Cette monographie de Tigrane Yégavian est riche et instructive, et intervient à point nommé pour mieux comprendre l’actualité dramatique du Machrek. Elle révèle toute la complexité des minorités d’Orient. Elle va même jusqu’à questionner la pertinence du mot minorité et le qualificatif religieux dont on l’affuble un peu trop rapidement. L’auteur suggère que la problématique des minorités religieuses soit sécularisée en la traitant à travers le prisme des droits de l’homme et non pas comme une question religieuse. Bien qu’ayant adopté une démarche vulgarisatrice, certains passages de ce livre sont savants.
Par Philippe Kalfayan
La thématique sied particulièrement au profil de son auteur. Tigrane Yégavian a un parcours familial et éducatif hors du commun, en avance sur la mondialisation. Il a vécu dans plusieurs pays et dans le bain de plusieurs cultures (arabe, européenne, arménienne). Il est polyglotte (français, anglais, arménien, portugais, arabe). Il écrit régulièrement des articles reportages ou d’analyse géopolitique sur cette région déchirée du Machrek. Son profil « arabisant », l’éditeur lui attribue ce qualificatif, lui donne accès à des sources en arabe. C’est cet ensemble de qualités qui font de son ouvrage un objet qui mérite toute notre attention.
L’ouvrage est construit autour de plusieurs blocs, passant du présent au passé et vice-versa, car il est vain de comprendre le Machrek sans faire de l’Histoire, voire, comme l’auteur s’y risque à la fin, de l’analyse théologique sur les liens entre le christianisme et l’islam dans cette région du monde.
Le facteur médiatique lui fait démarrer par les « printemps arabes » et l’état des lieux depuis leur avènement, puis suivent l’évolution démographique des minorités et de leur influence politique sur les sociétés, le rôle des puissances « protectrices » dans cette région, la participation contrainte des minorités aux conflits en cours, la raréfaction des zones de vie et de refuge, et enfin la remise en cause du statut de minorité et du facteur religieux.
Les États occidentaux n’ont toujours pas pris la mesure des enjeux de cette région et l’importance stratégique de cette problématique des minorités. Prendre le temps de comprendre leur permettrait d’analyser les défis à long terme et planétaires qui se posent à eux.
Il nous fournit plusieurs grilles de lecture et de compréhension sur la réalité socio-politique des pays du Machrek, la pluralité et les divisions des minorités, notamment chrétiennes, dans cette région, sur le positionnement de ces minorités dans la vie politique interne et durant les conflits internes ou régionaux. Il montre en quoi ce positionnement est souvent un exercice d’équilibriste, que l’on qualifie souvent de « neutralité bienveillante » vis-à-vis des autorités exécutives ; en réalité elles doivent choisir le moindre mal. D’un côté un nationalisme arabe, autrefois laïc, qui s’islamise, notamment en imposant la Charia, et de l’autre part un islam sunnite radical, qui souhaite se débarrasser d’eux. On découvre aussi combien cette nouvelle situation a poussé ces minorités par réflexe protecteur au repli communautaire et à un plus grand conservatisme religieux, soutenues en cela par leurs diasporas de plus en plus organisées et politisées, qu’il s’agisse des Assyro-Chaldéens, des Arméniens, des Libanais maronites, ou des Grecs orthodoxes.
Nous explorons ces complexités plurielles en voyageant en Syrie, en Irak, en Égypte, en Jordanie, en Israël, et en Palestine, autant de pays qui ont connu le joug de l’Empire Ottoman et son organisation en millets, un passé qui est invité, pour mieux remettre en cause le statut et le terme de minorité. Ces derniers sont, selon l’auteur, réducteurs de la réalité et confèrent un sentiment d’infériorité aux populations qui la composent, eu égard au rôle historique et actuel dans la vie de ces sociétés.
L’Occident libéral s’enferme dans sa logique court-termiste de promotion et de défense de ses intérêts particuliers, économiques ou géopolitiques.
Il n’élude pas les guerres fratricides au sein même de ces minorités, pointant ainsi la coresponsabilité de leurs sorts, éclaire d’une lumière différente de celle des média la prétendue protection et tolérance des Kurdes vis-à-vis des minorités chrétiennes, et ose aborder l’alliance du sionisme et de l’évangélisme étatsunien qui a mis à mal le devenir des Arabes chrétiens en Palestine et s’accommode de la politique d’expropriation ou de rachat des biens fonciers des Églises chrétiennes à Jérusalem et dans les territoires occupés. Il est lucide et n’use pas la langue de bois pour décrire les actes de lâcheté et de traitrise des anciens protecteurs, et notamment la France, qui a abandonné les minorités chrétiennes d’Orient à leur sort après, à l’instar de la Grande Bretagne, s’être engagée à les protéger. Un sinistre rappel de l’Histoire concernant les Arméniens et les Assyriens, s’il en fallait, pour mieux voir les trahisons occidentales en cours à l’encontre de la minorité kurde de Syrie.
Il semblerait que la réflexion stratégique de la Russie soit en avance sur l’Occident et ce n’est pas un hasard – il convient de rappeler son rôle historique de protecteur des populations chrétiennes au XIXe siècle mais aussi la mosaïque de minorités qui constituaient l’Union soviétique – si elle étend maintenant sa zone d’intervention sur le Machrek, en s’imposant comme protecteur de toutes les minorités sans pour autant remettre en cause l’intégrité territoriale des États.
Les États occidentaux n’ont toujours pas pris la mesure des enjeux de cette région et l’importance stratégique de cette problématique des minorités. Prendre le temps de comprendre leur permettrait d’analyser les défis à long terme et planétaires qui se posent à eux. Plutôt que de vouloir imposer leur conception purement occidentale, reposant sur le choc des civilisations, ils seraient bien inspirés de regarder ce qu’a été l’expérience unique et œcuménique du Liban plutôt que de détruire ce modèle de tolérance et de coopération au-delà des appartenances à telle ou telle minorité ethnique ou religieuse.
L’ouvrage offre des pistes de réflexion sur les grands défis actuels que sont le choc des religions, la remise en cause des intégrités territoriales et les mouvements de migration qui en résultent. L’Occident libéral s’enferme dans sa logique court-termiste de promotion et de défense de ses intérêts particuliers, économiques ou géopolitiques. Plutôt que de faire du Machrek leur champ d’essai d’armes de tous genres et un terrain de jeu d’influences géopolitiques, les occidentaux devraient plutôt en faire un laboratoire de recherche pour en comprendre sa complexité socio-politique. Il semblerait que la réflexion stratégique de la Russie soit en avance sur l’Occident et ce n’est pas un hasard – il convient de rappeler son rôle historique de protecteur des populations chrétiennes au XIXe siècle mais aussi la mosaïque de minorités qui constituaient l’Union soviétique – si elle étend maintenant sa zone d’intervention sur le Machrek, en s’imposant comme protecteur de toutes les minorités sans pour autant remettre en cause l’intégrité territoriale des États.
Les diplomates et les stratèges doivent lire cet ouvrage.