De la « souveraineté » comme prétexte

Opinions
14.06.2024

Il est bien sûr tout à fait légitime de préconiser un changement d’alliances pour l’Arménie. Voire même, peut-être, le souhaiter. N’est-il pas cependant parfaitement démagogique d’habiller ce choix des oripeaux de la « souveraineté », alors qu’il pourrait bien signifier plus prosaïquement le passage d’une inféodation à une autre ?

Par Ara Toranian

La rupture de l’Arménie avec la Russie et son basculement vers l’Occident, dans ce contexte de guerre indirecte entre ces deux entités antinomiques, procède évidemment de la liberté du pays, qu’il exerce à la fois en toute conscience et à ses risques et périls. Mais en quoi ces orientations se traduiraient-elles automatiquement par des gains en termes de « compétences sur le territoire national », et « d’indépendance absolue sur la scène internationale », pour se référer à la définition du Larousse sur la « souveraineté » ? Est-il vraiment bien objectif de recourir à ce concept pour justifier, comme le font certains, ce qui ne constitue en réalité qu’un long glissement d’Erevan vers un autre environnement géopolitique, doté lui aussi d’un ordre, d’une hiérarchie, d’ambitions, d’intérêts, de priorités et de contraintes. Avec, en l’occurrence, une circonstance problématique pour l’Arménie : le fait que la Turquie (qui forme aujourd’hui avec l’Azerbaïdjan, deux états pour une nation) fasse figure de pièce maîtresse dans le jeu de ce pôle depuis plus de 70 ans...

Par ailleurs, quel est le poids réel de la « souveraineté » dans un monde de plus en plus interdépendant, en butte à de multiples règles, restrictions, obligations etc. ? A fortiori pour un petit Etat, soumis à une entreprise génocidaire, particulièrement isolé et donc forcément d’autant plus tributaire de ses alliances.

Il est certes de bon ton, et sans risque, de vitupérer depuis l’occident Vladimir Poutine, son régime autocratique, ses dérives oligarchiques et de fustiger la Realpolitik qui en découle. Il pourrait même être conseillé d’exercer dans nos belles contrées son esprit critique contre cet Etat avec lequel se livre une guerre par procuration. Idem, dans le cadre de l’arménosphère, en mettant en exergue les convergences du nouveau tsar avec les néosultans Aliev et Erdogan, et les conséquences sur l’Arménie que ces affinités engendrent, exemples historiques à l’appui. D’autant que ces argumentaires ne sont pas dénués de fondements, même s’il faut bien convenir que depuis quelques années Erevan ne fait pas grand chose pour contrarier le rapprochement entre Poutine et Aliev. Au contraire.

Pour autant, ces vérités devraient-elles en occulter d’autres qui, pour être tout aussi réelles, ne servent pas l’objet de ces démonstrations idéologiquement orientées ? À savoir, l’existence d’un semblable degré de Realpolitik du côté de l’Occident, celui-là même que l’on est en train de rejoindre allègrement.
Est-il ainsi possible que l’on fasse déjà abstraction des promesses non tenues des chancelleries européennes durant toute la dernière moitié du XIXe siècle à l’endroit des chrétiens d’Orient ? A-t-on déjà oublié l’entérinement du génocide, la renonciation au traité de Sèvres, la signature du traité de Lausanne, l’abandon de la Cilicie, l’absolution de tous les péchés de la Turquie, le soutien permanent qui lui a été apporté en tous domaines, et sa promotion comme fer de lance de l’OTAN ? Beaucoup plus récemment, faudrait-il faire fi de la caution, de facto et de jure, du duo américano-européen au nettoyage ethnique de l’Artaskh, aux pressions sur Erevan pour obtenir le renoncement au droit de l’enclave à l’autodétermination, aux connivences avec l’Azerbaïdjan, « partenaire fiable » ?

Et, indépendamment du silence complice de l’Amérique durant la Guerre des 44 jours, faudrait-il également sous-estimer les dégâts de son impérialisme en Amérique latine, en Asie, au Moyen-Orient, sans compter son cynisme qui, en dépit du 11 Septembre, a conduit aux lâchetés que l’on connaît envers les femmes afghanes abandonnées aux Talibans, sans omettre le lâchage des combattants kurdes ou des militants des droits de l’homme syrien ? Drôle d’ensemble géopolitique, tenté aujourd’hui par l’extrême droite de chaque côté de l’Atlantique, où il n’est pas jusqu’à ce parangon de vertu incarné par le Vatican qui ne s’avère sensible aux charmes de la corruption azerbaïdjanaise !

Alors bien sûr ! Les turpitudes des uns ne sauraient relativiser celles des autres. Mais de grâce, que l’on cesse de nous faire prendre les jeux des Russes et des Américains dans la région pour autre chose que ce qu’ils sont : une lutte d’influence dont il est à craindre que l’Arménie ne soit en ce moment même le jouet.

On nous présente ici ou là comme des actes de souveraineté les « représailles » de l’Arménie contre la Russie, justifiées au motif de ses manquements durant la Guerre des 44 jours ou de ses trahisons lors de l’offensive azerbaïdjanaise contre le territoire arménien en septembre 2022 ou au moment du blocus. Mais l’adhésion de l’Arménie à la CPI, son renvoi des gardes-frontières russes, ou le gel de sa participation à l’OTSC, avant sans doute la rupture, visaient-ils vraiment à conforter son indépendance ou bien plutôt à l’ancrer davantage dans l’autre camp ? D’ailleurs, pourquoi un tel zèle contre les uns et une telle complaisance envers les autres, auxquels on pardonne volontiers les blocages à l’ONU, le soutien à la Turquie, l’absence de toute sanction contre cet Azerbaïdjan à qui ils n’ont jamais cessé de vendre massivement des armes, directement ou via Israël, leur tête de pont dans la région ?
On pourrait mieux comprendre ces « initiatives » à sens unique d’Erevan, si, à l’arrivée, les pressions de Bakou s’étaient faites plus légères, notamment après la cession de 4 villages arméniens. On n’y est hélas pas ! Au contraire, l’appétit venant en mangeant, Aliev, loin d’en rabattre, continue à faire de la réécriture de la constitution arménienne, sous sa dictée, la condition de la paix. Des exigences sans doute d’ailleurs pousser par Poutine qui, à mesure qu’Erevan se rapproche de Washington, a intérêt à alimenter les tensions....
Telles sont aussi les conséquences de cette spirale.

Alors, que l’on se comprenne bien. Il ne s’agit pas ici d’absoudre qui que ce soit et certainement pas le Kremlin de ses responsabilités sur la situation de l’Armenie et de l’Artsakh. Et ce d’autant moins que ses crimes sur les plans interne (Navalni) ou externe (l’Ukraine) ne plaident pas en sa faveur, pour le moins…Étant donné aussi, par ailleurs, que l’auteur de ces lignes demande ardemment davantage de présence militaire française en Arménie.

Mais il s’agit surtout d’équilibrer un tant soit peu le débat, à l’heure où l’opinion se fabrique à grand renfort de faux semblants et de vérités toutes faites, comme il est d’usage en période de guerre…

Source: Nouvelles d'Arménie Magazine