Salwa Nacouzi dirige depuis septembre 2022, l'Université française en Arménie (UFAR). Docteur en histoire américaine et professeur à l'Université de Poitiers, elle a également enseigné à l'Université de Californie, à Davis, ainsi qu'à l'Université d'État de Louisiane.
Conférencière régulièrement invitée des grande universités européenne, Salwa Nacouzi a travaillé en Irak, en Jordanie et au Liban avant de s'installer en Arménie.
Au cours d'une conversation avec nos confrères de Mediamax, la rectrice de l'UFAR a partagé ses impressions sur l'Arménie, parlé des programmes mis en œuvre et évoqué, bien sûr, sa stratégie pour l'avenir.
Madame Nacouzi, vous avez parcouru un long chemin avant de prendre la direction de l'Université française en Arménie. Vous avez aussi beaucoup voyagé pour votre travail.
- Oui, je vais essayer de ne revenir que sur les activités de ces dernières années. J'ai vécu quatre ans en Irak où j'ai travaillé à l'Ambassade de France, à Bagdad, en tant que conseillère sur la coopération et les questions culturelles pour promouvoir le développement de l'enseignement supérieur du français. Avant cela, j'ai travaillé trois ans en Jordanie, toujours à l'Ambassade de France, en tant qu'attachée dans le domaine de l'enseignement supérieur. Avant cela encore, j'ai passé quatre ans au Liban ou je gérais le bureau Moyen-Orient de l'Agence Universitaire de la Francophonie. Plus d'un millier d'universités sont membres de ce bureau. J'ai également vécu et travaillé en Belgique pendant un an.
Parallèlement à tout cela, j'ai été et continue d'être maître de conférences à l'Université française de Poitiers. Pour résumer, j'ai toujours travaillé dans le domaine de l'éducation, et aujourd'hui, ce long voyage m'amène ici en Arménie, au sein de l'Université française pour une expérience très intéressante avec des tas de gens formidables autour de moi.
Lorsque vous êtes arrivée en Arménie il y a bientôt un an, était-ce votre première visite ? Quelles ont été vos impressions ?
- C'était ma première visite, mais je n'ai ressenti ni surprise ni choc, car avant cela j'avais déjà beaucoup de contacts avec des Arméniens, notamment au Liban. J'ai d'ailleurs plus de connaissances libano-arméniennes que franco-arméniennes [sourires – ndlr]. Erevan, la capitale, est très intéressante et que l'on vienne du Moyen-Orient ou d'Europe, on y ressent un sentiment inexplicable de confort et de tranquillité. Malheureusement, je n'ai pas encore beaucoup voyagé dans les régions, mais je me sens ici chez moi. J'ai essayé d'apprendre l'arménien, une langue très difficile, et malheureusement, je ne peux consacrer suffisamment de temps à prendre régulièrement des cours.
Un an plus tard, quel est votre sentiment ? Qu'avez-vous découvert du pays, de ses gens, de vos élèves ?
- Oh, mes élèves, je les aime beaucoup [sourires – ndlr]. J'ai remarqué que cette génération fait preuve d'une grande ouverture d'esprit, et en Arménie elle est plus courageuse que dans d'autres pays. Ils sont capables d'affronter les difficultés, de les surmonter, de trouver des solutions… L'environnement y contribue, probablement. Parallèlement, ils sont également extrêmement talentueux. La culture fait partie de leur vie, sans doute grâce au cadre familial. En plus de leurs études, beaucoup pratiquent la musique, la danse, les échecs et de manière très suivie. Cela me fascine. Être si proche de la culture, en faire partie, c'est presqu'une tradition finalement, dans les familles arméniennes.
Aujourd'hui, vous dirigez l'une des meilleures universités d'Arménie, quels programmes ont été mis en œuvre au cours de cette année universitaire et quelles nouveautés pour la rentrée prochaine ?
- L'Université française en Arménie est vraiment l'une des meilleures, mais je n'aime pas en parler moi-même, car je pense qu'il faut être critique envers soi-même, continuer à grandir et à s'améliorer. Mais, bien sûr, j'apprécie toujours que les autres disent que nous sommes les meilleurs (rires - ndlr) .
Aujourd'hui, nous essayons de faire en sorte que l'UFAR soit en phase avec les changements et les innovations qui ont lieu dans le domaine de l'éducation à travers le monde.
En 2018, le département de mathématiques appliquées et d'informatique a été ouvert à l'université, aujourd'hui nous proposons également un programme de maîtrise dans le domaine de l'intelligence artificielle. Dans un futur proche, nous allons également développer des formations dans le domaine de la cybersécurité. Pour cette dernière spécialité, nous ne développerons pas un programme de licence ou de master, mais une formation courte, en anglais et destinée aux spécialistes du domaine. L'organisation de tels cours à l'université est aujourd'hui l'une des tendances dans le domaine de l'enseignement supérieur, un facteur capital pour l'apprentissage en continu.
Le principe numéro un de l'enseignement supérieur aujourd'hui devrait être "continuer à apprendre". Il n'est pas possible d'obtenir le baccalauréat et de penser que "l'affaire est faite", d'avoir une maîtrise et d'en être satisfait. Après être entré sur le marché du travail, il faut suivre de nouvelles formations, un nouveau cursus, chaque année ! Il y a tellement d'innovations aujourd'hui, tout évolue tellement vite qu'il faut sans cesse apprendre, sans quoi, à un moment ou à un autre, vous serez laissé sur le bord de la route.
Afin justement d'apporter des connaissances toujours en phase avec l'évolution du monde, nous échangeons régulièrement sur la constitution des curricula d'informatique et de mathématiques appliquées avec leurs bénéficiaires potentiels et les ministères concernés. L'an prochain, nous ferons de même avec d'autres ministères. Cependant, il y a une subtilité ici : nous sommes continuellement à l'écoute du marché du travail et ne nous contentons pas d'identifier les connaissances qu'il réclame aujourd'hui. Ses besoins changent constamment : aujourd'hui il a besoin de ce spécialiste, demain d'un autre spécialiste dans un tout autre domaine. Il n'est pas possible de former un spécialiste qualifié et polyvalent en satisfaisant seulement à ces besoins "ponctuels". L'UFAR veut former des professionnels efficaces qui sauront aussi faire face aux imprévus, aux changements de stratégie, capables de s'adapter aux nouvelles évolutions, de résoudre des problèmes, de travailler en équipe et de savoir naviguer dans les situations d'urgence. Il s'agit de compétences "non techniques" sur lesquelles nous intervenons et cherchons à développer.
Tout d'abord, nous devons comprendre comment éduquer les jeunes pour qu'ils ne soient pas effrayes par l'innovation et la remise en cause. On ne peut pas former aujourd'hui un spécialiste qui sera certainement sollicité dans dix jours sur telle ou telle autre compétence, tout change tous les jours. Le mieux que nous puissions faire est de former des diplômés capables de faire face à n'importe quelle situation.
Vous avez mentionné que le secteur de l'éducation évolue très rapidement. Comment voyez-vous l'UFAR dans quelques années ?
- L'avenir de l'Université française en Arménie doit être discuté dans le cadre de l'avenir des universités en général, tant en Arménie que dans le monde. Aujourd'hui, beaucoup d'universités se demandent à quoi ressemblera l'enseignement supérieur dans cinq ou dix ans. Nous devrions soulever la même question en Arménie. On parle beaucoup d'intelligence artificielle, et les universités doivent comprendre comment elles vont pouvoir interagir avec cette technologie. Nous contrôlions les machines et aujourd'hui, les machines peuvent nous contrôler. Bien sûr, elles peuvent nous aider, mais en même temps, nous devons faire preuve de prudence.
Il est important que les élèves continuent à penser de manière indépendante malgré un environnement où il est possible d'obtenir des réponses à de nombreuses questions en appuyant simplement sur un bouton. Cela peut menacer l'existence de la pensée théorique.
J'avais l'habitude de mémoriser des centaines de numéros de téléphone, maintenant je ne pourrais plus me souvenir d'un seul. Cela semble sans importance, pourquoi s'en rappeler si votre téléphone peut le faire à votre place ? Il ne faut pas oublier que c'est un très bon exercice pour le cerveau. À l'ère des technologies innovantes, nous devons nous assurer que nos étudiants continuent d'être des penseurs créatifs et indépendants. C'est un grand défi partout dans le monde, et l'Arménie peut suivre l'exemple d'autres universités qui font déjà face à ce problème. Je pense que dans cinq ou dix ans, nous n'aurons plus les mêmes universités qu'aujourd'hui.
Enfin, à propos d'activités moins essentielles, trouvez-vous du temps pour vous reposer ? Où avez-vous été en Arménie ?
- Comme je l'ai dit, malheureusement, j'ai peu voyagé en Arménie. Dans un futur proche, mon mari et moi projetons de nous rendre en région, visiter Gyumri et le Lori. En dehors d'Erevan, j'ai été à Ashtarak, Sevan, Dilijan, à Garni, Geghard et Etchmiadzin. Je serais bien incapable de citer un endroit favori en Arménie, j'aime le pays dans son ensemble. J'aime particulièrement les petites églises, par exemple l'église d'Ashtarak du VIIème siècle.
La nature est magnifique, mais je suis plutôt de la ville. J'adore le centre d'Erevan.
Vous êtes habitués à votre ville, mais essayez de vous promener un jour avec le regard d'un étranger… Vous entendrez de la musique de tous les côtés, vous verrez des fontaines, des gens qui se promènent avec des enfants, une vie culturelle active.
Sans aucun doute, l'avenir de l'Arménie suscite des inquiétudes, il y a une situation tendue à la frontière. Mais je comprends parfaitement ceux qui trouvent encore beaucoup d'occasion de s'amuser et de prendre du plaisir à la vie parce que je sais de ma propre expérience que c'est une façon de se battre. Les gens doivent continuer à vivre, et la vie est le meilleur moyen de s'en sortir.
Source Mediamax - Yana Shakhramanyan - Photos par Emin Aristakesyan