Au lendemain de sa rencontre à Paris avec son homologue arménien, Suren Papikyan, et dans un contexte de fortes tensions avec l'Azerbaïdjan, le ministre français de la défense, Sébastien Lecornu, a conduit à Erevan une délégation imposante et remarquée pour une visite de 24 heures.
Par Olivier Merlet
Onze parlementaires, sénateurs, députés et eurodéputés, sept représentants des industries militaires et de défense française, des élus locaux, des responsables de la diaspora, des analystes, des spécialistes de la région… Sans compter la bonne douzaine de journalistes qui couvrait le déplacement. À en juger par l'imposante délégation venue de France qui accompagnait à Erevan son ministre de la Défense, la mission française en Arménie visait au moins un objectif : faire savoir et bien montrer, aux Arméniens, mais aussi à toute la région, le soutien franc et massif de « toutes les assemblées de la nation française », comme l'a fait remarquer Sébastien Lecornu.
Mais de la diplomatie en démonstration jusqu'au champ de bataille, le fossé est large. Et pour ne pas contraindre l'Arménie à se retrouver seule à le franchir en poussant Bakou à ne plus faire que des menaces, la communication officielle sur de nouveaux accords militaires, s'il y en a eu, est restée aussi discrète que la délégation française était voyante.
Précisions, à défaut d'annonce
Concrètement, quatre mois après l'annonce de la nature des contrats signés à Paris cet automne, l'intervention de Sébastien Lecornu au ministère arménien de la Défense à Erevan le 23 février semblait une "redite", tout au plus une précision. Évoquant de nouveau « la montée en puissance du partenariat de défense franco-arménien » et de celles des forces arméniennes, il en a essentiellement rappelé ce que l'on savait déjà. L'ouverture de la mission de défense, « il y a déjà presque un an », et côté formation, les échanges d'élèves officiers et sous-officiers entre les académies militaires des deux pays. « Cinq jeunes cadets qui ont vocation à assumer un commandement seront scolarisés dès cet été à Saint-Maixant pour l'armée de terre, et à Rochefort pour l'armée de l'air ». De même, la mission prévue des conseillers militaires s'effectuera dans le domaine des opérations de défense sol-air, avec mise à disposition, « très rapidement », d'un officier spécialisé de l'armée de terre. D'autres conseillers suivront, « prochainement », détachés auprès des différents états-majors arméniens « pour des missions de courte et de longue durée ».
Côté matériel, les jumelles optiques Safran et les équipements de vision nocturne pour la surveillance des frontières ont été livrés jeudi soir, ils étaient dans l'avion de la délégation. En complément, pour surveiller et défendre, des fusils de précision sont également fournis. Ils suivent la livraison, il y a plusieurs semaines, des véhicules blindés Bastion qui permettent le transport des troupes en sécurité, le ministre l'a également rappelé. La priorité du programme demeure la protection contre les attaques aériennes, le premier des trois radars GM 200 devrait lui aussi être livré prochainement. En revanche, les missiles d'interception "Mistral" évoqués en octobre dernier à Paris seraient finalement toujours en cours de négociation.
« D'autres segments vont faire l'objet de discussions prochainement, en matière de défense sol-air de courte, moyenne et haute portée, en matière d'artillerie et de lutte anti drones », a quand même assuré Sébastien Lecornu parlant de missiles Mica VL (anciens Crotales) et SAMP/T. « Un certain nombre d'industriels qui représentent la base technologique de défense française sont présents pour nous permettre de vous proposer un certain nombre de solutions dans le cadre des réformes que vous menez ».
Discrétion de mise, donc, comme il en est d'usage en matière de contrats d'armement, d'autant plus sans doute lorsque votre voisin vous guette et n'a de cesse de vous menacer. Plusieurs réunions, loin des regards et des micros, avaient eu lieu à Paris la veille - le ministre arménien y était aussi -, elles se sont brièvement prolongées ce vendredi à Erevan - un déjeuner officiel et des visites, sont celle du camp d'entrainement d'Armavir étaient au programme avant de reprendre l'avion en début de soirée -, elles se poursuivront par la suite. Dans un message qui ne s'adressait pas qu'à son homologue, Sébastien Lecornu a insisté : « Votre vision des choses est purement défensive, vous le rappelez, la protection de votre territoire, des populations civiles et des frontières internationalement reconnues sont vos priorités. Personne ne pourra contester à l'armée arménienne d'assurer ses fonctions comme le fait d'ailleurs l'armée française pour ses propres intérêts, ses propres besoins, et sa propre souveraineté ».
La France est là, tout simplement
Interrogé sur le fond des intentions françaises en Arménie, le ministre s'est élevé contre toute idée prêtée à la France de vouloir mettre un pied dans une zone d'influence traditionnellement russe, à l'heure où la Russie s'oppose à ses intérêts en Afrique et pourrait menacer l'Europe. « Il ne faut pas convoquer la grande géopolitique du moment, a-t-il répondu, nos options et nos engagements sur ce sujet, sont connus. On a désormais un réalignement de l'histoire et de la fraternité importante entre deux pays, impossible auparavant du fait des alliances issues de la dissolution du pacte de Varsovie après l'effondrement de l'Union soviétique. Le fait que l'Arménie ait besoin de nous en ce moment fait que nous sommes là, c'est aussi simple que cela ».
Suren Papikyan a aussitôt rajouté, mais également à l'intention de l'Iran cette fois, que la coopération arméno-française ne s'entendait que « pour le bien de la République d'Arménie et non contre qui que ce soit. Je pense que c’est notre droit de coopérer avec la France, c’est notre droit de coopérer avec l’Iran, et cela doit être connu de tous. Nos partenaires français respectent notre coopération avec d'autres partenaires, nos partenaires iraniens respectent notre coopération avec d'autres partenaires, je pense que nos partenaires russes devraient faire de même et tous nos autres partenaires ».
Lorsqu'un autre journaliste a évoqué les accords existants de protection anti-aérienne de l'Arménie par la Russie, le ministre français, après avoir estimé fort justement que la question aurait dû être posée à son homologue, a malgré tout eu cette réflexion : « Les engagements déjà existants sont connus de tout le monde. De par les positions que le ministre exprime, de par les positions que le Premier ministre a exposé à Paris lors des entretiens qui ont eu lieu avec le président de la République, avec le président du sénat, à l'Assemblée nationale, on croit comprendre, comme ça a été redit très clairement à l'instant, qu' Erevan se tourne vers les partenaires qui sont vraiment pourvoyeurs de sécurité, tout simplement ».
Un accord de paix, pour que rien n'arrive
À l'issue de la conférence de presse, Suren Papikyan a invité Sébastien Lecornu à planter symboliquement un jeune sapin dans le parc du ministère. Les invités de la délégation étaient alors plus accessibles pour répondre aux questions dans un cadre moins formel. Bruno Retailleau, président du Groupe d'information internationale sur le Haut-Karabagh au sénat, et Nathalie Loiseau, présidente de la sous-commission "sécurité et défense" au parlement européen ont accepté de répondre à cette question du Courrier d'Erevan : « La France n'est pas sans ignorer le discours azerbaïdjanais à propos de sa coopération militaire avec l'Arménie et la livraison des équipements prendra encore du temps. Dispose-t-elle de garanties que ces accords ne serviront pas de prétexte à l'Azerbaïdjan pour lancer une offensive de l'Arménie dans les semaines ou les mois qui viennent ? Que ferait la France en cas d'agression » ?
« Il n'y a malheureusement aucune garantie, et c'est un risque bien sûr », a répondu Bruno Retailleau, « c'est la raison pour laquelle il faut absolument se tenir prêt et dans l'idéal, tenter d'obtenir le déploiement rapide sur place d'une force internationale type "casques bleus ». « Dans l'idéal, oui », a confirmé Nathalie Loiseau, « mais comment faire ? Certainement pas avec l'ONU, les Russes y opposeraient immédiatement leur veto. Ils continuent à dire « nous sommes la garantie de sécurité de l'Arménie ». C'est une blague ! Quant à une force européenne qui supposerait l'accord des 27, avec Victor Orban… Nous avons déjà réussi à mettre en place la mission civile, une force militaire de réassurance, il n'y en aura pas. C'est pour cela que la France prend ses responsabilités. L'Azerbaïdjan n'a besoin de personne pour se fâcher. Le sens de notre délégation, massive, c'est de bien montrer que la France soutient l'Arménie ». Nathalie Loiseau soutient par ailleurs que l'Arménie devrait prochainement bénéficier du droit à la facilité européenne pour la paix (FEP) un mécanisme financier qui lui permettrait de recevoir une aide militaire supplémentaire d'autres pays en Europe. « Je suis optimiste », affirme-t-elle « ça va se faire d'ici quelques semaines. On a poussé très fort et je pense qu'on va y arriver. Mais le moyen le plus sûr que rien n'arrive », ajoute-t-elle, « c'est un accord de paix ».