
Rêvé comme un symbole d’unité nationale par son concepteur, le milliardaire Gagik Tsarukyan, le projet d’ériger la plus grande statue de Jésus Christ au monde, à quelques kilomètres d’Erevan, a fait son chemin, malgré les critiques. Sur le point de débuter, l’installation du monument continue toutefois d’alimenter les divisions nationales.
Par Marius Heinisch
Tutoyer le ciel
L’ambition n’est pas secrète : l’homme le plus riche d’Arménie (ou presque) déclarait vouloir bâtir la plus haute statue de Jésus Christ au monde dans « le premier pays à avoir embrassé le christianisme ». Il faut donc qu'elle soit haute de 33 mètres, sur un socle de 37 mètres, pour égaler celles du Christ Rédempteur de Rio et du Christ-Roi de Świebodzin, en Pologne. Alors que l’Arménie subit encore les conséquences de la guerre de 2020 avec l’Azerbaïdjan, M. Gagik Tsarukyan a annoncé en janvier 2022, avec fracas, que sa fondation privée se consacrerait à ce projet de « solidarité nationale ».
L’homme est déjà bien connu en Arménie. Né en 1956, il a bâti, à la chute de l’URSS, une immense fortune en mettant sur pied un empire commercial baptisé Multi Group en 1995, et qui rassemble des entreprises dans quasiment tous les secteurs d’activité imaginables. Il étend ensuite son influence à la politique, via le parti Arménie prospère qu’il fonde en 2004 et qui lui offre, dès 2007, un siège au Parlement. Son groupe, deuxième en nombre avec 25 députés, soutient alors le président Kotcharian. On lui prêtait d'ailleurs, à cette époque, une grande influence au sommet de l'État arménien. On raconte que le milliardaire Tsarukyan, champion du monde de bras de fer en 1985, aurait bénéficié d'un soutien secret du camp gouvernemental durant sa campagne pour fracturer l'opposition et préparer son émergence sur une scène politique encore largement tenue par les vainqueurs de la guerre de 1994.
Mais bien vite, le Premier ministre Serge Sarkissian, élu président en 2008, s'inquiète de l'émergence d'un rival au sein de son propre camp et marginalise le parti de Gagik Tsarukyan au Parlement. Ce dernier se retrouve alors relégué dans l’opposition minoritaire au sein de la législature issue des élections de 2012. La « Révolution de velours » qui porte M. Nikol Pachinian au pouvoir en 2018 achève d'éjecter M. Tsarukyan des premiers cercles de la politique nationale.
Est-ce là la source de son investissement dans le champ spirituel ? Gagik Tsarukyan l’assure : il ne s’agit pas de lui, mais de l’Arménie et, plus largement, de tous les chrétiens du monde. Il souhaite même en faire, pour les villages situés à proximité du mont Hatis, au nord-est d'Erevan, où elle sera installée, une source d'emplois grâce aux boutiques du centre commercial situé à proximité du monument.
Une statue trop grande pour lui ?
Malgré les déclarations de bonnes intentions de son commanditaire, le projet suscite des critiques en nombre de toutes parts. Celles d'une opinion publique d'abord, atterrée par le moment choisi pour le dévoiler : en janvier 2022, lorsque M. Tsarukyan communique pour la première fois à ce sujet, l’Arménie sort à peine d’une guerre violemment meurtrière en 2020 dont l’objet, le statut de la République d’Artsakh, n’est toujours pas réglé et fait craindre le retour aux armes. L’annonce de M. Tsarukyan est alors perçue comme une entreprise mégalomaniaque particulièrement inappropriée en ces temps de trouble national.
Beaucoup d'Arméniens doutent également de l'honnêteté de l'homme et soupçonnent une manœuvre visant à redorer une image publique ternie par plusieurs scandales. Avant d'être exonéré par un jugement en appel en 2001, Gagik Tsarukyan avait passé sept longues années en prison pour le viol en réunion de deux touristes russes. Il est de nouveau inquiété en 2020 pour des soupçons de fraude électorale et d'escroquerie, ce qui conduit les députés à lever son immunité parlementaire. Lors des perquisitions menées dans sa villa sur les hauteurs d'Erevan, les Arméniens ont découvert, en images, le train de vie fastueux du milliardaire : un lion en cage, des dizaines de voitures de luxe et des milliers de dollars en liquide. Celui qui a amassé sa fortune en privatisant les structures économiques de l’URSS disparue pâtit d’une image publique aux antipodes de la piété et de la dévotion aux autres, qu'il cherche à imposer via son ambitieux projet de statue.
Indépendamment même de son encombrant parrain, le projet a ses propres opposants. La communauté scientifique, et plus particulièrement les archéologues, s'inquiète des dégâts potentiels causés par les futurs travaux. En effet, dès 2019, des fouilles avaient révélé la présence d'un mur d'enceinte appartenant à une forteresse de l'âge de bronze sur le mont Hadis, où doit être érigée la statue. Le terrassement nécessaire à la construction d'une route d'accès vers le sommet de la montagne menacerait sérieusement l'étude de ce site unique en Arménie. Deux Arménies se font face : celle qui se reconnaît dans les ruines millénaires et celle qui se rêve au sommet d’une montagne, au-dessus d’une statue record, accessible par un téléphérique.
C'est toutefois à l'État arménien qu'il revenait d'avaliser ou non le projet, compte tenu de ces différents éléments. Et comme la cession du terrain, conclue sous l'œil conciliant des autorités locales qui n'ont rien trouvé à redire au prix extrêmement bas pratiqué par le vendeur, le laissait présager, le gouvernement a donné son accord en juillet 2022, au nom de l'intérêt touristique présumé du site. Le coup d’envoi des travaux est alors donné, le site est inauguré en grande pompe, avant même que la première pierre n’y soit déposée, et en présence du ministre de l’Économie, M. Vahan Kerobian.
Un Christ contre l’Église
Un élément toutefois complique l’affaire et achève d’en faire un sujet de tension nationale : l’Église apostolique arménienne, à qui la Constitution confie « une mission exclusive dans la vie spirituelle, le développement de la culture nationale et la préservation de l’identité nationale », s’y oppose.
Il s'agit d'abord d'une opposition théologique. Tout en reconnaissant « les services œcuméniques irremplaçables du très honorable Gagik Tsarukyan », le Conseil spirituel a jugé le monument incompatible avec la liturgie et l’iconologie du Christ, et ses dimensions comme un élément d’idolâtrie que l’Église combat. Seule aurait été acceptable l’installation d’un bas-relief sous la forme d’un khatchkar, ces pierres gravées arméniennes.
Mais il y a plus. Le projet pharaonique du milliardaire Tsarukyan vient en effet faire fond sur des tensions persistantes entre les pouvoirs laïc et religieux en Arménie. Alors que certaines autorités de l’Église, jusqu’au catholicos lui-même, imputent au Premier ministre Nikol Pachinian toute la responsabilité de la perte du Haut-Karabagh, ce dernier n'a pas l'intention de céder au chantage et donne son aval au projet. Dans cette affaire, les autorités apostoliques n'ont donc que des coups à prendre : elles risquent de voir leur monopole liturgique amoindri et leur adversaire spirituellement renforcé. Reste à savoir si cet épisode marque le début ou la fin du mouvement de sécularisation de l’Arménie. Une certitude toutefois : la statue du Christ, avant même d'exister, divise plus qu'elle ne réunit...









