En 2024, l’Arménie ne fait pas exception, et se trouve au même titre que tous les autres pays de la planète en proie aux sévices du réchauffement climatique, et face à elle-même pour s’y adapter, développer des stratégies de développement durable, et faire face plus largement à l’urgence écologique. Forte d’une biodiversité et de ressources très hétérogènes, d’un milieu rural encore très présent, l’Arménie doit cependant faire face à de nombreux défis concernant la sécurité alimentaire de ses habitants (d'autant plus au regard de l'accueil de nombreux réfugiés d’Artsakh), la gestion de ses ressources hydrauliques, et le traitement de ses déchets. Le pays porte encore largement le poids de l’Union soviétique, tant dans son administration que dans les modes de consommation, et c’est alors en grande partie la nouvelle génération qui porte les revendications écologiques émergentes ces dernières années.
Par Ninon Brenans
Des écoliers aux jeunes actifs, la jeunesse - comprise dans sa globalité - est celle du changement en Arménie ; des actions militantes classiques, à la création d’entreprises durables en passant par les petites actions du quotidien, l’engagement écologique est présent même si discret. Aussi, à la lumière de la volonté actuelle de l’Arménie de se tourner vers l’Ouest et l’Union Européenne, cette problématique écologique est d’autant plus centrale.
“Nous sommes encore loin des standards de l’Union Européenne en matière d’écologie…” - Ruben Kalashyan, jeune engagé chez Green Green, écocentre basé à Erevan
Dans ce contexte, la question se pose alors de savoir comment aborder les défis écologiques face à des structures encore conservatrices et opaques, et face à une société consciente mais désarmée.
L’héritage soviétique complexe : un paysage écologique marqué par le passé
Dans de nombreux aspects, les legs de l’URSS pèsent lourdement : en premier lieu, Anni Mkrtchyan, co-fondatrice de l’entreprise Omniponics qui propose des engrais durables pour booster l’agriculture sainement, explique que s’il y a évidemment du bon à tirer de la période soviétique, notamment la circularité et la résilience économique, l’ouverture soudaine de l’économie au capitalisme a engendré une vague massive de consommation excessive. Les marques du traumatisme sont prégnantes ; le manque passé engendre aujourd'hui l'accumulation, et la position sociale est encore majoritairement déterminée par la possession. Bien à l’encontre de la consommation nécessaire, éthique et durable donc. Le collaborateur de Mkrtchyan, Kirk Wallace, ajoute que “le manque d’une bureaucratie moyenne dans l’appareil d'État arménien joue un rôle dans le ralentissement de l’action et l’opacité du gouvernement” ; il apparaît alors que les affaires régaliennes, ou au contraire les affaires courantes sont traitées plus rapidement, tandis que les initiatives nécessitant une coordination intersectorielle ou une planification de long terme souffrent d’un manque de suivi et d'intérêt. Enfin, l’héritage soviétique marque le paysage écologique de par une exploitation massive des ressources naturelles, et des infrastructures peu alignées sur les impératifs environnementaux actuels, posant alors des défis pour une réhabilitation durable de la gestion de l’eau et des terres.
“Ce manque de bureaucratie moyenne a un impact considérable sur le soutien que pourrait apporter le gouvernement aux initiatives écologiques, et doublé du manque de moyens actuel, sur fond de guerre aux frontières, la possibilité d’être assisté et épaulé est faible.” - Kirk Wallace
Autre héritage à double tranchant : la faible éducation - des plus jeunes comme générales - à ces problématiques. Outre un manque de sensibilisation au sein même des institutions, il est à noter pour la professeure d’université Lusine Hambaryan comme pour la plupart des personnes rencontrées que les efforts sur le plan de l’information sont nettement insuffisants. Programmes scolaires, communication publique, sensibilisation via les administrations, autant de possibilités qui ne sont pas saisies, ou qui demeurent opaques aux yeux des citoyens.
Les initiatives de la jeunesse ; une réponse locale, engagée, et inspirée
Si le “gap générationnel” évoqué par les arméniens engagés interrogés semble sensiblement peser sur l’efficacité des actions, il se démarque tout de même une nouvelle génération portée par l’espoir, la connaissance fine de leur territoire, et l’imagination florissante en matière d’écologie.
“ Cette nouvelle génération est la première à progresser autant, et les nouveaux enfants sont plus intelligents que nous tous, très au fait de beaucoup de choses. Ils sont comme des éponges. Si vous leur donnez du matériel intéressant et que vous l'adaptez à leur vie, ils apprendront et feront un très bon travail.” - Kirk Wallace
Erevan voit ainsi fleurir des associations pionnières dans leur domaine, portées par des jeunes actifs et étudiants ; c’est le cas de Green Green, premier écocentre d’Arménie. Situé dans le parc Haghtanak, le petit local offre des possibilités de tri sélectif, un lieu de troc, une vente de produits manufacturés à base de déchets, et plus globalement un lieu d’échange et de sensibilisation, dans le but de développer une attitude plus responsable envers l’environnement. Chaque année, un éco festival est organisé pour mettre en avant de manière ludique des petits gestes qui “font la différence”.
“ La mission de Green Green est de contribuer au développement d'un sentiment de responsabilité à l'égard de l'environnement naturel arménien et de l'utilisation durable des ressources et des espaces publics.” - Ruben Kalashyan
Dans un autre registre, le projet de Kirk et Anni vise à sensibiliser la jeunesse aux défis écologiques : développer une empathie particulière, cultiver le lien avec la nature, pousser à la résolution de problèmes, tels sont les objectifs de leur futur programme applicable dans les écoles. Former des enseignants, sensibiliser les enfants et les adolescents, pour que le chemin se poursuive en reproduisant le schéma, et que la machine se lance. Plus traditionnellement, certains jeunes déjà sensibilisés aux enjeux de la biodiversité arménienne, et aux impacts sur la santé des habitants utilisent tout de même des moyens traditionnels de manifestation. Lusine Hambaryan, docteure en biologie et spécialiste en hydrologie et économie de l’environnement, rappelle les manifestations ayant eu lieu contre les mines de métaux de Jermuk, il y a maintenant 5 ans.
“Nous encourageons les étudiants à émettre un avis critique, à apporter des preuves scientifiques pour améliorer les actions déjà entreprises sur la sauvegarde du Lac Sevan particulièrement.” - Lusine Hambaryan.
Ces initiatives, tant éducatives que militantes, esquissent progressivement les contours d'une jeunesse arménienne résolue à défendre son patrimoine naturel et à faire entendre sa voix pour un avenir durable. Elles se complètent par des projets entrepreneuriaux, comme celui d’HydroPonics, une entreprise qui propose des alternatives aux engrais chimiques qui polluent les sols, en valorisant les déchets organiques, alliant ainsi gestion des déchets et durabilité dans la productivité. Cette approche réduit également la dépendance du pays à l’eau et le rapproche des standards européens en matière de durabilité. Ces innovations locales, confrontées à des institutions peu disposées à les soutenir, doivent faire preuve d'une résilience certaine. Privées de l'appui de l'État, elles se tournent vers des acteurs privés, qui, en l'absence d'engagement public, prennent le relais en matière de financement et d’accompagnement. Banques et sponsors d’entreprises, par exemple, jouent un rôle crucial en proposant des programmes de financement et des dispositifs tremplins, offrant à ces initiatives un élan indispensable pour s’inscrire durablement dans le paysage économique et écologique arménien.
Enfin, il apparaît assez clair pour la communauté engagée que la jeunesse arménienne bénéficie d’une double situation assez inédite : une désacralisation de la consommation, et un nouvel accès à l’information via internet.
“ Internet apporte à la jeunesse arménienne une nouvelle ouverture au monde que les anciens n’ont pas, et cela ouvre un accès quasi illimité à la connaissance scientifique et écologique.” - Lusine Hamaryan
Ce contexte libère les jeunes de certaines contraintes et attitudes héritées du passé soviétique, permettant une remise en question des modes de consommation traditionnels et une vision plus critique des enjeux écologiques. Ils adoptent ainsi de nouvelles façons d’aborder, d’analyser et de résoudre les problématiques environnementales, avec une approche novatrice qui transforme peu à peu leur rapport à la nature et aux ressources.
Obstacles et ambiguïtés de l’engagement étatique : entre soutien politique affiché et manque de moyens concrets
En dépit des engagements affichés par l'État, les efforts en matière écologique révèlent des contrastes marqués entre les initiatives de façade et les actions concrètes nécessaires pour répondre aux enjeux environnementaux de manière significative.
“ Il y a maintenant quelque temps que le gouvernement a installé des poubelles de tri un peu partout dans Erevan. Nous saluons évidemment cette initiative, et nous les avons d’ailleurs cartographiées sur notre site pour faciliter leur accès ; mais la réalité c’est qu’après ce tri, l’entièreté des déchets est rejetée dans des décharges ou brûlés. La décharge de Nubarashen reçoit 340 tonnes de déchets par jour.” - Ruben Kalashyan
Ces dernières années, de nombreuses initiatives voient le jour, celles de Green Green qui ont organisé depuis 2022 plus de 110 clean-walks, ou encore celle de l’ONG Innovative Solutions for Sustainable Development qui met sur pieds des projets de gestion des déchets solides, mais elles semblent aujourd'hui encore insuffisantes.
“ Le problème, c’est que la mairie manque de fonds pour payer des personnes chargées de nettoyer la ville, ou pour construire des centres de recyclage publics. Aussi, nombre des terrains pollués ou plein de déchets sont des terrains privés, sur lesquels l’Etat n’a aucun impact. Les propriétaires ne s’en préoccupent pas, ou ne sont même pas en Arménie, et cela mène à avoir des endroits magnifiques souillés par des années d’accumulation des déchets.” - Ruben Kalashyan
Il apparaît ainsi qu’un décalage se crée entre le soutien dont le gouvernement veut se parer, et la réalité, le concret qui vient après ces actions. Si tous les acteurs rencontrés affirment recevoir des encouragement des pouvoirs publics, aucun soutien financier, administratif ou communicationnel n’est présent.
“ Il en va de même pour le jet de déchets sur la voie publique, qui est dans les textes prohibé et passible d’une amende de cinquante milles AMD. Mais quand on voit certains policiers jeter leur mégots par terre ; il n’y a pas besoin de préciser si la loi est vraiment appliquée…”.
Aussi, certaines institutions ont été créées ou se sont spécialisées dans les questions environnementales- c’est le cas notamment de la Commission écologique du gouvernement ou du Ministère de la protection de la Nature. Mais aux yeux des militants et des scientifiques, elles n’ont pas eu d’impact notoire, de travaux, de recherches ou de projets qui ont réellement fait bouger les choses. Il est même permis de s’interroger sur un possible "greenwashing" institutionnel, comme en témoigne le Yerevan Green City Plan lancé en 2017. Malgré un financement du Fond Européen de la reconstruction considérable, ce programme, destiné à rendre la capitale plus verte, reste partiellement inexécuté, selon une spécialiste du Centre régional pour l'environnement du Caucase, Dshkhuhie Sahakyan. Ce manque d’avancées souligne un paradoxe persistant : un État présent dans les discours mais souvent absent dans les actions, laissant le poids du changement aux associations et aux citoyens.
Des perspectives d’avenir pleines de défis et d’espoir : vers une conscience écologique collective ?
Pour affronter les enjeux environnementaux pressants, l’engagement citoyen à partir des ressources locales s’avère essentiel, tout comme une prise de conscience accrue des défis climatiques.
“ Il est urgent pour les locaux de se rendre compte des risques réels que représentent le changement climatique, la pollution des sols ou la disparition de la biodiversité ; ce sont eux qui ont le plus voix au chapitre, car ce sont eux qui seront exposés à des risques si la situation dégénère, au point peut être de devenir des réfugiés climatiques” - Lusine Hambaryan.
Si les initiatives existantes rencontrent un accueil favorable et inspirant parmi les habitants, il est impératif selon les militants que tous les Arméniens, en particulier ceux des régions rurales, réalisent l'importance stratégique de leur patrimoine naturel. Encourager des projets qui poussent les locaux à s’investir et à élever la voix dans ce combat collectif est essentiel pour établir une conscience écologique plus forte. Ce n’est qu’à travers cet éveil partagé que l'Arménie pourra inscrire durablement la préservation de l'environnement au cœur des priorités nationales.
Cet engagement est présent sur tout le territoire, à différentes échelles, parfois diffus, mais résolu. Les actions de terrains se multiplient, que ce soit au travers d’associations, de programmes scolaires, d'entreprises ou d’ONG. Même la communauté scientifique élève dernièrement la voix.
“ Les scientifiques ont évidemment de nombreuses requêtes pour le gouvernement : le problème est qu’ils sont divisés en de nombreuses organisations, et les demandes sont alors plus diffuses que si elles étaient proclamées d’une seule voix, cela entrave le poids de leurs revendications. Pourtant le cœur et le but de ces requêtes reste le même.” Lusine Hambaryan.
Des revendications d’une même voix ont pourtant bel et bien lieu, comme nous l’explique Mme Hambaryan, notamment lors des protestations contre les conséquences sur la santé des usines de métallurgie à Syunik, région dans laquelle le taux de maladies rares est bien supérieur au reste de l’Arménie.
Plusieurs solutions, notamment en matière de taxation, sont proposées pour construire une conscience écologique collective. Toutefois, leur efficacité reste incertaine. En effet, le manque de confiance de la population envers les pouvoirs publics, ainsi que l'opacité entourant leurs actions et l'utilisation des financements constituent des obstacles majeurs à l'adhésion des citoyens à de telles initiatives. La clé serait ainsi l’accès à l’information et l’éducation de tous, des plus jeunes comme des adultes, afin d'initier une transition culturelle vers la protection systémique de l’espace naturel et de la santé arménienne.
“ Une meilleure communication des pouvoirs publics, et un rééquilibrage de la balance écologie / économie serait, selon moi, la clé du progrès.” - Lusine Hambaryan.
Face à l'immensité des défis écologiques, la jeunesse arménienne avance avec conviction, traçant des chemins nouveaux où la société hésite encore. Entre solidarité et innovation, elle incarne l’espoir d’un avenir plus durable pour l’Arménie.