Erevan, épicentre de la réflexion sur le crime de génocide

Société
24.12.2024

C’est parmis les odeurs de café et les cravates bien serrées que s’est ouverte, le 12 décembre dernier, la cinquième édition du Forum global contre le crime de génocide. Le musée du Matenadaran, gardien des plus illustres manuscrits et documents d’archives au monde, a vu défiler pour l'ouverture de l'évènement la haute sphère politique arménienne et internationale : du président Vahagn Khachaturyan au ministre des Affaires étrangères Ararat Mirzoyan, en passant par un message d’Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations Unies. 

 

Par Ninon Brenans et Paul Loussot

Plus qu’un simple rendez-vous institutionnel, cet événement constitue un espace privilégié pour repenser la protection des droits humains à l’aune des défis contemporains : il interroge les pratiques professionnelles, soulève des questions inédites et explore des solutions innovantes. Au-delà des débats classiques, il met en lumière des problématiques parfois perçues comme déconnectées du génocide, mais dont l’impact, insidieux, conditionne pourtant l’émergence ou l’endiguement des atrocités de masse. Cette édition s’est interrogée notamment sur les moyens d’améliorer ces mécanismes et de mobiliser les États, les organisations internationales et la société civile dans une réponse concertée face à des risques connus, et toujours plus présents.

 

Une nouvelle compréhension des visages du risque : les pièges invisibles de la prévention des génocides

Sous la forme de “panel”, cinq experts sur les questions de génocides - différents à chaque fois- s’expriment et exposent leur idées chaque session autours d’un thème précis, notamment celui de l’évolution des risques de génocide au fil du temps, et par conséquent de l’évolution nécéssaire de sa prévention. “ Un génocide, ça n’arrive pas en une nuit ”, martèle un intervenant. Il ne s'agit jamais d'un acte spontané, mais d’un processus en crescendo, identifiable par des signes avant-coureurs. Discours de haine, marginalisation d’une minorité, propagande d’État : autant de signaux alarmants qui jalonnent cette montée aux extrêmes. Si ces discours existent en Arménie, notamment dans certains cercles de la société civile, ils restent largement désorganisés et isolés, donc marginaux et moins inquiétants. En revanche, en Azerbaïdjan, ces rhétoriques sont portées par le sommet de l’État, amplifiées par des médias sous contrôle et alimentées par des ressources étatiques, donnant ainsi une grande audience et crédibilité. Ce discours sponsorisé, omniprésent et structuré, menace non seulement la sécurité des Arméniens mais aussi celle de la communauté internationale, tant ses ramifications peuvent déstabiliser des équilibres régionaux fragiles.

À cela s’ajoute un défi contemporain majeur : l’usage des nouvelles technologies. À l’instar des violence sur les Ouïghours en Chine ou l’utilisation de la reconnaissance faciale a été documentée,  ou la manipulation de l’information via les réseaux sociaux, ces nouvelles manières de faire exacerbent ces violences systémiques. Mais ces outils, aussi dangereux soient-ils, peuvent aussi devenir des armes de prévention : grâce à l’OSINT (Open-Source Intelligence), les génocides peuvent être documentés, exposés, même dans les régions les plus hermétiques aux travaux journalistiques. Pourtant, ce qu’expliquent les experts, c'est que la vigilance technologique, si essentielle soit-elle, ne suffit pas. Il faut une mobilisation internationale résolue, à minima pour mettre en lumière ces signaux et briser le silence. Car si un génocide ne survient pas du jour au lendemain, l’inaction, elle, reste le plus puissant de ses complices.

 

L’ONU au banc des accusés : quand les mécanismes d’alerte précoce déraillent

Si lors de l’ouverture, le président Vahagn Khatchaturyan a rappelé que  « Depuis son indépendance et son adhésion aux Nations Unies, la République d’Arménie, en tant qu’État des descendants d’un peuple ayant enduré l’épreuve du génocide arménien, a assumé un rôle de premier plan sur les plateformes multilatérales internationales pour promouvoir les questions de prévention et de sanction des génocides, ainsi que la commémoration des victimes », soulignant ainsi l'importance des organisations internationales comme l’ONU, les panélistes eux ont ajouté un aspect critique dans son succès à empêcher les actions violentes d’arriver. 

 

À l’aube des 20 ans de la "Responsabilité de protéger", instaurée en 2005 par l’ONU pour enrayer les génocides et les crimes contre l’humanité, le bilan reste décevant.

 

Les intervenants ont pointé une réalité glaçante : les mécanismes d'alerte précoce et de prévention existent, mais leur efficacité s’effondre face à des divergences politiques et un manque de volonté claire. Dans un contexte international ou les exemples de génocide ne manquent pas, ce ne sont pas les signes avant-coureurs qui font défaut — discours de haine institutionnalisés, politiques oppressives — mais bien la mise en œuvre d’actions concrètes.

« La solidarité, si elle n’est pas suffisante en soi, reste un strict minimum », ont souligné les intervenants avec insistance. Pourtant, dans une ONU minée par des tensions internes et des intérêts divergents, même ce minimum semble hors d’atteinte. L’écart entre les engagements juridiques des États et la réalité des populations sur le terrain ne cesse de se creuser. Les petits États, comme l’Arménie, ont alors appellé à reconsolider une action collective. Ces voix marginalisées, une fois unies, pourraient faire émerger une alternative, au-delà des blocages de la realpolitik, et faire pression sur la loyauté politique aux engagements pris.

« La différence est flagrante entre les efforts mis en place pour lutter contre le crime de génocide, les mécanisme de repérages crées, les recherches, les travaux des Comités d’études et j’en passe, et leur innéficacité quand la volonté politique ne les accompagne pas. Cet écart existe ; et il devient urgent de l’outrepasser » a résumé Elisabeth Pramendorfer, représentante du Global Center for the Responsability to Protect. 

 

Construire l’avenir : vers une coopération mondiale contre les atrocités

Mais outre la critique, chaque intervenant - ou presque - a mit le doigt sur des axes d’améliorations, des processus à améliorer, des feuilles de route à adopter pour toujours rendre plus efficiente l’action collective internationale contre le spectre du génocide. C’est en s’extrayant des silos habituels des droits humains que cette lutte peut véritablement embrasser la complexité du défi : intégrer pleinement la sphère de la sécurité et de la paix. Protéger les populations ne peut se réduire à des déclarations d’intention ; il s’agit de graver cette obligation dans le marbre législatif, d’instaurer des cadres robustes qui garantissent les droits et la sécurité des minorités.

 

Ce n’est pas seulement une question de réparation ou de réponse après coup, mais d’un travail anticipatoire, parfois invisible, qui assure qu’en temps de paix, les racines de la violence soient déjà extirpées.

 

La prévention, martelée comme un devoir d’État, trouve sa force dans ce paradoxe : c’est précisément lorsqu’aucun danger n’est apparent qu’il faut agir avec la plus grande vigilance, et lorsque les populations minoritaires ne sont pas menacées qu’il faut instaurer un cadre intangible de protection. Loin d’être un vœu pieux, cette approche pourrait devenir un modèle de coopération mondiale, où chaque nation, grande ou petite, participe activement à un effort commun pour rendre impossible l’impensable. Une manière de repenser l’architecture internationale non pas comme un ensemble fragmenté d’actions, mais comme un édifice solidement construit, où l’éthique et la politique ne se contentent plus de coexister, mais avancent main dans la main.