Au sein d’un groupe ou d’une communauté, l’élite est l’ensemble des individus considérés comme les meilleurs, les plus dignes d’être choisis, les plus remarquables par leur qualité. Telle est la définition première de ce qu’est une élite. S’applique-t-elle au cas arménien ?
Par Tigrane Yegavian (Civilnet)
À l’aune des bouleversements et des tragédies qui s’abattent en cascade sur le sol arménien et par ricochet dans les communautés de la diaspora, nous avons perdu de vue la notion d’élites à tous les niveaux de la vie publique : politique, intellectuelle, spirituelle….
Là où le sentiment de sursaut, de réveil national, de sens des responsabilités devait prédominer, nous assistons depuis bientôt quatre ans à une inexorable déliquescence. L’absence de remise en question, d’auto critique, la discorde, les divisions minent partout jusque dans les familles. Le niveau du personnel politique, toutes tendances confondues, a atteint une médiocrité abyssale. La société est accablée. Les coups s’accumulent, l’idée de se réveiller avec chaque matin l’annonce d’une nouvelle insupportable. Elle a perdu sa capacité de discernement ; quand certains choisissent la fuite pour ne pas avoir à affronter le réel, d’autres préfèrent demeurer dans le déni. Le dernier épisode du Tavush et les justifications du Premier ministre dans son discours du 24 mai ne rassurent guère une opinion frappée d’atonie, qui ne trouve aucune réponse concrète dans la communication du chef de l’État.
Des défis existentiels à relever
Faut-il à chaque fois le répéter ? L’Arménie ne peut compter que sur elle-même et ses propres ressources. L’axe panturquiste poursuit sa tactique du salami, en grignotant toujours plus de territoires arméniens et en rendant moins viable toute idée d’un État nation arménien souverain et maître de son destin. La Russie s’est, dans le contexte actuel, alignée sur Bakou, et continue de trouver des excuses à tous les agissements de l’Azerbaïdjan après le nettoyage ethnique de septembre dernier.
Le gouvernement arménien cherche des alternatives pour former une nouvelle architecture de sécurité encore trop bancale pour remplacer la trop forte dépendance économique et géostratégique vis-à-vis de Moscou.
Pour couronner le tout, l’Union européenne, les Etats-Unis font savoir en filigrane qu’ils n’interviendront pas pour protéger l’Arménie si cette dernière est à nouveau agressée. Leur politique consiste en grande partie à encourager le départ des Russes en l’échange d’une humiliante aide humanitaire, à inciter les Arméniens à s’entendre avec les Turcs, leurs alliés dans la région, au prix du renoncement aux fondamentaux de la question arménienne. L’unique démocratie de la région peut se bercer d’illusions, cela ne changera pas grand-chose dans l’équilibre des forces.
Identifier les pays pourvoyeurs de sécurité, ou des partenaires potentiellement stratégiques, à l’image de la France et de l’Inde, en moindre mesure des Émirats arabes unis, de la Grèce et de l’Égypte, demeure une priorité. Mais aussi intense que soit cette coopération, elle ne palliera pas l’absence de pensée stratégique ni résoudra les problèmes existentiels que confronte l’Arménie.
À quoi devrait ressembler la feuille de route ?
Dans ce contexte, l’Arménie ne peut pas se payer le luxe de la division. La dialectique mortifère et primitive qui divise la société entre « traîtres » et « patriotes », traduit en l’essence l’absence de culture étatique et de souveraineté. Reste la recherche d’un dénominateur commun. Que peut-il bien être si même la question de la mémoire du génocide de 1915 ne fait plus consensus ?!
La diaspora subit un effondrement cognitif. Ses élites ne sont pas structurées autour d’un projet. Elles répliquent à la petite échelle des communautés locales la polarisation d’une Arménie exsangue.
Les partis politiques dits traditionnels se sont transformés en coquille vide. Leur anachronisme entretient l’hypothèse d’une mort cérébrale et d’un repli communautaire accéléré. Dans cette optique, la quête de sens devient une préoccupation majeure pour la jeunesse qui ne se reconnaît pas dans des structures fossilisées que leurs aînés leur ont laissées en héritage.
L’Église n’a pas opéré sa mue après la sortie du soviétisme. Pour la plupart, sa mission consiste à ériger des bâtiments sans âmes, entretenir un discours nationaliste et un catéchisme dogmatique dans le meilleur des cas, ou bien sombrer dans la tentation du matérialisme et de la corruption des esprits.
Vidés souvent de toute essence spirituelle, les dirigeants de cette Église, que d’aucun confondent parfois à une multinationale, ont échoué à rapprocher les deux poumons du monde arménien pour une raison simple : il n’existe pas de pastorale digne de ce nom. Il n’existe pas de théologie contextuelle adaptée à la situation de l’Arménie en guerre, de la tragédie de l’Artsakh d’une part ; et d’une théologie de l’exil, une réponse divine à la situation diasporique.
N’ayons pas peur de se l’avouer, depuis cent ans, la diaspora est partie pour durer en dépit de l’assimilation. Comment expliquer dès lors que ni l’Église arménienne, ni les partis politiques arméniens ne se désintéressent totalement, à quelques exceptions près, dans leurs programmes à ce réservoir démographique, intellectuel et tout économique que représente la diaspora ?
Օn en vient à la feuille de route que devrait porter Mgr. Bagrat si ce dernier réussit son pari périlleux. Rassembler les forces vives de la nation dans une perspective non pas nationaliste mais humaniste. Veiller à éviter toute confrontation frontale avec un pouvoir aux abois dont la gestion de crise l’empêche de se projeter dans un futur immédiat.
Changer de paradigme en renonçant au mensonge d’un discours faussement unitaire. La nation arménienne est divisée, la première tâche consiste à le reconnaître pour ériger un projet commun. Ce projet est censé aboutir à une prise de conscience salutaire. L’Arménie a un problème de ressources. Les ressources humaines ne suffisent pas, il existe des structures mais elles sont vidées de leur substance. Dans la diaspora ces ressources existent, certaines sont disponibles, mais il n’existe pas de structures pour les fédérer.
Tel pourrait être le premier dénominateur commun, replacer l’humain au cœur de la dynamique de renouveau en ayant en tête que sans idéal de transcendance, l’entreprise sera vaine.
On l’aura compris, les hommes providentiels n’existent pas. Mais la somme des volontés réunies autour d’un idéal peuvent faire déplacer les montagnes.