Andrew Turner, diplomate du parler franc

Arménie francophone
02.09.2024

La mission européenne, le conflit avec l'Azerbaïdjan, la destruction du patrimoine du Karabagh, le génocide, la Turquie… Près d'un an après sa nomination, Andrew Turner, ambassadeur du Canada en Arménie, nous confie dans une interview exclusive son ressenti du contexte actuel de sa mission diplomatique et en dresse le bilan.

Propos recueillis par Olivier Merlet

 

L'ambassadeur nous accueille dans les bureaux de l'ambassade ouverts en octobre 2023 rue Grigor Lusarovitch, juste en face de la mairie d'Erevan et de l'ambassade de France, sur l'autre façade. Les locaux sont encore en travaux : le Canada souhaitait ouvrir l'ambassade le plus rapidement possible plutôt que d'attendre encore plusieurs années pour trouver l'endroit idéal prêt à fonctionner.

 

« Il était très important pour le gouvernement d'ouvrir l'ambassade et de démarrer nos opérations le plus rapidement possible surtout dans le contexte où se trouve l'Arménie en ce moment. Les diplomates permanents sont arrivés dans un premier temps, quant à moi, j'ai dû attendre la création formelle de mes lettres de créance et je suis venu les présenter au mois d'octobre. Notre ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly s'est déplacée dans la foulée pour présider à l'ouverture officielle de l'ambassade.

Lorsque nous avions décidé d'ouvrir l'ambassade, nous ne savions pas que nous serions immédiatement confrontés à la crise de septembre 2023 avec les réfugiés mais je crois finalement qu'il était d'autant plus important d'être là à ce moment-là. Avec la visite de Mélanie Joly que nous avions planifié, nous souhaitions organiser une grande célébration des relations Canada Arménie, mais quelques semaines seulement après le désastre du Nagorno-Kharabagh, nous avons opté pour une cérémonie plus réduite et préféré mettre l'emphase sur notre engagement avec les réfugiés. Nous avons aussi organisé une visite à Jermuk pour que la ministre puisse se rendre de l'occupation des territoires et marquer le soutien du Canada à l'intégrité territoriale de l'Arménie.

Ces derniers mois se sont révélés très chargés mais très fructueux dans l'accomplissement des relations entre le Canada et l'Arménie et l'obtention de résultats très positifs dans toutes sortes de domaines. Notre dossier prioritaire reste la finalisation des travaux d'installation de l'ambassade. Le bureau fonctionne, nous organisons de plus en plus de réunions, nous avons pu lancer certains de nos programmes de soutien aux sociétés civiles et aux ONG et nous bénéficions aussi pour de l'appui d'autres missions comme celle de l'attachée de défense qui est basé à Moscou.

Il reste encore beaucoup de choses à faire, bien sûr, mais l'équipe canadienne est au complet, bien installée, et nous finissons d'embaucher nos employés locaux. Nous prévoyons une équipe totale de 14 personnes avec 5 canadiens et neuf employés locaux. Nos effectifs devraient être au complet dans le courant de cet automne et dès l'année prochaine, nous devrions être en mesure d'offrir tous les services consulaires. Ils sont encore traités aujourd'hui au Consulat honoraire pour lequel nous avons reçu la permission de le maintenir ouvert. Disposer des deux entités dans la même ville n'est pas une situation ordinaire mais nous ne voulions pas que l'ouverture de l'ambassade se traduise par la réduction de nos services consulaires.

Le Canada et l'Arménie entretiennent des relations diplomatiques depuis plus de trente ans, elles étaient gérées régionalement depuis votre représentation diplomatique de Moscou. Pourquoi avoir attendu tout ce temps avant d'ouvrir une ambassade à Erevan ? Qu'est-ce qui a motivé cette décision ?

Du point de vue du ministère des Affaires étrangères et des diplomates comme moi, l'idéal serait que le Canada ait des ambassades dans tous les pays à travers le monde mais les considérations budgétaires interviennent toujours dans la prise de certaines décisions. L'ouverture de l'ambassade résulte d'un enchainement de circonstances qui a véritablement démarré en 2018 avec le changement politique en Arménie et l'adoption des réformes démocratiques. Ils sont en plus survenus à un moment particulier, quelques mois à peine avant le sommet de la Francophonie dont Erevan était l'hôte.

Notre Premier ministre Trudeau et la ministre Mélanie Joly qui était alors en charge de la Francophonie sont venus ici et ont pu constater directement de leurs yeux, les efforts qui étaient entrepris sur la voie démocratique. L'impression était très bonne et à partir de ce moment, le Canada n'a cessé de se poser la question de savoir de quelle façon il pouvait aider à cette transition démocratique. La guerre de 2020 et l'apparition de nouveaux défis et de nouveaux dangers pour l'Arménie ont ensuite renforcé le désir du Canada de jouer un rôle encore plus actif pour la soutenir. Nous avons donc mandaté l'envoyé spécial du Premier ministre pour l'Europe, Stéphane Dion, pour mener une étude à ce sujet. Il est venu ici en personne et son rapport a présenté plusieurs recommandations dont l'ouverture de l'ambassade.

Conjointement, suite à la décision du gouvernement de la Russie d'envahir l'Ukraine en 2022, les relations entre le Canada et la Russie ont diminué et sont devenues plus difficiles. À tel point que même des procédures de base comme l'obtention des visas pour les diplomates sont devenus très compliquées. Les capacités de notre ambassade à Moscou à gérer nos relations avec l'Arménie ou l'Ouzbékistan en plus de la Russie devenait de plus en plus difficile, la solution historique ne fonctionnait plus et d'un autre côté, il y avait toutes ces bonnes raisons pour développer et renforcer nos relations avec l'Arménie. Cela a constitué l'élément déclencheur qui a poussé la ministre Joly à faire l'annonce de l'ouverture en 2022.

Vous-même êtes donc arrivés en octobre 2023, au moment même où le Canada intégrait la mission européenne d'observation en Arménie…

Avec l'ouverture de l'ambassade, l'annonce de l'aide humanitaire pour les réfugiés, la participation du Canada à la mission des observateurs européens est un autre exemple de nous voulions pouvoir faire pour aider l'Arménie. Nous avions déjà eu ce type de coopération entre le Canada et l'Union européenne dans d'autres pays, en Irak par exemple, et nous avons ce désir commun d'aider l'Arménie, de démontrer son soutien par la communauté internationale.

De façon très pratique, la présence des observateurs sur la frontière nous permet de disposer de toutes les informations nécessaires pour s'assurer, justement, qu'il n'y a pas de tentative de désinformation, par la Russie ou qui que ce soit, ou tout simplement, de mauvaise communication. Cette mission est incroyablement utile et il était logique pour le Canada de demander à y participer.

Il y a d'abord eu un signal politique avec des discussions entre le Haut-représentant Borel et la ministre Joly, puis le processus bureaucratique s'en est suivi. Il nécessitait un accord des 27 pour permettre à des pays non membres de participer, de décider ensuite de la position qui leur serait ouverte et enfin quel candidat serait retenu pour cette position. Ici, il s'agit d'une mission civile, l'observateur canadien est spécialiste dans les mesures de confiance en charge de trouver des mécanismes pour instaurer un dialogue entre les deux côtés

Un agent de liaison, en quelques sortes ?

Il ne s'agit pas encore de "liaison" mais cela pourrait peut-être le devenir s'il y avait plus de coopération. Cela dépendra de ce que décide de faire Bakou dans ce domaine. Je dirais qu'il s'agit plutôt pour l'instant de créer les fondations de ce qui pourrait se développer dans cette direction dans l'avenir. Et cela démontre bien qu'il n'y a aucune intention "anti-Azerbaïdjan" dans le caractère de cette mission dont le but est d'aider les deux côtés à trouver une solution permanente qui facilite l'accord de paix. La rhétorique négative que l'on entend parfois de la part de l'Azerbaïdjan ou de la Russie est totalement infondée. Ce sont des civils, sans armes, et même si leur seul rôle consiste seulement à observer ce qui se passe, nous essayons de trouver des possibilités pour encourager le dialogue. S'ils se montraient prêts à répondre, la mission assumerait volontiers ce rôle de liaison.

Jusqu’à présent, Bakou n'a eu de cesse de contester l'utilité du déploiement de la mission européenne en Arménie et s'est toujours opposé à la présence d'observateurs étrangers sur son sol. Pensez-vous que ce soit possible ?

Ce doit être une décision de Bakou. Je crois que s'il y avait un accord ou un désir, je suis certain que la communauté internationale serait prête à y répondre C'est une décision qui relève de l'Azerbaïdjan, il n'y a aucune intention d'essayer de forcer quoi que ce soit. C'est encore une raison très claire pour laquelle la mission européenne ici en Arménie ne saurait constituer aucune menace. La mission est là à la demande de l'Arménie, avec sa permission et son accord.

Nous essayons avec la communauté internationale, la communauté européenne et plus largement encore, nous soutenons tous les efforts de l'Union européenne, des États-Unis, toute médiation pour encourager le dialogue entre les deux parties afin qu'elles puissent résoudre le conflit et trouver une façon de conclure un accord de paix. Malheureusement, nous n'y avons pas encore assisté, les discussions qui se sont tenues en Angleterre au mois de Juillet ont de nouveau montré qu'il n'était pas possible de trouver un accord.

Mais c'est un projet à long terme : le conflit a duré une trentaine d'années, si cette réunion n'a pu aboutir, nous attendons la suivante. Il y a toujours des moments de progrès et des moments d'échec.

Est-ce que ce moment, justement, à la veille de la Cop 29 de Bakou au mois de novembre, ne serait pas particulièrement bien choisi pour faire pression sur l'Azerbaïdjan et qu'il mette en place, de l'autre côté, un mécanisme qui réponde à cette mission d'observation ?

 Je ne suis pas au courant d'efforts de qui que ce soit pour presser Bakou à accepter une mission étrangère sur le sol de l'Azerbaïdjan. Ce que l'on a vu en revanche, c'est la suggestion de l'Arménie d'établir un mécanisme bilatéral d'investigation de tout incident aux frontières. Je crois que ce serait vraiment très utile pour que les deux côtés prennent confiance et cela représenterait une réponse bilatérale et commune de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan, sans question d'une présence internationale dont Bakou a clairement dit qu'il ne voulait pas. Ils ont même congédié les forces russes qui étaient là depuis le cessez le feu [de novembre 2020, NDLR].

Ce n'est pas au Canada ou à n'importe quel pays de dire comment gérer les choses. Ce que nous voulons faire c'est offrir le soutien et le support pour aider. Si Bakou décidait qu'il serait utile d'accepter une présence internationale de l'ONU ou de l'OSCE, on pourrait certainement trouver les mécanismes pour l'aider mais encore une fois, ce serait sa décision. Je n'ai pas constaté d'évidence qui aille en ce sens pour le moment. La proposition d'Erevan pour un mécanisme d'investigation conjoint est une très bonne idée qui réduit la possibilité d'erreur, de rumeur et de désinformation. Erevan a plusieurs fois répété son offre, on verra ce que décide Bakou.

Bakou ne semble pas vouloir y répondre et au sujet de la participation internationale, demande même à Erevan la résiliation conjointe des activités du Groupe de Minsk de l'OSCE. En tant que membre de cette organisation, comment le Canada perçoit-il cette exigence ? Quelle est aujourd'hui l'utilité du Groupe de Minsk s'il en a encore une ?

Si les deux parties se mettent d'accord pour procéder avec un mécanisme plutôt qu'un autre, nous ne sommes absolument pas plus en faveur de l'OSCE que de l'ONU ou des discussions bilatérales, à partir du moment où les deux côtés sont d'accord.Étant donné les difficultés externes des relations entre les trois co-présidents dus à l'invasion russe en Ukraine, il est effectivement plus difficile de travailler. Si par ailleurs les deux côtés n'ont pas confiance dans ce mécanisme, son utilité est réduite. Mais quoi qu'il en soit, le groupe de Minsk il a le mérite d'exister et il est porteur du mandat de la communauté internationale. Sa résiliation n'est possible qu'a la demande conjointe des deux pays. 

Du point de vue de l'Arménie, je crois que l'idée de sa création était de le faire durer le temps que le conflit soit réglé. Le conflit n'est pas encore réglé et il y a une certaine logique à vouloir le maintenir. Si l'on peut signer un accord de paix, au moment où l'on pourra dire que le travail est fini, "mission accomplie", il sera sans doute plus facile de discuter de sa dissolution. D'ici-là, si l'un des côtés trouve que l'OSCE est utile, il vaut mieux qu'il continue sa mission. Si les deux parties préfèrent se concentrer sur la médiation de l'Union européenne ou des États-Unis plus qu'avec l'OSCE, la préférence du Canada se portera sur le format qui est le plus de chances de succès.

Vous avez parlé tout à l'heure des services à votre ambassade d'un attaché de défense basé à Moscou. Le Canada et l'Arménie entretiennent-ils une coopération militaire ?

Oui. Pour les raisons de travaux que j'évoquais tout a l'heure, nous n'avons pas encore assez de place pour disposer localement de tous nos programmes. L'attaché de défense est une personne basée à Moscou qui bénéficie d'un mandat régional pour le Caucase et l'Asie centrale. Nous avons déjà eu sa visite ainsi que celle de son adjoint à plusieurs reprises et avons pu organiser de bonnes discussions avec les forces militaires arméniennes. Notre gendarmerie canadienne a également fait le déplacement pour s'entretenir avec les forces de sécurité en vue de leur fournir un entraînement spécifique.

Du même type que celui que vous avez offert aux soldats ukrainiens ?

 La mission ukrainienne était différente, le programme était beaucoup plus large. Il s'agissait de la formation de centaines de soldats ukrainiens, des milliers au fur et à mesure des années. Nous n'avons pas encore de programme de ce niveau pour l'Arménie mais depuis que nous avons ouvert l'ambassade, nous trouvons des mécanismes pour accroître la coopération militaire et le nombre de soldats arméniens formés ou qui participent à la formation internationale offerte par le Canada.

La police en était un exemple mais nous travaillons aussi beaucoup à la gestion de la sécurité. Chaque année le Canada organise le "Halifax international Security forum" où nous invitons les ministres et les vices ministres davantage que les militaires. Au printemps, nous avons également reçu notre ambassadrice, Jacqueline O'Neill, pour le programme "Femmes paix et sécurité. Nous avons eu dans ce cadre des discussions spécifiques avec le ministère de la Défense, celui des Affaires étrangères, avec la société civile et d'autres interlocuteurs en termes de bénéfices d'une formation concernant le rôle des femmes dans les forces armées, la gestion de la sécurité et les négociations de paix. C'est également un domaine où nous pouvons accroître notre coopération et je crois c'est un exemple très important parce que l'Arménie est vraiment le pays dans toute la région qui a démontré le plus de leadership en ce sens.

Cela démontre non seulement de ses capacités militaires mais aussi des valeurs, européennes ou canadiennes, sur lesquelles nous sommes en accord. Non seulement sur les questions politiques ou de démocratie mais aussi sur les questions d'égalité entre les genres ainsi que l'importance des droits de la personne. Malheureusement, il existe dans la région plusieurs pays dont on ne peut pas dire la même chose et le fait que l'Arménie mette l'emphase sur ce point motive encore plus notre souhait de coopération militaire et sécuritaire et renforce les liens entre le Canada, l'Union européenne, les États-Unis, l'Ouest en général en tant que pays démocratique.

Parlons donc de ces liens humains entre le Canada et l'Arménie. Les chiffres habituellement repris comptent environ 60 000 ressortissants d'origine arménienne établis au Canada. Dans un pays où l'immigration est très choisie, ce n'est pas insignifiant. Peut-on dresser un portrait de cette communauté arménienne du Canada ? Dans quelles activités retrouve-t-on les Arméniens du Canada ?

On pense en fait que c'est encore plus : près de 100 000 si l'on compte ceux d'origine arménienne arrivées de Syrie. Sur une population de 40 millions d'habitants, 60 à 100 000 personnes n'est peut-être pas si important mais ce n'est pas si petit. C'est une communauté très active, très organisée, qui joue un rôle très important dans tous les domaines au Canada que ce soit culturel, économique, politique ou dans les affaires. La communauté arménienne canadienne a également beaucoup compté dans la décision d'ouvrir cette ambassade.

Le Canada a toujours été un pays ouvert un pays qui embrasse le pluralisme. L'histoire même de nos origines est à cette image avec les anglophones, les francophones et les peuples autochtones qui ont créé une culture politique du « travailler ensemble », de recherche des compromis, d'assurer que chacun puisse maintenir ses valeurs et ses principes en trouvant la bonne façon de travailler ensemble. Je crois que c'est un modèle vraiment utile qui a produit des résultats qui font du Canada un pays très accueillant, attrayant et attractif, oui certainement. C'est loin d'être parfait : comme tous les pays, nous avons nos problèmes mais si vous faites la comparaison entre le Canada et d'autres parties du monde, nous avons de très bons résultats.

J'en suis d'ailleurs convaincu de manière très personnelle au travers de l'histoire de ma propre famille. Mes parents sont tous les deux Britanniques. Mon père est Anglais, ma mère est Écossaise, ils ont immigré au Canada dans les années 1970. Je suis le premier membre de ma famille né au Canada et aujourd'hui, je suis ambassadeur. On me fait confiance pour représenter le pays. J'ai même des collègues qui sont arrivés au Canada comme réfugiés et qui comme moi servent aujourd'hui en tant qu'ambassadeurs. Dans plusieurs pays du monde, si l'on ne vient pas de la bonne famille depuis des générations, si l'on n'a pas fréquenté certaines écoles, la carrière diplomatique est impossible. Même avec ses difficultés, en particulier pour les peuples autochtones, il y a beaucoup de succès dont le Canada peut être fier.

Les Canadiens arméniens y ont aussi contribué. Un grand nombre de personnes est arrivé après le génocide, on a eu une autre vague après l'indépendance, à la chute de l'Union soviétique et plus récemment, tout comme l'Arménie elle-même, le Canada a accueilli beaucoup de réfugiés de la guerre civile en Syrie dont un bon nombre d'Arméniens. Cela fait donc plus d'une centaine d'années que la communauté est bien établie, les anciens ont pu aider les nouveaux arrivants qui se sont à leur tour très bien intégrés. Comme on le voit à travers le monde, le sens de la communauté est très important pour les Arméniens.

À Montréal et à Toronto qui sont les deux grands pôles où se concentrent la majorité de la population arménienne canadienne, j'ai eu la chance de visiter des écoles, des centres communautaires, des églises et l'on voit qu'ils sont très actifs pour se soutenir mutuellement. C'est une raison pour laquelle cette communauté s'illustre dans tous les aspects de la vie du Canada. Il y a des Arméniens canadiens au Parlement, dans les affaires, dans les centres culturels, des personnalités fameuses comme Youssouf Karch le grand photographe, Atom Egoyan, le cinéaste, dont on vient d'ailleurs d'avoir eu la visite, ici à Erevan, pour le "Golden Apricot festival". C'est vraiment incroyable de voir tous ces « académiques » arméniens.

Vous parlez d'églises et de personnalités arméniennes du Canada. L'archevêque Bagrat Galstyan a résidé dix ans à Montréal. Avez-vous eu l'occasion de le rencontrer ?

C'est effectivement quelqu'un qui a vécu très longtemps au Canada. Je l'ai rencontré plusieurs fois et c'est lui qui m'a marié par exemple. Il a fait beaucoup de choses pour la communauté et il est bien connu. Réciproquement c'est une des personnes en Arménie qui connaît le mieux le Canada, c'est à ce titre qu'il était l'un des invités lors de l'ouverture de l'ambassade en octobre. Cela facilite les relations d'avoir des gens comme lui qui ont ces liens avec le Canada, cette expérience et ces connaissances. Je n'ai pas eu la chance de le voir depuis qu'il s'est impliqué dans la politique domestique, d'autant que nous ne sommes pas ici pour nous mêler des affaires intérieures.

À l'inverse maintenant : la communauté canadienne ici, en Arménie, quelle est-elle ? Combien de personnes compte-t-elle ?

 Je ne suis pas encore certain des chiffres exacts du fait que les informations consulaires étaient auparavant gérées depuis l'ambassade de Moscou. Peu de gens jugeaient utiles de venir s'inscrire au consulat. Nous avions certaines statistiques en termes de renouvellement des passeports ou au travers de contacts personnels, de participation à des réunions, mais certainement, des centaines de personnes, Arméniens canadiens pour la majorité, vivent à Erevan.

C'est une présence vraiment active et visible : il y a des gens qui travaillent au sein du gouvernement, d'autres dans le secteur privé, dans les affaires. L'exemple qui me fait toujours sourire un peu est ce couple d'Arméniens canadiens qui a ouvert un restaurant de "poutine" [spécialité québécoise de frites et de fromage fondu, NDLR]. Ils sont venus du Canada vivre en Arménie parce qu'ils voulaient contribuer à leur pays mais ils disent qu'une chose leur manque beaucoup du Québec, c'est la "poutine" ! Alors ils ont décidé d'ouvrir ce restaurant qui est juste un exemple très particulier des liens qui peuvent exister entre les deux pays. Et maintenant, toute la communauté canadienne va là-bas pour prendre la poutine. Ce sont des petites choses comme cela que je n'aurais jamais pensé pouvoir trouver en Arménie avant de venir et je sais que c'est très important.

Investissements, entreprises ?

Comparé à d'autres pays, c'est encore limité, mais ils augmentent de plus en plus. L'an dernier les échanges commerciaux s'élevaient à environ 25 millions de dollars mais pour le premier quart de l'année, depuis qu'on a ouvert l'ambassade, ils se sont accrus de plus de 10 %. Nous avons organisé une première mission commerciale au printemps dernier avec 6 sociétés de secteurs différents. Des contrats ont été signés dans le domaine de l'agriculture et de la production alimentaire et nous avons eu de nombreuses discussions dans les domaines de l'éducation, des TIC, notre spécialité (Technologies de l'information et de la communication, NDLR), les mines, la "cleantech"…

Il existe beaucoup de possibilités d'accroître la coopération économique entre les deux pays. La difficulté, dans le passé, c'était surtout l'éloignement et la petite taille du marché commercial de l'Arménie, surtout en comparaison avec les États-Unis qui sont à nos portes. Les professionnels ne s'y intéressaient pas beaucoup. Maintenant que l'ambassade est là, c'est beaucoup plus facile. Les relations se développent, nous sommes au courant des opportunités, nous pouvons organiser des discussions, les entreprises canadiennes pensent à l'Arménie et elles peuvent s'adresser à nous pour étudier le marché. D'un autre côté, il est très important que le gouvernement de l'Arménie poursuive ses propres réformes destinées à favoriser l'investissement et le commerce international qui peut être très changeant en fonction de l'intérêt des marches.

Et la culture ? La francophonie ?

La francophonie représente toujours un des grands points de notre identité diplomatique, et nous essayons toujours de la promouvoir. C'est toujours plus facile de nous installer dans un pays qui y attache également un grand intérêt. La Francophonie est clairement une priorité pour l'Arménie. De nombreux pays organisent la journée de la Francophonie, ici, la saison de la Francophonie dure plusieurs mois avec toutes sortes d'activités auxquelles le Canada participe activement. Cette année, nous avons présenté un film, accueilli des musiciens canadiens, des pianistes, en partenariat avec l'ambassade de France. Les analyses ont montré une forte participation à tous ces événements, un vrai succès, grâce aussi au rôle de l'ambassadeur de Belgique et au soutien actif du gouvernement arménien.

C'est un beau résultat qui va encore se prolonger lorsque l'Arménie recevra les Jeux de la Francophonie en 2027. Il démontre encore cette priorité qui est d'une grande importance pour des pays bilingues comme le Canada. Dans les prochains mois, nous organiserons de nouveaux échanges culturels dans le domaine du théâtre, nous sommes aussi en discussion sur des programmes de coopération entre l'université d'Erevan et celle de Laval à Québec, et bien sûr, comme tous les ans, nous participerons aux célébrations de la Francophonie avec des activités spécifiques, des films, des musiciens… Ce n'est pas encore planifié, on verra.

Nos budgets culturels sont limités et peut-être pas comparables à ceux de la France, par exemple, mais le fait de disposer d'une ambassade ici, encore une fois, facilite bien les liens et les contacts. Elle nous permet notamment de créer un réseau dans la communauté francophone locale, avec les universités et tout le secteur culturel, pas simplement à Erevan, mais à Gyumri, Kapan, Martuni, dans toute l'Arménie, de nous engager beaucoup plus activement que nous pouvions le faire depuis Moscou.

Vous avez donc pu voyager un peu en Arménie, qu'est-qui vous a le plus marqué ?

J'ai découvert la région de Djermuk et d'Eghegnadzor à l'occasion de l'engagement de la mission européenne. J'ai eu l'avantage de visiter le monastère de Noravank, de m'arrêter à Areni pour goûter un peu de vin et de monter jusqu'au village de Khachik… La beauté naturelle du pays est incroyable, c'est un point commun entre l'Arménie et le Canada mais il y a quelque chose ici que nous n'avons pas au Canada, ce sont ces monuments historiques vieux de plusieurs siècles : des églises anciennes, des monastères… C'est une autre échelle historique.

Ce serait difficile de dire ce que je préfère car il y a tant de choses intéressantes à découvrir, mais si vous me forcez à citer ce qui m'a le plus marqué, c'est le musée-mémorial du génocide de Tsitsernakaberd. Il me touche personnellement car il marque un lien avec l'Arménie qui est né bien avant que je ne prenne mes fonctions officielles d'ambassadeur ni même que je ne travaille au ministère des Affaires étrangères chargé des relations avec l'Arménie. Cela remonte à la période où, étudiant en histoire, j'avais appris non seulement l'existence du génocide mais le fait que la Turquie avait essayé de supprimer les études historiques à propos du génocide. Cela m'a toujours marqué.

Un peu plus tard, j'ai aussi travaillé au Parlement canadien en tant qu'attaché d'un sénateur lors du débat sur la reconnaissance du génocide. C'était en 2002. J 'ai eu le privilège d'effectuer des recherches et d'écrire le discours que ce sénateur devait prononcer en faveur de la reconnaissance. Mon travail était très limité par rapport à celui de gens qui y avaient travaillé pendant des années comme Sarkis Assadourian, mais j'ai pu jouer un petit rôle. Lorsque j'ai visité Tsitsernakaberd, j'ai ressenti une très vive émotion.

J'oubliais aussi de mentionner que j'ai eu la chance de visiter Etchmiadzine avec le Catholicos. Il m'a exposé les difficultés au sujet de la préservation du patrimoine culturel du Nagorno-Kharabagh et m'a présenté quelques Khatshkars qui ont pu être sauvés. Leur valeur, non seulement culturelle mais simplement comme œuvre d'art, est incroyable. C'est un des points sur lesquels le Canada a été très clair : l'importance de protéger ce patrimoine culturel. Nous avons offert notre soutien financier l'UNESCO à l'Unesco pour qu'il puisse entreprendre des actions en ce sens mais elles sont très difficiles à mener sans la coopération de l'Azerbaïdjan. C'est un point d'importance fondamental pour le Canada.

De par mon expérience personnelle diplomatique, j'ai travaillé dans notre ambassade en Afghanistan, je sais combien la destruction des Bouddhas de Bamian est un point noir qui entache pour l'éternité la réputation des Talibans. Ce sont des actes barbares. Pourquoi l'Azerbaïdjan qui est un pays beaucoup plus développé, plus sophistiqué et avec une influence culturelle beaucoup plus importante veut-il faire des choses qui le placent au même rang que les Talibans ? Malheureusement, on constate à l'évidence que beaucoup a déjà été détruit mais on espère qu'ils vont reconnaître la folie de cette stratégie le plus tôt possible. Pour le Canada, c'est quelque chose d'incroyablement important.

Le parlement canadien a présenté il y a quelques une exposition du photographe arménien canadien "Hawk", Hrair Khatchatrian, qui a passé de longues années de sa vie à photographier les Khatshkars et les églises du Nagorno Kharabagh. Il en a au moins préservé les images et démontré l'existence de tous ces faits historiques. C'est encore un exemple de la coopération entre la Canada et l'Arménie et des Arméniens canadiens qui s'impliquent directement sur ces questions de l'héritage culturel du Nagorno Kharabagh.

Un héritage et un patrimoine culturel que l'Azerbaïdjan souhaite non seulement effacer, détruire mais aussi détourner, de manipuler l'histoire...

C'est stérile. On peut avoir un débat sur la question du statut du Nagorno-Kharabagh en termes de région politique, de son appartenance géographique, mais il n'y a aucun doute : la population de la région était arménienne depuis des siècles et des siècles. N'importe quel effort de l'Azerbaïdjan à prétendre à l'existence d'un peuple d'Albanie ou quoi que ce soit est aussi ridicule que de dire que le noir est blanc. Tous ces efforts pour créer d'autres narratifs, pour justifier sa position, est une aussi grande perte de temps, d'argent et d'énergie que ceux de la Turquie pour nier le génocide.

Peut-être qu'avec de l'argent et de l'influence, on peut créer un terrain perméable à genre d'histoires et trouver pendant un certain temps quelques "idiots utiles" qui vont les accepter. Mais avec le temps, la vérité finit toujours par devenir claire, Ils peuvent détruire tout ce qu'ils veulent, cela n'y change rien. S'ils continuent avec ces destructions abominables, ils failliront et détruiront leur réputation, tout comme les Talibans l'ont fait » .