Arts et culture
23.03.2023
Ce samedi 18 mars 2023, le film sur le génocide arménien a reçu le "Grand Prix de Genève" au prestigieux festival FIFDH. Entretien avec sa réalisatrice Inna Sahakyan.
Par Anna Aznaour, notre correspondante à Genève
Pendant les dix jours du Festival international du film de Genève et Forum des droits de l'homme (FIFDH) https://fifdh.org/programme-2023 trois projections du film d'animation documentaire "Aurora’s Sunrise" ont eu lieu. A chaque fois, le public quittait la salle de cinéma en silence, les yeux baissés et choqué. La réalisatrice et co-scénariste du film, Inna Sahakyan, a atteint son objectif : ouvrir les yeux des gens sur la tragédie de son peuple. L'héroïne du film, Aurora Mardiganyan (Arshaluys Martikian), n'a pas besoin de vengeance. Comme elle le déclare elle-même dans le film, elle ne veut que justice pour le million et demi de martyrs arméniens à travers la reconnaissance mondiale de leur génocide. Ce crime impuni commis par l'Empire ottoman entre 1915 et 1922 est toujours nié par la Turquie.
Comment est né "Aurora’s Sunrise" ?
J'ai toujours évité de faire un film sur cette période tragique de notre nation, qui a concerné, directement ou indirectement, la famille de chacun de nous. Ce sujet était donc très émouvant pour moi et j'avais peur de montrer notre peuple comme une victime. Jusqu'au jour où, grâce à la coopération avec l'Institut Zoryan, j'ai pris connaissance de leurs archives de l'histoire orale du génocide arménien. Dans les années 1980, les chercheurs de l'institut ont documenté les témoignages des survivants du génocide arménien. Parmi eux se trouvait l'interview d'Aurora Mardiganyan, décédée en 1994, et dont je savais très peu de choses à l'époque. Le visionnage des entretiens de près de 5 heures avec cette femme incroyablement forte m'a secoué. Ayant traversé les horreurs du génocide, y perdant tous les membres de sa famille, elle avait trouvé la force de survivre à sa douleur à l'écran afin de raconter au monde notre drame et de participer à la campagne caritative visant à soutenir les orphelins arméniens. Sa bravoure et son humanité me fascinaient, et avec notre équipe créative, nous savions que nous devions raconter son histoire au monde.
Quelle a été la partie la plus difficile de ce projet ?
Le projet dans son ensemble s'est heurté à toutes sortes d'obstacles. À commencer par le film hollywoodien, dans lequel Arshaluys jouait elle-même. Arrivée aux États-Unis, elle avait publié son histoire dans les journaux, après quoi son témoignage est paru dans le livre "L'Arménie dévastée: L'histoire d'Aurora Mardiganyan, une fille chrétienne qui a survécu aux grands pogroms". En 1919, un an plus tard, Hollywood en fit un film intitulé "Les Âmes aux enchères", mettant en vedette Arshaluys elle-même. Le film a été un énorme succès et a été projeté partout aux États-Unis et dans d'autres pays, mais avec le temps, il est mystérieusement disparu. Seulement 18 minutes d'épisodes sauvegardés nous sont parvenus. La bobine elle-même a traversé une véritable odyssée. Ses pièces conservées ont été amenées de France en URSS après la Seconde Guerre mondiale et stockées dans les archives sous un nom différent de celui sur la bande. C’est seulement en 1994, après l'effondrement de l'URSS, la recherche a confirmé que les épisodes étaient bien ceux du film « Aurora’s Sunrise ». Dans notre film, nous avons inclus des extraits de la partie conservée du film après leur traitement technique.
Combien de temps a-t-il fallu pour tourner « Aurora’s Sunrise » ?
Plus de 7 ans... Cette période a été interrompue d'abord par le Covid, puis par la guerre d'Artsakh de 44 jours, durant laquelle tous les hommes de notre studio "Bars Media" ont été en première ligne, certains sous le feu direct. Mais tout d'abord, il a fallu beaucoup de temps pour réaliser le format choisi du film, qui combine animation, interviews documentaires d'Arshaluys, parties restaurées du film "Les Âmes aux enchères" et documents d'archives. Le plus difficile a été la mise en œuvre de l'animation, qui donne une occasion unique de réfléchir sur les événements difficiles dans un langage esthétique sans montrer directement la dure réalité. Le financement du projet a également été long et compliqué, réalisé grâce au soutien des centres cinématographiques arméniens et lituaniens, Eurimage, l'Institut Zoryan, la société Arte TV et de nombreuses autres structures culturelles.
Croyez-vous que la Turquie reconnaîtra enfin le génocide arménien ?
La Turquie d'aujourd'hui, non. C'est la société civile de ce pays qui peut changer la situation. Cependant, aujourd'hui, dans cet État, des intellectuels, des artistes, des chercheurs et des défenseurs des droits de l'homme libres d'esprit sont soumis à des pressions politiques. Notre film a été soutenu par la "Plateforme Cinéma Arménie-Turquie" du Golden Apricot, mais la coordinatrice de la partie turque de ce projet, la productrice Çiğdem Mater https://en.m.wikipedia.org/wiki/Çiğdem_Mater est aujourd'hui emprisonnée et condamnée à 18 ans de réclusion. Compte tenu de la politique intérieure et étrangère de la Turquie, aujourd'hui, je ne pense pas qu'il y ait le moindre espoir que cet État ait le courage d'affronter la question de la reconnaissance du génocide arménien.