recherche pure avec création d’un laboratoire de recherche sur des sujets précis dont la préservation du patrimoine. L’Union Européenne soutient par exemple ce qu’elle considère comme des langues menacées, la langue et la culture arméniennes en font partie. Ce projet permettra de renforcer les équipes d’enseignants-chercheurs de la Sorbonne et de Brusov.

"Erasmus", quant à lui, engage plusieurs universités. Le partenariat se construit autour de l’axe Sorbonne-Brusov, mais nous en envisageons d'autres avec Rome III, Complutense à Madrid, et trois universités arméniennes, dont celles de pédagogie d’Erevan ainsi qu'une autre située en province. La notion d’inclusion est importante pour Bruxelles.

 

N.B. Bernard Franco est auteur de nombreux travaux liés aux transferts littéraires franco-allemands, à la critique et l’esthétique littéraire ainsi qu’à la dramaturgie européenne du romantisme.