La saison a beau être aux feuilles mortes, livres et essais politiques consacrés à l'état de l'État en Arménie fleurissent en cet automne. Constats, analyses, critiques et recommandations, bien peu de louanges en fait, sans surprise, chacun y va de ses parallèles et de ses conseils sur la conduite d'un pays dont l'on se demande si les blessures terribles infligées par la guerre des 44 jours guériront un jour. Un an pile après la deuxième "catastrophe" - les éditeurs ont le sens du timing - deux ouvrages ont retenu notre attention : "La pensée stratégique arménienne" et le "Défi de l'indépendance". Leurs titres pourraient n'en faire qu'un seul, celui de la réalité arménienne d'aujourd'hui, une Arménie lasse et fatiguée qui ne veut que relever la tête, être fière d'elle-même. Attention à ne pas se tromper de chemin.
Par Olivier Merlet
« Il est grand temps de sortir d’une posture victimaire et d’ébaucher une stratégie à court et moyen terme au lieu de chercher des boucs émissaires. » Partant de cette louable intention, Vajouran Sirapian, fondateur de l'Institut de recherches et d'analyses stratégiques Tchobanian, a réuni autour de lui dans un livre intitulé "La pensée stratégique arménienne", cinq spécialistes des relations internationales et des questions stratégiques caucasiennes et moyen-orientales pour proposer l’esquisse d'une pensée stratégique qui, selon lui, « manque cruellement à l’Arménie et à la diaspora ».
Précédé d'un avant-propos plutôt vindicatif, "D’une nation arménienne vers un État arménien" ouvre les débats. Varoujan Sirapian compile citations et références pour dresser un constat sans concession de la conduite des affaires intérieures, au propre comme au figuré, qui ont conduit l'Arménie à la guerre de l'automne 2020. Pas de compromis non plus en termes de relations extérieures entre les ennemis reconnus, les faux-frères et ceux qui regardent ailleurs, l'Arménie ne peut compter que sur elle-même, seuls trouvent grâce à ses yeux « la diaspora et les organisations arméniennes, les médias indépendants ou alternatifs et les citoyens conscients ». C'est dans les forces vives de la première appuyées sur de nouvelles alliances qu'il place tous ses espoirs.
Pour développer le sujet, Varoujan Sirapian cède la parole à plusieurs spécialistes. Yéghia Tashjian, jeune chercheur libano-arménien analyse de façon très pertinente les relations Inde-Arménie, un partenaire potentiel que l'on évoque encore peu mais pourrait se révéler un allié privilégié de taille dans un monde où l'équilibre des forces se déplace toujours plus à l'Est.
Mher Sahakyan, titulaire d'un doctorat en relations internationales de l'université de Nanjing en Chine, et fondateur à Erevan du conseil sino-eurasien pour la recherche politique et stratégique dont il est le fondateur, plaide lui pour une relance active de la coopération avec l'Empire du Milieu, tout en préservant l'intégration au sein du « bloc de l'Est ». Il recommande de même une vision réaliste des rapports de l'Arménie à la Turquie et l'Azerbaïdjan pour « penser au développement de ce qu'elle a maintenant ou perdre également ses acquis, tandis que que quelque part en Californie ou à Yakutsk, on ecrira de nouvelles chansons sur la façon dont Erevan, Lori, Syunik et Sevan nous manquent à tous. »
Benyamin Poghosyan, Charalambos Petinos, et Nikos Lygeros, sont les autres contributeurs de cet ouvrage collectif de 164 pages paru aux éditions Sigest.
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Le "Défi de l'indépendance" s'inscrit dans un tout autre registre. Le 7e volume des mémoires de Rouben Ter Minassian, ministre de l’intérieur et de la défense de l'éphémère 1ere République d'Arménie, n'avait encore jamais été publié. Les "souvenirs d'un partisan arménien", sorti en 1952 aux Etats-Unis et aux éditions de l'Aube, en France, en 1998 à l'instigation de Jean Viard représentent une source sans équivalent de l'historiographie arménienne non-soviétique du XXe siècle. Cet opus, dument annoté des commentaires de feue l'historienne et belle-fille de l’auteur, Anahide Ter Minassian, témoigne de l'intérieur d'un épisode plus ancien de la République d'Arménie, le premier en fait, celui de son "ethnicisation", de l'"armènisation" de son territoire entre 1919 et1920. Il y a plus d'un siècle…
À peine créé, trois ans après le génocide, le jeune Etat arménien reconnu dans ses frontières réduites aux confins d'un empire russe agonisant, doit de nouveau lutter pour sa survie. Les trois républiques caucasiennes (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan) s’affrontent, les conflits les plus acharnés opposent déjà l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Comment, sur son propre territoire et chez ses voisins, faire reconnaitre à des populations locales tatares hostiles, l'autorité du gouvernement d'Erevan ? À l’épreuve du réel et de la raison d’État, Rouben Ter Minassian, leader pragmatique et aguerri, n’aura le sentiment d'avoir d'autre choix que celui du fer et du feu.
Taline Ter Minassian, petite fille de Rouben, à l'origine de cette publication, n'hésite pas à établir le parallèle avec la période actuelle en Arménie, un an après la fin de la deuxième guerre du Karabakh. Elle a délibérément retenu cette date pour faire paraitre son livre. « Le Caucase n'est décidément pas une terre de repentance » écrit-elle « l'action de Rouben et de ses compagnons a permis aux Arméniens de quitter le statut de victimes et d'employer la force, seul langage reconnu par leurs imposants voisins. » Rouben – Le défi de l'indépendance – Arménie 1919-1920, 222 pages, est sorti aux éditions Thadée.
Victime, victimisation, victimisme… Par-delà le récit de l'un ou l'analyse de l'autre, le message sous-jacent de ces deux ouvrages met le doigt sur l'autre blessure de la société arménienne dont elle gagnerait effectivement à vouloir réellement guérir. Ses cicatrices en témoigneront à jamais de toutes façons. Mais qui entretient cette victimisation ? Les Arméniens du Caucase, sûrs de leur fait et de leur supériorité militaire pendant trente ans jusqu'au 27 septembre 2020 ne semblent pas en être coupable. Mais ce sont eux aujourd'hui les premiers inquiets, et concernés, pour leur survie et leur sécurité. Ils veulent une vie décente, les mères veulent leurs fils et les femmes leurs maris, ils n'ont plus ni les moyens ni même l'illusion de la force. L'instrumentalisation d'une défaite avec toute l'amertume et les rancœurs qu'elle véhicule ne peut mener qu'à de nouveaux dégâts et pire encore. La stratégie pour l'indépendance ne peut être autre que celle d'un discours apaisé, d'un dialogue, même mal gré, des innombrables intérêts communs des peuples d'une région capitale que seule la paix garantira à moyen et long terme.