Membre du jury de la dernière sélection des Abricots d'or, le français Philippe Jalladeau, de passage à Erevan, nous a fait part de ses réflexions sur le cinéma arménien.
Par Olivier Merlet
On le dit "découvreur d'un autre cinéma", lui se dit "passeur des films d'ailleurs". Philippe Jalladeau est le créateur, en 1979, du Festival des 3 Continents qui a lieu chaque année depuis, à Nantes, dans l'Ouest de la France. Son projet était de mettre en lumière des films et des documentaires d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine. Dès sa première édition qui enregistre 7 000 entrées, il révèle des étoiles du cinéma Afro-américain, ainsi qu'un film iranien, alors que la Révolution islamique vient d'avoir lieu. L'année suivante l’Inde du Sud est au programme et le cinéma philippin en 1981. En 2000, il créé le séminaire « Produire au Sud », un atelier de formation pour les jeunes producteurs de ces pays, sélectionnés sur projet. Ce séminaire est aujourd’hui exporté dans le monde entier.
En quelques années d'existence, le festival et son créateur ont acquis la réputation de "découvreurs" auprès des professionnels du cinéma mondial, la référence de ce cinéma lointain et confidentiel.
Invité du 18e festival international du film d'Erevan, Philippe Jalladeau en était aussi Président de jury dans la catégorie Apricot Stone, réservée aux courts-métrages. Il revient sur la place du film arménien dans l'industrie mondiale du 7e art et notamment en France.
« C'est malheureux mais j'ai l'impression que nous sommes passés à cote du cinéma arménien il y a déjà quelques années, en France, tout au moins, et que ses chances aujourd'hui de retrouver le haut de l'affiche sont un peu compromises. Pour parler de ce que je connais bien, le Festival des 3 continents, c'était l'Afrique, l'Amérique Latine et l'Asie. On s'est souvent posé la question : où commence l'Asie ? J'ai peut-être été mal renseigné et sans doute davantage réagi culturellement que géographiquement. J'ai pensé que l'Arménie, tout comme la Géorgie, étaient deux pays plus européens qu'asiatiques, je ne les ai pas inscrits au programme. Pendant longtemps personne n'a bronché. Et puis une fois, j'ai reçu une lettre d'une association me disant pourquoi l'Arménie n'est pas dedans ? Et ils avaient un peu il a raison. Il existe ici une production cinématographique et artistique de qualité mais il n'y a pas, sans doute, aujourd'hui, une ouverture assez grande en France pour y inclure l'Arménie. Les gens qui m'ont remplacé aux 3 continents sont intéressés par certains cinémas plus spécifiques, le chinois, beaucoup, ou le japonais. L'Arménie et la Géorgie, ils ne connaissent pas, ils ne s'y intéressent pas. Ils n'en ont pas vu les films, ils n'ont pas été les chercher. »
Donc, sans festival, point de salut ?
« Évidemment, vous avez des associations en France qui font leur part du boulot, mais c'est souvent anecdotique, ça ne résonne pas beaucoup. Elles tournent souvent sur elle-même, je veux dire qu'elles passent des films pour les Arméniens de France. Ce n'est pas la finalité. Il faut projeter les films arméniens pour le public français. Il faudrait que ces organisations préparent d'elles-mêmes un petit programme arménien et organisent quelques projections, comme on l'a fait un temps pour le cinéma russe. Simplement il faut s'y prendre longtemps à l'avance, aller voir une salle de cinéma, localement, dans sa ville, proposer un programme à son directeur. Ceci dit, ces gens d'associations doivent avoir une compétence cinématographique pour savoir quels films proposer. Et surtout, pas trop de film de propagande, même si la propagande est juste. Si on passe des films sur la guerre du Karabagh - on peut en passer - il faut que ce soit bien fait. Mais il faut surtout montrer que l'Arménie, ce n'est pas que le Karabagh ou le génocide ».
Comment attirer un regard étranger sur le cinéma arménien ?
« Premièrement, il faut qu'il y ait des gens qui s'y intéressent, des organisateurs de festival, des gens qui ont le désir de montrer des films arméniens de qualité. Je parle de création, de films d'auteur. S'il n'y a pas cette liaison, ces gens qu'on appelle des passeurs et qui vont faire la liaison entre le public et la création, on ne peut rien faire. J'y ai passé mon temps pendant 30 ans. Je prenais un film du Paraguay, de Mongolie… J'ai été jusqu'en Afghanistan chercher des films après les talibans, et avant qu'ils ne reviennent, bien évidemment. J'ai été dans tous les coins du monde et j'ai trouvé des films. J'ai trouvé des merveilles, des choses magnifiques. Il faut être ouvert sur le monde. Ça ne va pas arriver tout seul en France les films arméniens, il faut aller les chercher.
Je connais mal le cinéma arménien. Qu'est-ce que je fais quand je ne connais pas ? Eh bien, je viens ici. Je viens voir les cinéastes, les producteurs, je me déplace et je fais un programme. Comment se passe la production ? Est-ce qu'il y a des sociétés de production ici ? Combien fait-on de films par an ? C'est un travail en profondeur. Il faut passer huit jours ici à voir les films. Pas seulement ceux de l'année ou des deux-trois années passées : le plus intéressant, c'est d'avoir une histoire du cinéma arménien. Se composer un programme historique, toute une histoire du cinéma arménien, avec des films muets peut-être, mais sans rester sur des images figées, style « c'était un grand film en 1945, et cætera » … Peut-être qu'aujourd'hui, c'est nul. Il faut revoir tout cela pour relancer une belle histoire du cinéma arménien qui pourrait être diffusée et motivante à promouvoir. C'est à faire ».
Comment, en sens inverse, la production arménienne peut-elle faire valoir tout l'intérêt de son cinéma ?
« Évidemment, ça doit aussi partir d'ici quand même. Il faut que les gens se bougent, que les cinéastes se mobilisent. Je dis que c'est la même chose pour le vin. Regardez le vin arménien, je n'en vois jamais en France. Le vin géorgien, de temps à autre, si. Il faut donc faire de la promotion ! Je trouve que le vin arménien que je bois ici est très, très bon, meilleur que le géorgien. Je le trouve excellent, très bien fait, il y a des belles bouteilles, que ce soit du blanc ou du rouge, mais il ne vient pas beaucoup en France. C'est pareil pour les films. Il faut courir les festivals, peut-être le marché du film à Cannes, faire des projections et taper juste.
C'est à Cannes, par exemple, que j'ai rencontré Harutyun Khachatryan, il y a une quinzaine d'années, le fondateur du Golden Apricot. Il m'avait donné un film noir et blanc, court-métrage, "La ville blanche". Je regarde les images, ça se passe dans la neige, dans la forêt, je me rappelle c'était très bien filmé, un documentaire très intéressant, j'ai trouvé ça très bien. Malheureusement, il avait un pavillon isolé, mal situé, personne n'y passait, il n'a jamais réussi à trouver de distributeur ... Il y a des gens qui mettent beaucoup d'argent pour aller à Cannes, qui font une énorme promotion, mais au fond d'une allée où personne ne vient, c'est absolument inutile. Il faut faire de la promotion intelligente, réfléchie et viser juste.
Le Festival du Golden Apricot peut-il devenir un vecteur de cette promotion ?
Il faut que l'industrie cinématographique arménienne, si industrie il y a, avec ses producteurs, profite de ce festival des Abricots d'or pour lancer eux-mêmes la promotion de leurs propres films.
Je n'ai vraiment pas ressenti cette implication, mais je n'ai pas vu tous les films non plus. Et ils ont passé beaucoup de films français. Je ne viens pas ici voir des films que je peux voir en France. Il faudrait, par exemple, monter un programme spécifique arménien à destination des invités étrangers. Les faire participer à une compétition organisée en ce sens et à leur intention, leur montrer un maximum de films issus de la production annuelle locale, les Arméniens étant sensés les avoir déjà vus. Combien font-ils de films par an ? Des longs métrages j'entends. Je n'en sais rien. S'ils en font 10, on les passe tous les 10 pour ne pas faire de jaloux, et voilà. C'est ça qu'il faut faire, une sorte de marché du film local, un festival, un panorama récent du cinéma arménien des 2 dernières années pour des invités étrangers qui viendraient voir ça et des distributeurs, français ou européens qui pourraient acheter des films, c'est ça le truc. Moi, j'ai passé mon temps à faire ça et je pense que c'est la solution, je ne vais pas dire que c'est gagnant à tous les coups mais il faut en passer par là ».